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Si c’est un homme, de Primo Levi

Primo-Levi

Le hasard a fait que j’ai relu “Si c’est un homme” de Primo Levi, où il raconte son année dans le camp d’extermination (Lager) de Monowitz dépendant d’Auschwitz. Sur 650 “Stück”, déportés italiens, qui feront partie du convoi initial, seuls une vingtaine survivront. Lecteur de La Divine Comédie dont il connaissait des passages par cœur, Primo Levi, a enroulé son récit —dont dit-il «les chapitres en ont été rédigés non pas selon un déroulement logique, mais par ordre d’urgence»— autour de la spirale de l’Enfer de Dante.

Après le  “tri”, sur le quai de la gare d’Auschwitz, où sont séparés les “valides” des femmes, des enfants et des vieillards, Primo Levi monte dans un camion qui va l’emmener au camp. Ses compagnons d’infortune, contrairement aux damnés de l’Enfer, ne “blasphèment” pas, ne sont pas “éperonnés par la justice divine”. Ils sont simplement abasourdis : “Tout nous semblait incompréhensible et fou”. Ici, il n’y a pas de transcendance. Il n’y a que «mépris de Dieu et des hommes, de nous autres hommes.»

D’ailleurs ce n’est pas, «nocher du marais livide, / qui autour des yeux avait des cercles de flammes» qui les accompagne, mais une «étrange escorte : «un soldat allemand tout bardé d’armes». Ce pâle ersatz du Charon de Dante ne criera pas «Malheur à vous, âmes scélérates !», mais demandera poliment ”si nous n’avons pas de l’argent ou des montres à lui donner, puisque de toute façon nous n’en aurons plus besoin après.” Et Primo Levi d’ajouter: «Ce n’est ni un ordre ni une consigne réglementaire: on voit bien que c’est une petite initiative personnelle.»

Tout comme chez Dante, pour entrer dans l’Enfer, il faut passer une porte, au-dessus de laquelle s’affiche une inscription. Mais tout est distordu. Alors que l’une est sombre (“oscuro”), l’autre, celle du Lager, est “vivement éclairée”; alors que l’une est sans ambiguïté —“Vous qui entrez, laissez toute espérance” [Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate’]— on croirait l’autre tirée de la novlangue inventée par George Orwell: «Le travail rend libre» [Arbeit macht frei].

Le premier jour, tout lui paraît absurde. Par exemple, mourant de soif, il avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. Il veut s’en emparer. Mais «un grand et gros gaillard» lui arrache brutalement et en guise d’explication lui dit seulement «Hier ist kein warum» [ici, il n’y a pas de pourquoi]. Et Primo Levi de poursuivre :

L’explication est monstrueuse, mais simple: en ce lieu tout est interdit, non certes pour des raisons inconnues, mais bien parce que c’est là précisément toute la raison la raison d’être du Lager. Si nous voulons y vivre, il nous faudra le comprendre, et vite.

Ils devront le faire aussi rapidement que ce pêcheur de Lucques jeté dans la poix bouillante au 8e cercle de l’Enfer par un diable qui lui crie: «Ici, point de Santo Volto! / Ici l’on nage autrement que dans le Serchio !». [Qui non ha loco il Santo Volto! / qui si nuota altrimenti che nel Serchio!]. C’est-à-dire, ici tu es loin du Serchio, la rivière de Lucques, et loin aussi de ce crucifix de bois noir, légendaire au Moyen-âge pour ses miracles. Ici, n’en attend aucun secours… Ici, dans ce Lager…

Pourtant, Primo Levi connaîtra quelques brefs moments de répit. Il en raconte un avec Jean, le Pikolo [il est tout à la fois commis aux écritures, préposé à l’entretien de la baraque, à la distribution des outils…] de leur Kommando. Il s’agit d’aller chercher la gamelle de soupe et de la ramener. C’est le printemps, l’air est tiède, on voit au loin les Carpates couvertes de neige. Nos deux amis ont une heure devant eux.

