Nous n’irons pas au Paradis ce soir, avec Serge Maggiani

Nous n’irons pas au Paradis ce soir, avec Serge Maggiani

Durant tout le mois d’avril avec son spectacle « Nous n’irons pas au Paradis ce soir”, Serge Maggiani transporte les spectateurs du théâtre de la Reine Blanche dans l’univers de Dante. Un plaisir rare qu’il faut se dépêcher de voir.

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Serge Maggiani, « Nous n’irons pas au Paradis ce soir”, au théâtre de La Reine Blanche. — photo: Marc Mentré

«Son voyage commence au pays de la nuit. Une nuit de pleine de lune, cette lune dont les taches représentent Caïn portant un fagot d’épines… et tout est vrai». Le Dante que nous conte Serge Maggiani dans Nous n’irons pas au Paradis ce soir est-il vraiment ce «poète sans imagination, dont la seule imagination est celle de la mémoire»? Sont-ce ses seuls souvenirs, les personnages qu’il a connus, les lieux qu’il a foulés qui peuplent le labyrinthe de symboles et d’allégories qu’est la Divine Comédie

Dans cette petite salle perchée en haut du théâtre de La Reine Blanche, les spectateurs sont tentés de dire qu’importe. L’essentiel est que Dante reprenne vie dans la voix de Serge Maggiani. Nous voyons errer sur les routes de l’exil de ville en ville, de château en château, non «un poète maudit, mais un homme politique maudit». Nous partageons avec lui ce pain de l’exil, ce pain trop salé, ce pain qui n’est pas le pain sciocco de Florence. Nous aussi, nous le reconnaissons à sa peau sombre, comme le peuple d’alors. En effet; du temps de Dante, on croyait alors vraiment «que l’Enfer l’avait brûlé et qu’il en était revenu». Et sans doute le croit-on encore: 

Être Italien c’est être un petit enfant qui joue dans la cuisine, sur lequel se penche un adulte grand comme la tour de Pise et dit «le plus grand des poètes était italien et il est revenu d’un voyage d’où l’on ne revient pas; il a traversé la mort.» Alors une peur terrible saisit l’enfant, alors à cause de cela l’enfant se rendra compte tout au long de sa vie qu’il aura un peu moins peur, non de la mort, mais de la vie, sa vie durant..

Un spectacle qui commence par la prière à Marie

La spectacle de Serge Maggiani est une spirale dans laquelle il entraîne le spectateur, où l’on croise l’histoire, le contemporain, Boniface VIII «le grand ennemi», Marcel Proust, Francesca et Paolo, Pier Paolo Pasolini, Virgile et bien sûr l’Alighieri. Un spectacle où comme Dante tutoie son lecteur —«pensa lettore»—, il va tutoyer son spectateur. 

«Vergine madre, figlia del tuo figlio… »… «Vierge mère, fille de ton fils…» Il peut sembler paradoxal que les premiers mots d’un spectacle intitulé Nous n’irons pas au Paradis ce soir soient ceux de la prière à Marie de saint Bernard, que l’on trouve à la toute fin du Paradis, au Chant XXXIII. Mais parcourir toute la Divine Comédie en une soirée serait impossible, trop de distance. «6000 kilomètres en 24 heures», nous dit-il. 

C’est donc en Enfer, mais aussi, malgré tout, un peu au Purgatoire et au Paradis, que nous entraîne Serge Maggiani. Ce gouffre est peuplé de personnages de la ville natale du poète, Florence, dont certains inconnus, sont maintenant fameux grâce au poème: 

Ciacco, le glouton du fond de la rue est maintenant célèbre comme un empereur, comme Semiramis. Il y a même des restaurants qui s’appellent Ciacco. 

