La Divine Comédie

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Dante et Béatrice sur les rives du Léthé dans le Paradis terrestre, par Cristobal Rojas (1889).

Nel mezzo del cammin di nostra vita…
La Divine Comédie
commence ainsi, tout doux, quasi comme une promenade bucolique.

La poésie tient souvent en une sensation. Quelques mots, une musique, un rythme, et l’enchantement est là. Qu’importe si la route est longue et périlleuse, la poésie jamais ne nous quittera. Serions nous comme ce paysan au bord du découragement, au début du Chant XXIV de l’Enfer à nous désespérer d’un hiver qui n’en finit pas? Deux vers suffisent à faire renaître l’espoir.

la speranza ringavagna,

veggendo ’l mondo aver cangiata faccia

in poco d’ora.

(il reprend espoir, / voyant que le monde a changé de face / en quelques heures – v. 12-14)

Pour porter cette poésie Dante a choisi le “vulgaire”, et non le latin, comme il aurait été logique à son époque, en raison des thèmes “élevés” qu’il aborde dans sa Comédie. Il n’a jamais réellement expliqué ce choix. Mais celui-ci serait l’aboutissement logique d’une longue réflexion sur la langue, dont son essai inachevé De Vulgari eloquentia (De l’Éloquence en vulgaire) est une étape importante. Il s’agissait sans doute aussi de toucher un plus large public que celui restreint de ceux qui maîtrisaient le latin.

Une poésie de la conversion

Au début du Chant I, un homme dit ceci :

mi ritrovai per una selva oscura,

ché la diritta via era smarrita

(je me retrouvai dans une forêt obscure, / car le droit chemin était perdu — L’Enfer, Chant I, v. 2-3)

On ignore tout de lui: son nom, s’il a une famille, sa position sociale… On ne sait pas comment il a perdu son chemin ni dans quelle forêt il se trouve ni quel est le jour, le mois et l’année.

La Divine Comédie commence par cette énigme. Pour espérer la résoudre le lecteur est invité à accomplir le même trajet que cet homme. Le chemin sera rude, car c’est le récit d’une “conversion”, la sienne, que fait Dante. Une expérience personnelle qui se veut exemplaire et qui est une profession de foi pour tous les autres hommes, explique John Freccero, professeur à l’Université de New York qui poursuit:

La descente aux Enfers est la première étape d’un voyage vers la vérité. Elle a pour effet de briser les valeurs perverties de cette vie (qui, d’après la rhétorique chrétienne, est une mort) et de transformer la mort en une vie authentique.»1

Cette quête qui porte La Divine Comédie en fait l’un des plus beaux textes de la littérature chrétienne.

Un texte reconstitué

Le texte original, écrit de la main de Dante s’est perdu tout comme la première génération de manuscrits produits dans la période qui court de la mort de Dante au premier manuscrit 2 qui nous soit parvenu, c’est-à-dire vers 1336.

Aujourd’hui, ce que nous lisons et le fruit de longues, difficiles, savantes et controversées reconstructions à partir de plusieurs manuscrits. Le texte publié sur ce site est celui qui a été établi par le philologue et linguiste italien Giorgio Petrocchi et qui fut publié en 1966 et 1967.

Celui-ci pour établir son texte n’a retenu qu’une trentaine de manuscrits (sur plusieurs centaines existants) tous réalisés avant 1355 et considérés comme étant les plus proches du texte original. Cette date ne doit rien au hasard. Elle correspond à la première copie exécutée par Boccace qui fut une catastrophe, comme le résume Saverio Bellomo:

son intervention en fait, au dire de Petrocchi, fut désastreuse pour la tradition de la Comédie, parce qu’il a initié, grâce à son prestige d’écrivain, une vulgate dérivée de ses manuscrits, qui a amené un texte encore plus largement contaminé qu’il ne l’était auparavant».3

Des chiffres et des symboles

La Comédie est une affaire de chiffres. Ils sont importants car ils contribuent à l’équilibre et à la beauté du texte. Il est certain que Dante y a porté une particulière attention. Dans une lettre à son protecteur, le seigneur de Vérone, Can Grande della Scala, auquel il dédicace le Paradis, il décrit ainsi la structure de son poème:

La forme s’entend doublement: structure et manière de traiter le sujet. La structure est triple, car elle peut être divisée trois fois. La première division fait que l’ensemble de l’œuvre peut être divisée en trois cantiques. La deuxième est que chaque cantique est divisé en chant. La troisième est que chaque chant est divisé en rimes.4

Trois est donc le premier chiffre qui importe dans La Divine Comédie. Trois, car les “cantiques” (cantiche, pluriel de cantica) qui la composent sont au nombre de trois, à savoir l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis.

