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Gramsci et le Chant X de l’Enfer

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La cellule de Gramsci à Turi, dans les Pouilles. Photo: Ferdinando Dubla

Le 27 avril 1937 Antonio Gramsci s’éteignait dans une clinique romaine. Fondateur et dirigeant du Parti Communiste d’Italie, il était aussi un linguiste, un philosophe et un penseur politique. Sans être un dantologue, il avait réfléchi sur La Divine Comédie et en particulier sur le Chant X de l’Enfer sur lequel il a écrit un essai  fameux. 

Août 1929. Dans sa cellule de la prison de Turi dans les Pouilles, le détenu 7047, Antonio Gramsci, écrit sur une petite table qu’il a fait fabriquer à ses frais. Il a un genou posé sur un tabouret. Il se lève souvent pour marcher et réfléchir. Il termine un courrier qu’il va adresser à sa belle-sœur Tatiana Schucht. Dans cette longue lettre, datée du 26 août, il écrit cette phrase intrigante:

J’ai fait sur le chant de Dante une petite découverte (una piccola scoperta) que je crois intéressante.

Le chant en question est le Chant X de l’Enfer, celui des « hérétiques”. 

En 1929, lorsque Gramsci écrit sa lettre, les fascistes sont au pouvoir depuis trois ans. Les autres membres de la direction du Parti Communiste italien qu’il a fondé et dirigé sont soit en prison, comme lui, soit en exil à Paris. Il n’est relié au monde extérieur que par sa belle-sœur, Tatiana Schucht. Elle est la personne autorisée à lui rendre visite. C’est à elle que sont adressées ces lettres —lues par la direction de la prison— qu’elle recopie ensuite pour les retransmettre à leurs véritables destinataires. L’économiste Piero Saffra assure, en deuxième rideau, les relations avec la direction du PC d’Italie installée à Paris.

Dans sa prison Gramsci est totalement isolé

Crève-cœur pour cet intellectuel, la direction de la prison ne l’autorise à détenir dans sa cellule que quatre livres simultanément, appliquant ainsi à la lettre le réquisitoire du procureur Michele Isgro’ lors du processone (maxi-procès) qui le vit condamné à vingt ans de prison:

Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans.

Dans sa prison, Gramsci, gravement malade, est isolé politiquement, intellectuellement et affectivement. Son épouse Giulia vit à Moscou avec les deux enfants du couple et donne rarement de ses nouvelles. Lui ne cesse d’écrire, composant au fil des années ses Quaderni del Carcere et rédige une importante correspondance. Elle sera regroupée plus tard dans un recueil, les Lettere dal Carcere. 

Gramsci en 1922 — auteur inconnu

Gramsci n’est pas à proprement parler un dantologue mais il a pour Dante une «longue fidélité». Toutefois, il ne voyait pas matière à tirer des enseignements politiques immédiats. Comme l’explique Noemi Ghetti, pour Gramsci, «la doctrine politique de Dante à la différence de celle de Machiavel n’a pas d’écho dans l’époque moderne»1.

Pourtant, dans la lettre qu’il écrit juste après son arrestation, il demande à sa logeuse romaine, la gentilissima signora Clara Passarge, de lui envoyer quelques livres qu’il n’a pas pu emporter et surtout de lui procurer «une Divine Comédie en édition bon marché, car j’avais prêté mon exemplaire». Cette lettre sera saisie par la police et ne parviendra jamais à sa destinataire. Pourtant encore, relève Raul Mordenti, Dante est présent dans les Cahiers, où son prénom (Gramsci n’utilise jamais le nom Alighieri) apparaît dans 105 occurrences, et dans ses Lettres, 26 fois.2

Le chant de Farinata ou celui de Cavalcante 

En dépit de cette ambivalence, Gramsci va se lancer dans l’étude du Chant X de l’Enfer, et rédiger à partir de sa «petite découverte» une longue nota dantesca qui coure sur dix chapitres du Cahier n°4.