La force des mots

D’autres sont ainsi fixés dans notre mémoire grâce au poème. Célestin V est de ceux-ci. C’est le premier damné que le poète entrevoit en Enfer, dès le Chant III: «Vidi e conobbi l’ombra di colui  / che fece per viltade il gran rifiuto (“Je vis et reconnu l’ombre de celui / qui par lâcheté fit le grand refus” — v. 59-60). «Dante, nous dit Serge Maggiani, ne lui pardonne pas d’avoir cédé sa place à la catastrophe, à Boniface VIII.» 

Le théâtre est le lieu de l’imaginaire. Pour décor, Serge Maggiani n’a qu’un micro, un pupitre, des murs sombres et un plafond balafré de quelques poutres. Ce sont ses mots qui vont faire renaître l’univers de Dante et la Toscane du XIVe siècle. Il nous faut  faire avec sinon s’amuse-t-il:

Il ne faudrait pas grand-chose: un paysage toscan, une cathédrale, des figurants, des milliers de figurants, Aristote, Achille, Semiramis, Ciacco… j’en passe. Et puis des fleuves, des montagnes, des cascades, des océans, Gibraltar… Et puis du chaud et du brûlant, de la poix brûlante et puis du froid avec du gel. Le cœur de l’enfer est gelé comme l’enfer de l’Islam. 

L’arithmétique de l’infini

Dans ce décor de superproduction Netflix peut-être faudrait-il aussi ajouter quelques «bêtes». Par exemple, ces «trois fauves terrifiants» qu’évoque Serge Maggiani et qui barrent la route au poète au Chant I. Il ne faut pas s’y arrêter, car Nous n’irons pas au Paradis ce soir est construit ainsi de glissement en glissement. On passe du «mur de flammes des luxurieux» à Virgile, cette ombre «à la voix affaiblie par un long silence», puis à Marie, «la donna bella e beata», à Béatrice, «la femme tant aimée qu’il a connu enfant qu’il a connu au temps de leur neuvième année». Cette Béatrice qui apparaît au Chant XXX du Purgatoire, chant dans lequel elle nomme Dante: 

C’est le soixante-quatrième chant de l’œuvre. Soixante-trois chants le précèdent —6+3=9— trente-six le suivent —3+6=9—. Son nom se trouve à l’exact milieu du chant, au vers 73. Soixante-douze vers le précèdent —7+2=9—, soixante-douze le suivent —7+2=9. 

Quel sens donner à cette arithmétique? Serge Maggiani se garde bien de le dire, mais ajoute:

Dante a inventé la tierce rime. Le premier vers rime avec le troisième. Jamais la pensée ne s’arrête, le souffle ne se pose. Elle contient dans la structure même l’éternité. À la cinquième rime, tous les trois vers la rime s’enchaîne, se tresse à l’infini: 

Nel mezzo del cammin di nostra vita

mi ritrovai per una selva oscura,

ché la diritta via era smarrita.

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura

esta selva selvaggia e aspra e forte

che nel pensier rinova la paura!

Note

  • Nous n’irons pas au Paradis ce soir, de et avec Serge Maggiani en collaboration avec Valérie Dréville. D’après la Divine Comédie de Dante Alighieri — L’Enfer.
  • Du 7 au 29 avril 2023 – Théâtre de la Reine Blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris. 
  • Photo de couverture: La Reine Blanche

Plusieurs rencontres ont été programmées à cette occasion:

Vendredi 14 avril

Où trouver Dante aujourd’hui? Dante dans la culture populaire. Avec Philippe Guérin, enseignant en littérature médiévale italienne. Responsable scientifique du projet Dante d’hier à aujourd’hui en France – La Sorbonne Nouvelle.

Mardi 18 avril

Sur les pas de Dante, flânerie parisienne autour du légendaire voyage de Dante à Paris, par Bruno La Brasca, comédien et flâneur.
Rencontre avec Bruno Pinchard, philosophe, Président de la Société dantesque de France.

Histoire d’une fausse citation de Dante

Histoire d’une fausse citation de Dante

«Dans l’enfer, les places les plus brûlantes sont réservées à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité». Cette citation se retrouve partout sur le web, se multiplie sur les réseaux sociaux et se décline dans toutes les langues. Elle est attribuée à Dante Alighieri, mais le poète n’en est pas l’auteur. 