Trois car le poème lui-même est formé de tercets (terzine, pluriel de terzina) qui contiennent chacun trois vers. Ceux-ci sont dit “enchaînés”, le premier et le troisième vers de chaque tercet rimant entre eux, le second rimant avec le premier et le troisième du tercet suivant, et ainsi de suite.

La composition de La Divine Comédie est remarquablement équilibrée pour une œuvre dont l’écriture s’est étalée sur plus de quinze ans. L’Enfer compte 4.720 vers, le Purgatoire 4.755 et le Paradis 4.758, pour un total de 14.233 vers. Le chant le plus long est le Chant XXXII du Purgatoire avec 160 vers et le plus court le Chant VI de l’Enfer avec 115 vers.

Trente-trois est le second chiffre à retenir. Chaque cantique compte trente-trois chants, à l’exception de l’Enfer qui compte un chant supplémentaire, le chant d’ouverture. Au total, La Divine Comédie compte donc cent chants (1+33+33+33).

Dante a composé son poème en hendécasyllabes (vers de onze syllabes) et donc chaque tercet compte trente-trois syllabes.

Ces chiffres peuvent être compris pour le premier comme une allusion transparente à la Sainte Trinité et pour le second comme une référence au nombre d’années vécues par le Christ sur Terre. Quand au chiffre cent, on le retrouve à plusieurs reprises dans la Bible, mais on peut retenir qu’il est le symbole de la béatitude céleste.

Dante au cours de son voyage dans l’au-delà parcourt trois royaumes: l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Chacun d’eux compte dix étapes et sont donc soigneusement équilibrés entre eux:

  • en Enfer on dénombre l’anté-enfer, où se trouvent le Limbes, et les neuf cercles: cinq hors de la cité de Dité et quatre à l’intérieur;
  • au Purgatoire, nous avons le rivage de l’île, l’anté-purgatoire, les sept terrasses ou corniches du mont et le Paradis terrestre;
  • au Paradis, se succèdent les sept cieux des planètes, le ciel des étoiles fixes, le premier mobile ou ciel cristallin et l’Empyrée où se trouve la Rose céleste.

Pourquoi le titre La Divine Comédie

Longtemps, ce que nous appelons aujourd’hui La Divine Comédie n’avait pas de titre. Dans les premières éditions soit il n’y a pas de titre, soit il est indiqué Commedia ou Comedìa, ou encore Le Terze rime di Dante pour l’édition Aldina de 1502 ou encore plus simplement Dante. Ce n’est que plus tard que sera fixé le titre Divina Commedia, traduit en français La Divine Comédie. 

Dante lui-même utilise le terme de Comedìa à deux reprises dans l’œuvre elle-même. Au Chant XVI de l’Enfer où il écrit:

 e per le note

di questa comedìa, lettor, ti giuro,

(et sur les vers / de cette comédie, lecteur, je te jure — v. 127-128)

et aussi un peu plus loin au Chant XXI du même Enfer:

altro parlando

che la mia comedìa cantar non cura,

venimmo

(parlant d’autres choses / que ma comédie n’a souci de chanter, / nous allions — v. 1-3)

On remarquera qu’aujourd’hui, les Italiens utilisent Commedia, alors que dans le texte de l’œuvre, Dante écrit Comedìa en plaçant l’accent tonique sur le “i”.

Mais une fois levée l’interrogation sur le titre, reste une autre question: pourquoi “Comédie”? Dans son De vulgari eloquentia, le poète distingue les styles tragique, comique et élégiaque, en précisant:

Par «tragédie» nous entendons le style supérieur, par «comédie» l’inférieur, par «élégie» le style des malheureux (…) le style appelé «tragique» est à l’évidence le plus élevé des styles, alors les thèmes les plus élevés, selon la distinction exposée, doivent être chantés en ce seul style, à savoir le salut, l’amour et la vertu.5

Malheureusement, le De Vulgari restera inachevé alors justement que son Livre IV devait développer et détailler la question du comique.