Mais d’abord peut-être faut-il rappeler que ce chant est articulé autour de deux personnages: Farinata degli Uberti et Cavalcante Cavalcanti. Le premier est un noble florentin qui fut l’un des chefs gibelins lors de la sanglante bataille de Montaperti (1260) qui vit la défaite des troupes guelfes. Le second est également d’une des grandes familles nobles florentines, mais guelfe. 

Traditionnellement, le Chant X est présenté comme le « chant de Farinata ». En effet, c’est lui que Dante rencontre en premier. Dressé à mi-corps dans sa tombe en feu, il semble défier le sort auquel son hérésie l’a condamné. Calvacante Cavalcanti, n’apparaît qu’ensuite, et en regard de Farinata, il paraît bien falot: il reste à genoux et une seule question semble l’obséder: le destin de son fils, Guido. Pourquoi n’accompagne-t-il pas Dante? Cela veut-il dire qu’il est déjà mort?

Des requêtes déroutantes

Ce chant, résume Umberto Carpi, est traversé de tensions: les revendications de Farinata (en particulier, pour cet exilé sa citoyenneté florentine), la demande angoissée de Cavalcante à propos de son fils Guido et de nombreux non-dits dont en particulier celui-ci: 

(ce chant) vibre d’une histoire récente qui a traversé les générations: dans la lointaine (année) 1266, dans une tentative de pacification entre les partes, une fille de Farinata a été donnée comme épouse à Guido.3 

Dans sa lettre d’août 1929 Gramsci ne précise pas en quoi consiste sa «petite découverte» mais ses requêtes à Tania Schucht sont déroutantes. Il estime par exemple nécessaire de

rassembler les éléments historiques qui prouvent comment, par tradition, de l’art classique au Moyen Âge, les peintres ont refusé de reproduire la douleur sous les formes les plus élémentaires et les plus profondes (douleur maternelle): dans les peintures pompéiennes, Médée qui égorgea les enfants qu’elle eut avec Jason  est représentée avec son visage couvert d’un voile, car le peintre considère qu’il est surhumain et inhumain de donner une expression à son visage4

En fait, décrypte Marilù Oliva, «il souhaite confronter l’expression de la damnation dans l’épisode des hérétiques (le Chant X — Ndr) avec l’esthétique classique de la douleur, comme cela est attesté dans les peintures pompéiennes.»5

Cavalcante ne peut voir le présent

En tout cas, l’étude de ce chant est importante pour Gramsci. C’est le point n° 5 du plan de travail “de prison” (si l’on peut dire) qu’il rédige sur la première page de son premier Cahier le 8 février 1929. Dans la réalité, il ne rédigera sa «nota dantesca», qui occupe dix paragraphes du Cahier n° 4 (§ 78 à 88), plus tard: entre 1930 et 1932.

De ce long texte, de ce «schéma» dit Raoul Mordetti, on peut retenir quelques idées forces et en premier lieu une ré-interprétation du Chant X comme étant le chant de Cavalcanti et non celui de Farinata. En effet, dit en substance Gramsci, c’est le père de Guido qui subit réellement la loi du contrappasso réservé aux hérétiques. C’est lui écrit-il «qui est le puni du giron», car il se trouve dans un « cône d’ombre” qui l’empêche de voir le présent et donc de savoir si son fils Guido est vivant ou mort:

Quelle est la position de Cavalcante, quel est son tourment ? Cavalcante voit le passé et voit l’avenir, mais il ne voit pas le présent (…) Dans le passé Guido est vivant, dans l’avenir Guido est mort, mais dans le présent? Est-il mort ou vivant? C’est cela le tourment de Cavalcante, son souci lancinant, son unique pensée dominante.6

Benedetto Croce, ce «pape laïque de la culture italienne»

Mais s’agit-il comme il l’avait annoncé dans la lettre de 1929 d’une critique des analyses du philosophe, écrivain et homme politique Benedetto Croce, qui domine alors le paysage intellectuel italien? Il s’attaquerait dans ce cas à celui qu’il a qualifié de «pape laïque de la culture italienne». En tout cas, écrivait-il, sa «petite découverte (…) corrigerait en partie une thèse trop absolue de B. Croce sur La Divina Commedia».