Le « succès” de cette pseudo-citation tient à plusieurs facteurs, le premier d’entre eux étant un paradoxe. Dante Alighieri est un auteur connu, dont la renommée a traversé les siècles, au point que son prénom —devenu son patronyme— est entré sous forme d’adjectif dans le langage commun: le moindre événement pour peu qu’il soit terrifiant, dramatique, grandiose… se voit qualifier quasi automatiquement de « dantesque« .

Pourtant, si le nom du poète et celui de son œuvre majeure font partie du langage courant, il n’en va pas de même du contenu de La Divine Comédie, qui demeure largement méconnu. En dehors de l’Italie, où celle-ci est étudiée lors de la scolarité, qui l’a réellement lue? Des universitaires, des amoureux de poésie et de la langue italienne, mais au final bien peu de monde. 

Or, un lecteur —s’il a parcouru le premier cantique de La Comédie— sait que plus Dante et Virgile s’enfoncent dans les profondeurs de l’enfer, plus celui-ci est froid et glacé. Au 9e Cercle, au fond de l’entonnoir infernal, les damnés gisent pétrifiés dans des poses grotesques pris dans les glaces du Cocyte. Mais ce n’est pas la place des “neutres”, c’est celle des « traîtres”.

Leur place est entre la porte et le gouffre de l’Enfer

Pour trouver les coupables de neutralité, il faut remonter à l’entrée de l’Enfer. Ils se trouvent dans un entre deux mal défini, situé entre la « porte » et le gouffre de l’enfer proprement dit. Un lieu « misérable » comme le dit Virgile à Dante, parce qu’ils n’ont leur place ni au Paradis ni en Enfer.

l’anime triste di coloro

che visser sanza ’nfamia e sanza lodo. (…)

Caccianli i ciel per non esser men belli,

né lo profondo inferno li riceve

(les âmes misérables de ceux / qui vécurent sans infamie et sans louange (…)  / Les cieux les chassent pour ne pas s’enlaidir  / et le profond enfer ne les reçoit pas — Chant III, v. 35-41)

La condamnation morale de ces « neutres », par Dante est nette: ils ne méritent que l’oubli et Dante, dit Virgile, ne doit pas leur consacrer une seule ligne. Symboliquement, alors que toute La Divine Comédie est nourrie de dialogues avec les damnés ou les esprits, aucun de ces “neutres” ne s’adresse à Dante, et lui en retour ne semble guère curieux de nous les décrire ou de s’entretenir avec l’un d’eux.

Les damnés jetés dans le feu éternel

Pour créer la citation apocryphe il fallait un autre ingrédient, que les auteurs vont puiser dans une représentation plus classique de l’enfer selon laquelle les damnés sont jetés dans le feu éternel: 

Le christianisme, qu’il s’agisse du catholicisme romain, de l’orthodoxie orientale ou du protestantisme, est aussi largement structuré par des concepts de jugement et par l’idée d’un supplice éternel en enfer pour ceux qui ne satisfont pas aux critères nécessaires. Le symbole ou credo de saint Athanase (…) se termine par ces mots: «Et ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle ; mais ceux qui auront fait le mal, au feu éternel.»1

La combinaison est gagnante. Il suffit d’ajouter la touche finale: “la crise morale”. L’image d’un “Dante exilé” juge moral et éthique correspond parfaitement à cette proposition. N’est-ce pas lui qui fustige « sa” Florence dissolue et corrompue, condamne des papes à l’enfer, chante la noblesse qui s’acquiert par la vertu.

Cette pseudo-citation est d’autant plus pratique qu’elle est plastique: quelle société ne s’est pas trouvée un jour en « crise morale »? Il se trouvera toujours un Torquemada pour la dénoncer et vouer aux gémonies —l’enfer brûlant— ces “neutres” qui refusent de s’impliquer pour la combattre.