Il ne reste plus pour nous guider que l‘Épître XIII (largement postérieure au De Vulgari) où il explique que la comédie

diffère de la tragédie pour ce qui est du contenu, car la tragédie a un début merveilleux et paisible et un dénouement fétide et horrible (…) Dans la comédie, par contre, on se heurte au début à des difficultés, mais le dénouement est heureux.6

Il faut donc se contenter de cette bien mince explication.

Pour ce qui est de “divine” il s’agit d’un ajout tardif. Il n’apparaît qu’en 1555, dans une édition vénitienne établie par Lodovico Dolce. Le syntagme Divina Commedia (est) adopté définitivement à partir du milieu du XVIIIe siècle.7

Les quatre sens du texte 

La Divine comédie écrit Dante dans son Épitre XIII adressée à Can Grande della Scala

n’a pas un seul sens (…) elle recèle plusieurs significations. Un premier sens est celui de la lettre du texte, un autre est celui des choses qui sont signifiées par la lettre. Le premier est appelé littéral, le deuxième allégorique, moral ou anagogique»8

Le lecteur de La Divine Comédie ne doit donc pas en rester au seul sens littéral. D’ailleurs à plusieurs reprises Dante prévient son lecteur qu’il ne doit pas se contenter de la seule apparence, mais regarder aussi «sous le voile». C’est le cas au Chant VIII du Purgatoire:

Aguzza qui, lettor, ben li occhi al vero,

ché ’l velo è ora ben tanto sottile,

certo che ’l trapassar dentro è leggero.

(Aiguise ici, lecteur, ton regard sur le vrai, / car le voile est maintenant si fin, / que le traverser est certainement facile. — v. 19-21)

Ces vers mystérieux précèdent une scène qui ne doit donc pas être prise dans son sens littéral, mais allégorique: deux anges armés d’une épée chassent «la mala striscia» (le mauvais reptile) de la vallée des princes négligents. L’allégorie est transparente, le mal n’a pas sa place au Purgatoire.

Mais parfois ce voile de l’allégorie ne se déchire pas, par exemple au Chant XXXIII du Purgatoire où il est question d’un:

un cinquecento diece e cinque,

messo di Dio,

(un cinq cent dix et cinq, / envoyé de Dieu — v. 43-44)

Cet énigmatique 515 (DXV en chiffres romains) a suscité beaucoup d’interrogation.  Peut-être cet envoyé de Dieu est un empereur —dans ce cas ce pourrait-être Henri VII— ou un de ses représentants.

Mais pour figurer ce personnage, Dante utilise un chiffre comme dans l’Apocalypse selon saint Jean la Bête est désignée par le 666.

Qui est le narrateur ?

La lecture à sens multiples ne se limite pas au seul texte: qui est le narrateur? Qui est ce “je”, cet homme voyageant au pays des ombres, des esprits et des anges, ce poète florentin qui nous raconte son voyage dans l’au-delà? C’est à n’en pas douter Dante, avec ses connaissances, sa rationalité et sa mystique.

D’ailleurs, il dévoile son nom au Chant XXX du Purgatoire. Alors qu’il pleure la disparition de  Virgile, son escorte paternelle et attentive, Béatrice l’admoneste ainsi:

Dante, perché Virgilio se ne vada,

non pianger anco, non piangere ancora ;

(Dante, parce que Virgile s’en va / ne pleure pas encore, ne pleure pas encore — v. 55-56)

Ce faisant, l’auteur s’identifie au protagoniste de l’histoire, transgressant ainsi une convention médiévale. il le fait par «necessità» (nécessité), comme il le dit un peu plus loin dans le chant:

quando mi volsi al suon del nome mio,

che di necessità qui si registra

(Quand je me tournai à l’appel de mon nom, / que j’écris ici par nécessité) (v. 62-63) 9

C’est donc Dante, mais en même temps ce n’est pas Dante, et cela est souligné dès le premier vers, où il parle de «nostra vita» (notre vie). Il est cet everyman, cet homme ordinaire que décrivait Ezra Pound, c’est-à-dire chacun de nous, à la fois acteur et destinataire du poème:

Dante ou son intelligence peuvent aussi signifier «tout le monde» ou «l’Humanité», et son voyage peut être pris pour le symbole du combat que livrent les hommes pour passer de l’ignorance à la lumière philosophique. En ce sens, le voyage représente le développement intellectuel et spirituel du poète.»10

Dire que Dante —dans La Divine Comédie— est everyman a pour conséquence, développe Carlo Ossola

de reconnaître en Dante le visage de chaque homme et d’allier —dans le parcours qui mène au Paradis— la conscience douloureuse d’une seule grâce: celle d’être mortels et pourtant dignes d’éternité».11

Fiction ou non ?

Mais La Divine Comédie est-elle une fiction? La réponse est positive. Qui pourrait croire qu’un homme de chair et d’os, celui que ses contemporains croisaient dans les rues de Vérone ou de Ravenne— soit allé dans l’au-delà et en soit revenu?

Pourtant, il y a une ambiguité que relève Charles Singleton, un spécialiste de Dante. Il  remarque:

rien dans le poème ne signale que c’est une fiction. La fiction de La Divine Comédie c’est que ce n’est pas de la fiction. (…) Nulle part dans l’œuvre cette vision des choses de l’au-delà n’est présentée comme une vision ou un rêve.»12

Dates, calendrier et prophétie

Dante commence sans doute à rédiger sa Comédie vers 1306 ou 1307, en tout cas plusieurs années après son bannissement de Florence. Il en poursuivra l’écriture jusqu’à sa mort en 1321.

Il donne un cadre temporel à l’action: celle-ci est censée se dérouler lors de la semaine pascale de l’année 1300.

Si tel est le cas —c’est la logique— Dante commence son voyage le Jeudi saint, c’est-à-dire le 7 avril. Il se perd dans la forêt et y passe la nuit du 7 au 8 avril.

Virgile le rejoint alors et ils commencent leur voyage dans l’Enfer le soir du Vendredi Saint, le 8 avril 1300. Ils parviennent sur la plage du mont du Purgatoire juste avant que le Soleil ne se lève, le samedi 9 au matin. Ensuite, ils passent quatre jours entiers au Purgatoire (un dans l’anté-Purgatoire, deux à escalader le Purgatoire proprement dit et, un —Dante seul— dans le Paradis terrestre). Enfin, une journée se déroule au Paradis, même si la notion du temps y est abolie.

Le poète ne donne jamais explicitement la date à laquelle se déroule La Comédie. Elle a été reconstituée à partir d’indices, le plus important étant la phrase d’ouverture de l’Enfer, «Nel mezzo del cammin di nostra vita» (Au milieu du chemin de notre vie). En 1300, Dante qui était né en 1265, avait 35 ans, ce qui est le milieu du temps qui est accordé à l’homme sur Terre, selon la Bible: «Le temps de nos années fait soixante-dix ans».13

Quoiqu’il en soit ce décalage entre la date fictive du déroulement de La Divine Comédie et celle de son écriture est un coup de génie. Il permet à Dante de donner l’impression de prédire des événements, d’anticiper le décès de tel ou tel personnage. Il apparaît ainsi comme un augure et son texte est ainsi une prophétie… du passé.

La part d’ombre de la Comédie

Pour nombre d’événements, de personnages et de lieux qui nourrissent et habitent ce grand poème, Dante est allusif. Peu sont nommés explicitement et il recourt souvent à des périphrases. Encore faut-il posséder les clefs pour comprendre le symbole, l’allusion, la description, le jeu de mots.

Sans doute, ses contemporains les possédaient-ils, mais sept siècles plus tard, nous les avons pour la plupart perdues. Aujourd’hui, il faut déduire voire parfois en rester aux hypothèses. Un jeu de piste aggravé par la distance culturelle.

Cette ignorance ne gênent en rien la lecture, si l’on en reste à la seule poésie. Les noms et les descriptions, même inconnus, font partie de la musique du texte. Mais si la curiosité pique et que l’on souhaite comprendre un passage trop allusif ou obscur, identifier un personnage et comprendre pourquoi il —ou elle— se trouve sur telle terrasse du Purgatoire, dans tel cercle de l’Enfer ou tel ciel du Paradis, commentaires et notes s’avèrent indispensables.