En première lecture, les paragraphes 78 à 88 du Cahier n° 4 consacrés au Chant X ne permettent pas de le dire nettement tant la pensée de Gramsci paraît foisonnante et le lecteur non averti peut perdre le fil. En fait, explique Raoul Mordenti il procède en

n’articulant pas de manière linéaire les différences (à la manière de Saint Thomas) mais éclaircissant de manière dialectique un noyau, l’élargissant en plusieurs directions et dimensions et le faisant quasiment exploser; ceci est le mode de pensée d’Antonio Gramsci.7

Un noyau central qui «contient tout»

Il faut donc imaginer une pensée qui se développe sur le modèle d’une coquille d’escargot ou si l’on préfère d’une spirale, à partir d’un noyau central, qui «contient tout». Ce point de départ tient dans la première phrase du paragraphe 78 du Cahier n° 4: «Questions sur “structure et poésie” selon Benedetto Croce et Luigi Russo». 

En fait, Gramsci veut s’opposer à l’interprétation de B. Croce qui «en séparant la « structure” et la poésie, la littérature et la vie, nie l’unité du Chant.» Pour cela il va s’appuyer sur six vers du Chant X (v. 67-72) qui sont le moment fort du drame que vit Cavalcante:

`Quelle est la position de Cavalcante, quel est son tourment? Cavalcante voit dans le passé et voit dans l’avenir, mais il ne voit pas le présent (…) Dans le passé Guido est vivant, dans l’avenir Guido est mort, mais dans le présent? Est-il mort ou vivant? C’est cela le tourment de Cavalcante, son obsession, son unique pensée dominante. Quand il parle, il questionne à propos de son fils; quand il entend « était” (ebbe), le verbe au passé, il insiste et la réponse tardant, il ne doute plus: son fils est mort; il disparaît dans le tombeau ardent.(§ 78)

Gramsci plus loin poursuit à propos du dialogue final avec Farinata:

Dante ne l’interroge pas seulement pour «s’instruire», il l’interroge car il se sent encore coupable de la disparition de Cavalcante. Il veut que le nœud qui l’empêche de répondre à Cavalcante soit dénoué; il se sent coupable devant Cavalcante. Cette pièce structurelle n’est pas seulement structure, donc, c’est aussi de la poésie, c’est un élément nécessaire du drame qui a eu lieu.

La décevante réponse du professeur Cosmo

On pourrait encore détailler, mais en fait Gramsci n’ira guère plus loin. Sans doute manque-t-il d’ouvrages pour alimenter sa réflexion. Quoiqu’il en soit, il va envoyer en 1931 ce « schéma » pour avis, à son «vieux professeur de l’Université» Umberto Cosmo, qui est un spécialiste de Dante et de saint François d’Assise. Celui-ci valide sa thèse et poliment lui conseille de continuer sa recherche, en l’étayant d’autres exemples puisés dans l’Enfer et le Purgatoire. En particulier, il écrit:

Il me semble plus difficile de prouver que l’interprétation endommage d’une manière vitale la thèse de Croce sur la poésie et la structure de la Comédie. Sans doute aussi la structure de l’opéra a valeur de poésie. Avec sa thèse Croce réduit la poésie de la Comédie à quelques traits et perd quasiment tout l’enchantement qui s’en dégage.8