Un outil rhétorique stratégique

Cela seul suffirait à expliquer la persistance de cette fausse citation dans le discours public, mais le fait que des responsables politiques de poids l’aient utilisée a augmenté sa popularité.

Laura Ingallinella, une philologue italienne, travaille sur cette question. Dans un premier article, The Hottest Place in Hell: Neutrality and the Politicization of Dante in the United States, elle s’interroge: «Comment Dante, son autorité, et les implications religieuses de La Divine Comédie ont été transformées en un outil rhétorique stratégique dans les débats politiques américains au vingtième siècle»? 

Elle trace l’origine de cette pseudo-citation à la Première guerre mondiale, et plus précisément entre 1915 et 1917, c’est-à-dire dans la période précédent l’entrée en guerre des Américains aux côtés des Français et des Britanniques.

En 1915, un certain Henry Dwight Sedgwick publie un essai sur l’engagement de l’Italie dans la guerre. Un parallèle tentant. Les Italiens sont restés longtemps neutres avant de se dégager de la Triple Alliance pour finalement déclarer la guerre à ses deux anciens alliés, l’Allemagne et l’Autriche Hongrie, en 1915. Dans ce texte, il écrit notamment:

(Les Italiens) ont une conception de la neutralité passablement différente de la nôtre. Pour eux la neutralité n’est pas, comme nous pensons que cela doit être, quelque chose dont nous devons être fier. (…) Cela est peut-être du à l’influence des plus grands Italiens. Peu de phrases sont gravées aussi profondément dans l’esprit italien que les célèbres vers du Chant III de l’enfer. (…) Le mépris de Dante Alighieri à l’égard de ceux qui demeurent neutres quand le bien combat le mal fait partie de l’héritage des Italiens. Pour ces raisons l’Italie est prête à se battre et se bat.

Pendant la Première guerre mondiale, la pseudo-citation devient un aphorisme

Cette conclusion, remarque L. Ingallinella, sera reprise dans de nombreux journaux aux États-Unis et «vont cimenter l’association entre Dante et la (non) neutralité», à un moment où l’entrée en guerre du pays est un sujet politique brûlant.

Deux ans plus tard, alors que les États-Unis viennent d’entrer en guerre, un pasteur baptiste de la ville de Charlotte en Caroline du Nord, commence son discours ainsi:

Dante, dans son Enfer, met ceux qui sont neutres dans l’éternel combat entre le bien et le mal à l’endroit le plus bas de l’enfer

La pseudo-citation est déjà devenue un aphorisme, même si «elle n’est pas cristallisée dans la forme que nous connaissons aujourd’hui.»

Au cours de la Seconde guerre mondiale, cette phrase qui circulait déjà beaucoup dans les milieux religieux, va devenir virale. Il s’agit encore une fois de convaincre les responsables et l’opinion de renoncer à la neutralité. C’est à cette période aussi qu’elle subir sa dernière mue et que sera adoptée la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.

Pour Kennedy cette phrase était devenu un motto

Deux personnalités politiques, John F. Kennedy et Martin Luther King,  vont faire un usage abondant de cette citation, lui donnant une résonance peu commune et l’ancrant encore un peu plus dans l’imaginaire commun.

C’est sans doute à la fin de la Seconde guerre mondiale que Kennedy découvrit la pseudo-citation. En tout cas, nous raconte Laura Ingallinella, «il la nota dans un carnet d’aphorismes daté des années 1945-46.» Mais le plus étonnant est que cette phrase deviendra pour lui un sorte de motto: «Il l’utilisera au moins vingt-six fois au cours de sa carrière politique et présidentielle.»

L’usage qu’en fera Martin Luther King sera un peu plus tardif et sans doute moins fréquent, mais lui aussi donnera à cette citation un poids particulier. C’est le cas, par exemple, lors d’une manifestation à New York, le 15 avril 1967. Il s’agissait alors de demander l’arrêt de la guerre du Vietnam. Le pasteur King va commencer son adresse aux quelques 120.000 manifestants par ces mots:

Je me joins à vous pour cette mobilisation car je ne peux pas être un spectateur silencieux pendant que le mal fait rage. Je suis ici parce que je suis d’accord avec Dante: «Les endroits les plus chauds de l’enfer sont réservés à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité.»