Jean, un jeune Alsacien parle déjà français et allemand, et «aime l’Italie, voudrait apprendre l’italien». Mais il faut faire vite, «car cette heure n’est déjà plus une heure». Primo Levi choisit alors comme outil d’apprentissage un passage… de la Divine Comédie, le chant d’Ulysse. «À savoir comment et pourquoi cela m’est venu à l’esprit», s’interroge-t-il. A savoir…

Ulysse se trouve dans la bolge (littéralement la “poche”) du 8e cercle de l’Enfer, avec les “conseillers perfides” [Chant XXVI]. Il est condamné à brûler éternellement et se trouve enfermé dans une langue de feu avec son compagnon  Diomède à expier ses ruses passées. Il raconte à Virgile et Dante son ultime voyage, lorsqu’il décida de franchir le passage où «Hercule posa ses bornes» [Gibraltar] pour aller vers le «monde inhabité». Après quelques jours de navigation, il devait rencontrer une terre inconnue. Mais c’est la montagne du Purgatoire et les hommes ne peuvent y aborder à moins d’y être invité par Dieu. Un tourbillon va emporter le bateau d’Ulysse et de ses compagnons, qui se noieront. Tel est l’argument.

Alors pourquoi ce choix, a priori déroutant? Il ne s’agit pas d’apprendre l’italien, une heure n’y suffirait pas de toute façon; l’enjeu est autre : «Si Jean est intelligent, il comprendra. Il comprendra: aujourd’hui, j’en suis sûr». Car ce qui est jeu, c’est, entre autres, le voyage au-delà de l’interdit, le travail de mémoire, une réflexion sur l’amitié. Au milieu de ce naufrage qu’est le Lager, où tout est fait pour réduire un homme à n’être plus qu’un numéro tatoué sur la peau, ce chant est d’abord de liberté: mourir certainement [les conditions de vie du Lager ne laissent aucun espoir] mais conserver au fond de soi ce libre arbitre qui définit l’être humain.

Pour cela, Primo Levi se souvient en particulier de ce vers : «… Ma misi me per l’alto mare aperto. » [que je traduis par “mais je me lançais sur la haute mer ouverte”], et souligne le sens de «misi me». «Ce n’est pas , écrit-il, “je me mis”: c’est beaucoup plus fort, beaucoup plus audacieux que cela, c’est rompre un lien, se jeter délibérément sur un obstacle à franchir. » Et voilà qu’aussitôt après, les deux amis croisent le chemin de l’ingénieur Levi. «Il me fait un signe de la main, c’est un homme de valeur, je ne l’ai jamais vu découragé, je ne l’ai jamais entendu parler de nourriture».

Pourtant, en lisant cela, comment ne pas se souvenir de ce passage au début de “Si c’est un homme”, qui décrit la disparition d’Emilia, la fille de l’ingénieur Aldo Levi de Milan. «Une enfant curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente, à laquelle ses parents, au cours du voyage dans le wagon bondé, avaient réussi à faire prendre un bain dans une bassine de zinc, avec de l’eau tiède qu’un mécanicien allemand “dégénéré” avait consenti à prélever sur la réserve de la locomotive qui nous entraînait tous vers la mort.» Jamais découragé…

Puis un autre fragment lui revient en mémoire. Il s’agit du discours d’encouragement d’Ulysse à ses compagnons pour les entraîner vers l’inconnu:

«Considerate la vostra semenza
fatti non foste a viver come bruti
ma per seguir virtute et conoscenza.»
[Pensez à à votre origine;
vous n’avez pas été faits pour vivre comme des brutes,
mais pour suivre la vertu et la connaissance.]

Lorsqu’il prononce ces quelques vers, «c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois: comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis». Et Jean le Pikolo de demander de répéter, ces paroles. «Il a senti, dit Primo Levi, que ces paroles le concernent, qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier; qu’elles nous concernent nous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules.»

La mémoire peut être défaillante, mais l’essentiel n’est pas là. La culture et la poésie ont surgi par ce doux après-midi de juin 1944, au milieu de l’enfer, au milieu de l’entreprise de déshumanisation systématique qu’est le Lager, et les hommes redeviennent des hommes.

L’heure est trop vite passée. Primo Levi voudrait encore expliquer à son compagnon la «fulgurante intuition» qu’il vient d’entrevoir, «qui contient peut-être l’explication de notre destin ici» mais déjà il faut faire la queue pour la soupe:

« — Kraut und Rüben ?
— Kraut und Rüben.
C’est l’annonce officielle que nous aurons aujourd’hui de la soupe aux choux et aux navets:
— Cavoli e rape.
— Kaposzta és répak.
“Infin che l’mar fu sopra noi rinchuiso.”»
[“jusqu’à ce que la mer se fût refermée sur nous.”]

Par ce vers s’achève le Chant d’Ulysse dans le chant XXVI de l’Enfer et se clôt également le chapitre “Le chant d’Ulysse” dans “Si c’est un homme”.

 

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