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Dante entre à l’usine

Cgil-Fiom-Montone-Sea-Camper

Commenter et lire deux chants de La Divine Comédie devant un public d’ouvriers et d’employés, dans leur réfectoire, l’idée peut paraître étrange. Elle peut le paraître encore plus, lorsque les organisateurs affirment que les textes choisi, les Chants XXI et XXII de l’Enfer sont d’une brûlante actualité.

C’est pourtant ce pari qu’ont tenté et réussi, la Spi-Cgil¹ et la Fiom², deux syndicats italiens. Deux jeunes acteurs Elena Galvani et Jacopo Laurino³ assuraient ce spectacle auquel ont participé une centaine de salariés de Sea Camper, une entreprise spécialisée dans l’aménagement de camping-cars, installé à Motone, une petite localité située près de Pérouse, le mardi 7 novembre.

Pour mettre toutes les chances de succès de leur côté, les organisateurs avaient pris quelques précautions. Les premières étaient justement de quitter les lieux de culture classique comme les théâtres, pour aller à la rencontre d’un public différent, et de sous-titrer les terzine de Dante en italien moderne pour un public qui n’était peut-être pas familier avec la langue du Sommo Poeta.

Le choix des chants retenus et donc de la thématique que cela sous-tendait était tout autant important. Patrizia Vedremo, secrétaire de la Lega Spi Cgil expliquait «nous avons voulu porter la poésie et les concepts de Dante dans une usine, car la poésie fait partie de la vie et Dante de notre histoire, et aussi parce qu’avec la poésie, même si elle complexe, il est possible de mieux comprendre aujourd’hui» [in Rassegna Sindacale].

Dans les Chant XXI et XXII nous sommes au cinquième cercle de l’Enfer, avec les « barattieri« , c’est-à-dire les responsables publics et des politiques corrompus. Un thème qui ne peut que faire écho à la réalité de l’Italie contemporaine, où les scandales de corruption s’enchaînent.

Dante plongent ces damnés dans une poix bouillante et collante aussi épaisse que celle utilisée par les Vénitiens pour calfater la coque de leurs navires. Les fraudeurs doivent s’y tenir cachés sous peine d’être écorchés et déchiquetés par les Malebranche, une bande de démons tous plus pittoresques —et terrifiants— les uns que les autres.

Ces deux chants sont l’objet d’innombrables exégèses, mais on ne peut ignorer leur singularité. Ici point de « célébrités », point de héros de l’Antiquité. Nous avons à faire, si l’on peut dire, à des « corrompus ordinaires ». D’ailleurs, le terme barattieri possède une double signification:

Ce terme renferme donc à lui seul le ton de dérision que veut donner Dante à ces chants. Il adopte dans les descriptions, dans les situations qu’il campe, dans le style qu’il adopte un ton délibérément comique voir trivial. Le dernier vers du chant XXI en est spectaculairement illustratif :

ed elli avea del cul fatto trombetta.
[Et lui de son cul il avait fait une trompette.]

Pour camper les « Malebranche » Dante reprend la figure traditionnelle et populaire du diable ailé et armé de sa fourche. Il va les placer, eux qui sont censés incarner l’autorité de la justice divine, dans des situations ridicules: ils se font duper par les barattieri, se battent entre eux, tombent eux aussi par maladresse dans la poix bouillantes… On sent que Dante prend ici une douce revanche sur ses accusateurs florentins, ceux qui l’ont condamné à l’exil pour… baraterria.

Notes

  1. La Confederazione Generale Italiana del Lavoro (Cgil) est le plus ancien et plus important syndicat italien. Le Sindacato pensionati italiani (Spi) regroupe les retraités et est affilié à la Cgil.
  2. La Federazione Impiegati Operai Metallurgici – Fiom [Fédération des Travailleurs de la Métallurgie] est une branche de métier affiliée à la Cgil.
  3. Elena Galvani et Jacopo Laurino ont fondé leur compagnie théâtrale, le Stradanova Slow Theatre.
  4. Inferno, a cura di Saverio Bellomo, Enaudi, Torino, 2013, page 333.

 

 

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