“L’Accident de chasse” pour un lecteur de Dante est une incroyable et belle surprise, tant l’œuvre du poète florentin est au cœur de ce récit sombre et lumineux à la fois.
L’histoire —vraie— est construite sur plusieurs niveaux qui s’enchâssent comme les poupées des matriochkas. La réussite du livre tient autant au talent de conteur de l’auteur David L. Carlson qu’à celui du dessinateur Landis Blair dont le graphisme noir et hachuré fait vivre cette histoire tourmentée et prenante. La qualité de la traduction de Julie Sibony qui a su rendre la vivacité des échanges, le langage coloré des personnages et la qualité littéraire des textes, est aussi un des points forts de l’édition française.
Les deux héros principaux sont deux hommes jeunes. Le crime —atroce— qu’a commis le premier, Nathan Leopold, lui a valu une condamnation à perpétuité avec une peine supplémentaire de 99 ans. L’autre, Matt Rizzo, est un paumé devenu aveugle à la suite du braquage d’une épicerie qui a mal tourné. Tous deux sont enfermés dans la même cellule d’un pénitencier qui abrite des criminels endurcis.
Un espace étouffant
L’architecture intérieure de leur prison est le résultat des travaux du philosophe utilitariste anglais Jeremy Bentham (1748-1832). Le “principe de construction” qu’il a établi permet de maintenir les personnes enfermées dans les prisons, les asiles, mais aussi les usines, sous une surveillance constante. Les cellules sont donc alignées derrière une coursive, en cercles empilés autour d’une cour intérieure. Une tour centrale permet aux surveillants d’observer en permanence l’ensemble des cellules et des circulations de prisonniers sur les coursives.
Le rapprochement entre cet espace étouffant et l’Enfer imaginé par Dante est, pour le lecteur, immédiat. On imagine facilement comment dans cet espace immense les cris et les plaintes des détenus, les bruits doivent résonner. L’exclamation de Dante vient immédiatement à l’esprit:
Quivi sospiri, pianti e alti guai
risonavan per l’aere sanza stelle
(Là soupirs, plaintes et hurlements de douleurs / retentissaient dans l’air sans étoile” — L’Enfer, Chant III, v. 22-23)
Matt a besoin d’un Virgile pour le guider dans la prison
Lorsque Matt arrive dans la prison, il est totalement désorienté. Il ne voit rien, ne comprend pas ce qui se passe. Il lui faut un guide, un Virgile. Ce sera Nathan. Il va lui “apprendre” la prison, lui donner l’accès à la lecture en lui apprenant le braille. Il va surtout lui redonner l’appétit de vivre.
Car Matt, dans son désespoir, n’a qu’une envie: se suicider. Nathan lui met alors en main un marché: s’il lit un livre —en braille— jusqu’au bout, il l’aidera à mettre fin à ses jours. Matt accepte et Nathan choisit… La Divine Comédie que Matt ne connaît pas.
Cela donne un dialogue savoureux, si l’on se souvient que ce sont deux condamnés à perpétuité qui discutent dans une prison de haute sécurité:
Matt: Dante, La Divine Comédie, c’est comique?
Nathan: Non, pas vraiment… Enfin si… ou disons plutôt… joyeux, peut-être. Ça date du XIVe siècle et à l’époque une comédie voulait juste dire que ça finissait bien. Quand ça finissait mal, c’était une tragédie. Ça parle d’un homme qui s’est perdu.
Matt: Dante, il est perdu, et il doit trouver son chemin en enfer. Les neufs cercles de l’Enfer. Parfait (et il écrase son mégot sur la couverture du livre, ce qui produit un petit “pssh”)
«Je me trouvai perdu dans une ruelle »
Nathan va lancer un autre défi à Matt: traduire la langue de Dante pour leurs codétenus, à l’occasion d’un atelier où La Divine Comédie sera recréée en spectacle d’ombres chinoises.Tout comme le poète florentin a utilisé le toscan et non le latin, Matt «qui vient du peuple» sera le traducteur. Il ne va pas hésiter à transposer le texte dans la réalité contemporaine:
«À mi-parcours de ma vie, je me trouvai perdu dans une ruelle obscure…»
Les autres détenus se retrouvent immédiatement dans la version que leur propose Matt. Ils l’interrompent par des cris, des vociférations, voit immédiatement “dans les âmes tourmentées des antiques damnés” tel ou tel prisonnier, ou tel autre, qui a assassiné son frère qui était l’amant de sa femme (qu’il a tué aussi d’ailleurs), lorsque Matt évoque la fameuse scène de Francesca et Paolo; «Je pleurai en voyant Francesca, dont la luxure avait poussé son mari Giovanni à l’assassiner ainsi que son propre frère Paolo, après les avoir surpris au lit».
Tout le livre est ainsi construit sur les trames enchevêtrées de la fiction et du réel, du présent et du passé et des destins personnels et familiaux dans une société «âpre et dure» qui punit mais sait aussi parfois oublier. La force du récit tient en grande partie au dévoilement lent et progressif de tous les mensonges et faux-semblants qui hantent les acteurs de cette histoire hors-norme.
Note
- L’Accident de chasse, par David L. Carlson, illustration de Landis Blair, traduction de Julie Sibony. Sonatine Éditions, Paris, 2020. Titre original: The Hunting Accident