Toutefois, en dépit de tous les efforts, quelques pans de La Comédie demeurent aujourd’hui encore inconnus.

Une société en coupe

La Divine Comédie est faite de destins humains. Ce sont environ 500 personnages qui la peuplent. Cela va des personnages mythologiques, comme Adam, le premier homme, ou Cerbère la bêtes aux trois têtes, aux contemporains, adversaires politiques, poètes et amis de Dante, en passant par des personnages historiques comme le roi David, Saladin, etc.

Mais plutôt qu’essayer de dresser une liste, ce qui serait fastidieux, il est préférable de voir dans la Comédie une  “coupe” de la société à l’époque de Dante, telle que le poète la voit, à sa manière engagée.

La politique affleure toujours dans sa poésie. Il en fut partie prenante, lui l’ancien dirigeant de Florence, lui l’ancien guelfe blanc, lui le banni et exilé, lui l’adversaire du pape Boniface VIII… Il peuple l’Enfer de ses adversaires et, ferme partisan des réformes d’une Église gangrénée par le simonisme, il n’hésite pas à envoyer plusieurs papes et prélats en Enfer.

Les artistes et surtout les poètes ont aussi toute leur place dans La Comédie. Bien sûr, la figure de Virgile «lo mio maestro e ’l mio autore» (mon maître et mon auteur) est dominante, mais tant d’autres sont nommés. Certains dans les limbes et tant d’autres au Purgatoire que l’on pourrait le baptiser le “cantique des poètes”. Qu’ils soient Latins comme Stace, Italiens (ou plutôt Toscans, Romagnolos…) comme Sordello, Belacqua, Bonagiunta da Lucca, Guido Guinizelli ou encore occitans comme Arnaut Daniel, celui qui «fu miglior fabbro del parlar materno» (il “fut le meilleur ouvrier du parler maternel”), tous sont présents sur les terrasses du Purgatoire.

Un jeu verbal

Mais si la Comédie s’ancre ainsi dans le réel, elle ne saurait se résumer à cela. Dans le fascinant Chant IV de l’Enfer, Dante énumère tous les héros de l’antiquité grecque et latine, les philosophes, les savants et les poètes qui constituent le terreau intellectuel et culturel de l’Italie septentrionale en cette fin de Moyen Âge.

À d’autres reprises dans cette “comédie humaine” qu’est aussi son poème il va jouer sur l’accumulation de noms, comme au Purgatoire, lorsque Sordello égrènent ceux des “princes négligents” ou au Paradis, lorsque son ancêtre Cacciaguida détaille les grandes familles qui dominaient Florence un siècle auparavant, ou encore quand saint Thomas et saint Bonaventure énumèrent les sages et saints esprits qui les entourent.

Ce jeu verbal donne pour partie à La Divine Comédie son épaisseur: pourquoi Joachim de Flore se trouve-t-il à côté de saint Jean Chrysostome et de saint Anselme; pourquoi Siger de Brabant partage-t-il le même cercle de lumière que Bède le Vénérable ou Boèce? Derrière chacun de ces noms se sont autant de débats théologiques, philosophiques dont certains sont aujourd’hui éteints mais qui à l’époque étaient jugés essentiels.

Un Dieu de justice, de pardon et d’amour

Chacun des personnages présents dans La Comédie est figé pour l’éternité dans l’attitude morale qui était la sienne au moment de sa mort. Ce moment clé détermine pour les âmes leur destin éternel, et qu’importe la gravité des péchés. Le Dieu chrétien est un Dieu de bonté et de charité. Il pardonne ceux qui se repentent. Il n’y a là aucune loterie, mais la logique de la justice divine dans le respect du libre-arbitre de chaque homme.

Manfred le reconnaît:

Orribil furon li peccati miei ;

ma la bontà infinita ha sì gran braccia,

che prende ciò che si rivolge a lei

(Mes péchés furent horribles, mais la bonté infinie (Dieu) a les bras si grands, / qu’elle prend qui se tourne vers elle).14.