Quand la mauvaise monnaie chasse la bonne

Depuis, la pseudo-citation poursuit son chemin, et s’impose de plus en plus, selon la bien connue Loi de Gresham chère aux économistes. Elle veut que la «mauvaise monnaie chasse la bonne». Elle a maintenant sa place dans les dictionnaires de citations que l’on trouve sur des sites « de référence » comme ceux d’Ouest France ou du Monde. Une dernière illustration spectaculaire de son emploi se trouve dans le roman Inferno où son auteur Dan Brown n’hésite pas à l’utiliser.

Est-ce si grave pourrait-on se demander? Non, répond-on sur le site de la bibliothèque et du musée de John Kennedy, où l’on célèbre le « presque vrai”: «Cette supposée citation n’est pas réellement dans l’œuvre de Dante, mais est basée sur une similaire.», est-il écrit. Une remarque partagée par Harper’s Magazine,

Bien sûr, Dante n’a jamais vraiment dit cela, mais le sens de la citation se trouve clairement dans les lignes du troisième Chant de l’Enfer. La dernière ligne de ce passage, non ragioniam di lor, ma guarda e passa (v. 51), a émergé comme une expression familière en italien moderne, utilisée pour éviter la discussion de personnes jugées indignes d’attention.

Cette histoire est aussi celle de milliers de voix fugaces

En tout cas, remarque Laura Ingallinella,

Cette citation s’est adaptée aux nombreuses voix qui l’ont employée stratégiquement dans leurs discours, sermons et tweets. Elle a également acquis une audience mondiale dans de nombreuses langues autres que l’anglais et est maintenant utilisée bien au-delà des États-Unis (…) le processus créatif qui a conduit à la création de cette citation a nécessité d’innombrables voix fugaces pendant des décennies, quelques unes d’entre elles seulement étant recueillies sur papier et nous sont maintenant disponibles. Cette histoire porte en partie seulement sur la voix de Dante, c’est aussi la leur.

C’est donc tout a fait logiquement qu’on la retrouve aujourd’hui utilisée par les militants de #BlackLives Matters, comme on peut le voir dans le tweet ci-dessous:

Mais le plus surprenant est sans doute la reprise de la pseudo-citation par des Italiens eux-mêmes. La boucle est ainsi bouclée…

https://twitter.com/Dayafter2012/status/1264826262675210241?s=20

  • Illustration: La Ciudad sin Dios — Image extraite d’un manuscrit (413-426)
La Divina Commedia illustrata male

La Divina Commedia illustrata male

“Mal » illustrer La Divine Comédie et le revendiquer, c’est l’amusant et intriguant pari que s’est lancé Davide La Rosa. Ce scénariste de BD, qui vit à Laglio sur les rives du lac de Come en Italie, a souvent réalisé des histoires complètes, comprenant les textes et les dessins. Un jour donc, il s’est demandé, écrit-il dans la page de présentation de son projet: «Davide, pourquoi n’illustrerais-tu pas, mal, toute La Divine Comédie?».

On peut se demander l’intérêt de « mal » illustrer une œuvre qui l’a déjà été magistralement (entre autres!) au XIXe siècle par Gustave Doré. Pour anticiper cette critique, il offre deux arguments difficile à contrer: 

  1. «Doré était un bon dessinateur et (La Divine Comédie) est facile à illustrer quand on est un bon dessinateur; 
  2. Doré est mort.»

On le comprend, cette nouvelle édition sera très second degré. D’ailleurs, comme en témoigne ses travaux précédents dont on peut avoir un aperçu sur son blog Mullohand Drive, derrière un dessin faussement malhabile et simple se cache un humour qui peut être grinçant. 