Gramsci répondra en retour,

Si je voulais écrire un essai pour publication, ces écrits ne seraient pas suffisants (ou du moins, ils ne me sembleraient pas suffisants, entraînant un état d’esprit de retenue et d’insatisfaction), et écrire quelque chose par moi-même, pour passer le temps, non cela vaut la peine de déranger des monuments aussi solennels que les «Studi Danteschi» de Michele Barbi. La littérature de Dante est si pléthorique et prolixe, que la seule justification pour écrire me semble être de dire quelque chose de vraiment nouveau, avec la plus grande précision et le moins de mots possibles. Il me semble que Cosmo souffre un peu de la maladie de Dante: si ses suggestions étaient prises à la lettre, il faudrait écrire un livre entier. Je suis satisfait de savoir que l’interprétation du Canto que j’ai esquissé est relativement nouvelle et mérite d’être discutée; pour mon humanité de prisonnier cela suffit à me faire distiller quelques pages de notes qui a priori ne me paraissent pas superfétatoires.

Une correspondance cryptée avec Togliatti?

Fin de l’histoire? Non une théorie, développée notamment par Angelo Rossi dans Dante corriere segreto fra Gramsci e Togliatti voudrait que les lettres échangées entre Gramsci et Cosmo ait en fait été des courriers cryptés entre la direction du Parti communiste italien, en particulier son secrétaire général Palmiro Togliatti, qui est à Moscou, et le prisonnier. Le 20 septembre 1931, Gramsci écrit à Tatiana où il reprend les éléments clefs de son essai sur le Chant X. Pour A. Rossi, 

Aujourd’hui, il n’y a plus de doute que la lettre de Gramsci s’inscrivait dans une correspondance serrée avec Tatiana et Straffa et que ce dernier était en connexion avec Togliatti. Ce canal était vital pour Gramsci, qui l’a protégé par une conduite respectant rigoureusement les règles pénitentiaires, pour éviter la censure et d’autres restrictions.

Mais peut-on le suivre lorsqu’il affirme que

la question du Chant X met en lumière un point particulier: c’est là que se trouve l’unique référence claire à Togliatti dans toute la correspondance de la période carcérale.

Cette référence, il va la chercher dans une lettre (du 7 mai 1932 !) de Tatiana, où elle fait allusion à une réponse qu’elle a reçu d’un certain « Piero ». Celui-ci, dit-elle a fait des recherches sur la question de Farinata et a retrouvé un article signé par Gramsci publié dans un journal turinois en 1918. Il s’agissait d’une critique d’une pièce de théâtre titrée « Il cieco Tiresia” (Tirésias l’aveugle). Cette pièce raconte l’histoire d’une jeune fille qui après avoir prédit la fin de la guerre en 1918 devient aveugle. Piero terminait son anecdote en disant «il ricordo divertirà Nino» (“ce souvenir amusera Nino”, c’est-à-dire Antonio Gramsci)

Cette histoire peut-être interprétée de diverses façons, sachant que l’on ignore l’identité de ce « Piero”. L’anecdote de la critique de la pièce de théâtre exhumée plusieurs années après sa publication est troublante. Il faut que ce Piero ait connu —et prêté attention— à l’activité journalistique de Gramsci à cette époque. C’était le cas de Togliatti.

Gramsci serait plutôt identifié à Cavalcante

Le jeu littéraire autour du Chant X masquerait des échanges politiques par le jeu des analogies. Ses camarades de parti le regarderait comme un modèle de fermeté et stoïcisme, comme un Farinata moderne, dressé dans sa cellule, comme l’était le chef gibelin dans sa tombe. Gramsci dans sa réponse, c’est à dire dans son essai, se décrit plutôt comme Cavalcante, ignorant du présent, coupé qu’il est de pratiquement toutes les informations, en particulier de la situation du parti et de mouvement communiste international.

Nous ne saurons sans doute jamais ce qu’il en était mais on peut avancer que si communication il y eut par ce biais littéraire entre la direction du PC d’Italie et son dirigeant emprisonné, il n’en reste que bien peu de traces. Laissons la conclusion à Marilù Oliova: «L’hypothèse est suggérée par les seuls amateurs de policiers, mais cela verrait certainement une œuvre de quelques milliers de pages réduite à une éléphantesque et énigmatique fiction»9

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