Mais fantaisie ne rime pas avec absence de sérieux. Le livre qui devrait sortir en mars 2020, contiendra le texte original de Dante en son entier, chaque chant étant illustré de trois ou quatre dessins. L’ouvrage qui comptera environ 200 pages, sera imprimé en noir & blanc.

Pour éditer sa Divina Commedia illustrata male, Davide La Rosa a lancé une opération de crowdfunding qui se poursuit encore quelques jours en ce début d’année 2020. (L’adresse se trouve sur ce lien).

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Lucifer dans le Chant XXXIV de l’Enfer par David de la Rosa

  • Illustration : Dante par Davide La Rosa pour son projet “La Divine Commedia illustrate male — Inferno”
Dante s’invite dans l’Enfer du Brexit

Dante s’invite dans l’Enfer du Brexit

Ce 6 février le président du Conseil européen, Donald Tusk, a oublié le langage diplomatique: c’est en enfer qu’il a souhaité envoyer les promoteurs du Brexit. «Un endroit spécial leur est réservé», a-t-il ajouté. Il n’en fallait pas plus pour enflammer Twitter et faire temporairement de… Dante, l’un des principaux sujets de conversation sur le réseau social outre-Manche.

  • (Illustration : Détournement d’une gravure de Gustave Doré par Paul Gallantry (@pjgallantry))

Cet «étrange phénomène de viralité» a été remarqué par La Repubblica qui a consacré un article au phénomène: Così nel Regno Unito Dante è diventato virale grazie alla Brexit (Au Royaume-Uni, Dante est devenu viral grâce au Brexit). De quoi regarder de plus près.

Tout est parti d’un tweet de Donald Tusk (@eucoprésident) où il écrivait: «Je me suis demandé à quoi pourrait ressembler cet endroit spécial en enfer, réservé à ceux qui ont promu le Brexit sans même avoir l’esquisse d’un plan pour le mener à bien en toute sécurité.»

Ce tweet a généré 26.000 retweets et a été “Liké” 91.000 fois, ce qui est un score plus qu’honorable, et un hashtag  devait s’installer.

Très rapidement, la conversation autour du tweet dérivait sur l’enfer et la place qui devait être attribuée aux promoteurs du Brexit, les Brexiteers,  Et pour cela l’Enfer de Dante, où les pécheurs sont punis selon leurs fautes constitue une formidable ressource, que ne vont pas manquer d’utiliser avec beaucoup d’humour les Britanniques.

La comparaison avec l’Enfer paraît appropriée. Paul Tomlinson (@hydrazine) n’hésite pas à citer quelques vers du Chant IV de l’Enfer, où Dante décrit « la vallée de l’abîme” pour illustrer ce que lui inspire le processus de négociation du Brexit:

  • (Texte original: «Oscura e profonda era e nebulosa / tanto che, per ficcar lo viso a fondo, / io non vi discernea alcuna cosa» — et traduction française: “Elle était tellement obscure, profonde / et embrumée que, aussi loin que se fixait / mon regard, je ne discernais rien”. — v. 10-12)

Mais où placer les Brexiteers désignés par Donald Tusk? Lucy Childs (@lullichill) suggère de les envoyer aux 4e, 8e et 9e cercles de l’enfer où sont punis respectivement «la cupidité (l’avarice), la fraude et la trahison». Même raisonnement pour Chris Haddow (@fr0mn0where). Après avoir noté que D. Tusk s’adressait en fait «à un très, très petit groupe de personnes» il pense que «peut-être trouverait-il une place pour ces personnes dans la vision de l’enfer de Dante entre les cercles 8 (Fraudeurs) et 9 (Traîtres)?»

D’autres twittos se veulent plus précis: «Nous connaissons parfaitement, grâce à Dante», écrit Steve Glover (@akicif) «les lieux destinés en enfer aux leaders de la campagne du Brexit: pour ceux qui ont menti au sujet de montagnes radieuses, il s’agit de la quatrième fosse du huitième cercle – ceux dont la tête est tordue et ne peut plus voir devant». Il évoque ainsi le Chant XX  où se trouvent les âmes des devins et des prophètes.1,

Dans ce consensus, l’avis de Luke Baker (@BakerLuke) tranche. Il lui semble que «la description des Limbes par Dante pourrait convenir pour certains comme une juste description du Brexit.» Ce sont les âmes de ceux qui sont nés avant l’arrivée du Christ sur Terre qui s’y trouvent car ils n’ont pu connaître la “vraie foi”. Ils ne subissent pas les terribles peines de l’Enfer, mais ne peuvent espérer rejoindre le Paradis. Cet “entre-deux” éternel peut ressembler au Brexit, mais conviendrait-il aux Brexiteers? 

D’autres ne se satisfont pas de l’Enfer tel qu’il est décrit par Dante et estiment qu’il faut ajouter un dixième cercle pour les « Brexitteers ». Mais si Clever Hedge (@cleverhedge) s’interroge encore sur l’endroit où sera inséré ce cercle «entre les cercles déjà existants de l’enfer de Dante», d’autres comme John Slater (@AmateurFOI) ou G H Neale (@GHNeale) n’hésitent pas à le placer au plus profond de l’Enfer, en dessous du cercle des «Traîtres» et de… Lucifer:

Mais Twitter ne serait pas Twitter s’il n’y avait pas détournement, comme celui proposé par Paul Gallantry (illustration d’ouverture) ou Gareth Evanson (@GarethEvanson) qui crée un délirant «Enfer du Brexit» où l’on part du cercle des «bananes droites» pour arriver à celui du «vote du peuple»:

Les propos de Donald Tusk amusait moins du côté des Brexiteers. L’un de leurs leaders, le conservateur Jacob Rees-Mogg (@Jacob_Rees_Mogg), devait se fendre d’un tweet furieux: «En tant que théologien, M. Tusk est loin de la classe de (Thomas) Aquin et il semble avoir oublié le commandement qui interdit le faux témoignage.»

Cela devait lui attirer plusieurs réponses assez sèches dont celle —œil pour œil— de Paul (@PaulOnBooks): «M. Rees-Mogg comme wag2 est loin de la classe de (Donald) Tusk et il semble toujours avoir oublié le commandement qui interdit le faux témoignage».

Last but not least, cette discussion twitterienne incitait certains à ouvrir, sur d’autres supports, plus largement et plus profondément leur réflexion sur le Brexit et l’Enfer. C’est le cas de Benedict Spence (@BenedictSpence) avec sa longue réflexion sur le site The Article, précisément titrée: Precisely where, in Hell, is the “special place”? A trip through Dante’s Inferno…

Dans cet article, ce Brexiteer non repentant, cherche, un peu à la manière de Dante une place pour ses contemporains, et en particulier les hommes politiques (Brexiteers ou non), dans chacun des cercles de l’Enfer: Nigel Farage et David Osborne dans le 8e cercle, celui des Fraudeurs, David Cameron et Michael Gove dans le 9e Cercle, celui des Traîtres. 

Mais il ne sait où placer, Theresa May, Jeremy Corbin et le «chef des Brexiteers»:

Il n’y a pas réellement de cercle pour eux; Ils n’ont trahi personne, ni été spécialement hérétiques. Tout ce qu’ils ont fait c’est de s’en tenir à leurs principes, et faire du mieux qu’ils pouvaient selon leur compréhension du monde autour d’eux. Il n’y a pas de place dans l’Enfer de Dante pour cela.

Alors, peut-être l’Enfer de Dante est-il une fausse piste —ou a tout le moins incomplète— et il faudrait, dans ce suivre suivre Joseph Noone (@noone_joseph) lorsqu’il écrit que «L’enfer n’est ni (celui de) Bosch ni l’enfer de Dante. Pas de feu et de soufre! Ce sont des débats communs sans fin sur des solutions alternatives aux solutions alternatives avec des divisions tard dans la nuit & May poussant son Brexit vers le haut de la colline européenne à Bruxelles avant de redescendre à Londres!»

Bref, le Brexit serait la condamnation au supplice de Sisyphe, obligé de remonter sans cesse un rocher qui roule au bas de la pente dès qu’il l’a déposé au sommet de la montagne. Mais dans ce cas, n’oublions pas que Sisyphe a été condamné pour avoir voulu —par orgueil— défier les dieux. Or, à Bruxelles, il n’y a pas de dieux…

La Divine Comédie en Enfer

La Divine Comédie en Enfer

ENFER. Le mot s’affiche en lettres lumineuses sur l’écran au fond de la salle plongée dans le noir. Seuls quelques repères blancs destinés à guider la danseuse se détachent sur le sol sombre. Nous sommes une trentaine de spectateurs dans une petite salle du théâtre de La Reine Blanche, pour assister à la première d’Enfer, le nouveau spectacle d’Aurélien Richard1. Il entend, est-il écrit sur une carte postale distribuée à l’entrée,  «rendre sensible La Divine Comédie de Dante et donner envie d’aller s’y abreuver».

Autant le dire immédiatement de La Divine Comédie et de son Enfer, il ne reste comme traces que l’obscurité dans laquelle se déroule la pièce et le chiffre “9”. Des choix logiques: l’Enfer est le monde de la nuit, d’un ciel veuf de ses étoiles; neuf, c’est le nombre de cercles que parcourent Dante et Virgile. 

Mais le «principe» du spectacle d’Aurélien Richard ne se réduit évidemment pas à ces éléments de mise en scène. Il a décidé «de faire endurer à l’interprète principale une série d’épreuves, tant chorégraphiques que musicales ou théâtrales.»

C’est pourquoi durant 45 petites minutes, Yasminee Lepe Gonzalez, l’interprète, se transformera successivement en une cantatrice, Cathy Berberian, en une chorégraphe, Bronslava Nijinska (la sœur de Nijinsky), en Nana Mouskouri, rejouera Brigitte Bardot dans la fameuse séquence du Mépris de Jean-Luc Godard, dansera comme l’ancienne étoile de l’Opéra Ghislaine Thesmar, sera Anna Karina, racontera la chute (en Enfer?) d’Amy Winehouse, fera revivre Sara Kane, avant de disparaître dans les pas de Romy Schneider. 

Bref, cela fait un spectacle mais où est l’Enfer? Il y a  malentendu. La Divine Comédie n’est pas un parcours solitaire, tant s’en faut. Personne n’y est seul et Dante moins que les autres; il est toujours accompagné —tout particulièrement dans l’Enfer— par Virgile. C’est dans ces échanges constants avec celui qu’il appelle « son guide » ou « son maître », mais aussi avec les damnés, que Dante chemine pour espérer retrouver la « voie droite ». Or ici, nous tournons en rond dans les cercles sombres du désespoir et de rédemption, il n’y a pas. 

Peut-être l’Enfer est-il suggéré par les neuf « épreuves » que doit endurer Yasminee Lepe Gonzalez, à travers l’allusion métaphorique aux différents personnages représentés? Mais quel fil les relie à celles que vivent les damnés dans l’Enfer de Dante? Aurélien Richard indique que les femmes interprétées par Y. Lepe Gonzalez représente pour lui «un panthéon de sublimation de la souffrance». Malheureusement, leur souffrance est trop humaine, contenue dans la brièveté d’une vie; on est loin de la punition éternelle des damnés dantesques. 

La pièce s’achève sur les pas de Romy Schneider qui se perdent dans le noir… Il nous manque alors de monter par cette ouverture décrite par Dante dans le dernier chant de l’Enfer pour voir de «nouveau les étoiles». 

 

Yasminee-Lepe-Gonzalez

Yasminee-Lepe-Gonzalez interprète neuf personnages féminins dans « Enfer », d’Aurélien Richard – (photo Marc Mentré)