La fortune de Guido da Montefeltro est inverse. Alors que saint François s’apprétait à “prendre” son âme, un ange noir vint la réclamer, car “il doit venir en bas parmi mes esclaves”, c’est-à-dire en Enfer. Il explique:

ch’assolver non si può chi non si pente,

né pentere e volere insieme puossi

per la contradizion che nol consente

car ne peut être absous qui ne se repent, / ni repentir et vouloir ne se peuvent ensemble, / cette contradiction n’est pas consentie. 15

Trois guides

L’expérience que partage Dante dans La Divine Comédie est unique. Seuls, avant lui, Énée et Saint Paul se sont aventurés dans l’au-delà.

Les pièges et les embûches qui l’attendent sont nombreux, et un guide est indispensable.

Ils sont trois a l’accompagner, Virgile, Béatrice et saint Bernard, mais en réalité une seule est son guide, Béatrice. C’est elle —sollicitée d’ailleurs par la Vierge Marie et Lucie— qui demande à Virgile d’accompagner Dante. Il rapporte ses paroles au Chant II de l’Enfer,

Or movi, e con la tua parola ornata

e con ciò c’ha mestieri al suo campare,

l’aiuta sì ch’i’ ne sia consolata.

(Va donc, et avec ta parole ornée / et tout ce qui sera nécessaire à son salut, / aide-le afin que j’en sois tranquillisée. — v. 67-69)

C’est elle aussi, beaucoup plus tard, et beaucoup plus loin, qui demande à saint Bernard de la remplacer lorsqu’elle quitte le poète pour reprendre sa place dans la rose céleste au Chant XXXI du Paradis:

A terminar lo tuo disiro

mosse Beatrice me de loco mio

(pour que ton désir s’achève / Béatrice m’a appelé de ma place – v. 65-66)

Le premier guide est donc  Virgile, le poète latin auteur de l’Énéide. C’est avec lui que Dante va descendre les cercles de l’Enfer et qu’il franchira les portes du Purgatoire.

Mais Virgile est un païen; il n’est pas baptisé. Et s’il est poète, il symbolise aussi la raison humaine et ses limites. Il ne peut expliquer les mystères de la religion chrétienne. Pour ces raisons, les portes de l’Eden qui coiffe le mont du Purgatoire lui sont fermées. C’est là qu’Il abandonne Dante, dont il estime désormais que

libero, dritto e sano è tuo arbitrio,

e fallo fora non fare a suo senno :

per ch’io te sovra te corono e mitrio.

(ton jugement est libre, droit et sain, / et ne pas faire à sa guise serait une faute: / aussi je pose sur toi couronne et mitre. — Le Purgatoire, Chant XXVII, v. 140-142)

Le relais est pris par Béatrice. Mais la Béatrice que retrouve Dante dans le Paradis terrestre n’est plus la jeune fille, qui «apparve vestita di nobilissimo colore, umile e onesto, sanguigno» (apparut vêtue de très noble couleur rouge sang, modeste et chaste)qu’il avait croisée dans les rues de Florence alors qu’il n’avait que neuf ans et qu’il a décrite dans la Vita Nuova (I, 11, 3).

Les retrouvailles manquent de chaleur, pour dire le moins:

Così la madre al figlio par superba,

com’ ella parve a me ; perché d’amaro

sente il sapor de la pietade acerba

(Comme au fils la mère paraît sévère, / telle elle me parut — Le Purgatoire, Chant XXX, v. 79-80)

Il faudra à Dante confesser ses fautes, pour qu’il puisse franchir le Léthé (le fleuve de l’oubli) et s’envoler avec Béatrice vers les cieux des planètes. Celle-ci sera donc son guide  sur cette «acqua ch’io prendo già mai non si corse» (“eau que je prends (qui) n’a jamais été courue») c’est-à-dire le Paradis.

Mais lorsqu’ils atteignent l’Empyrée, elle part retrouver sa place dans la Rose céleste et appelle saint Bernard. Ce dernier ne va officier que trois chants. Mais est-il vraiment un guide? Le rôle de cette figure profondément mystique est d’initier Dante au mystère de la contemplation.

C’est aussi celui qui, au cours de sa vie terrestre, rénova profondément le culte marial. Marie qui rapproche l’homme de Dieu et qui le rend plus accessible à l’homme. Marie dans La Divine Comédie est celle qui demande à Lucie et à Béatrice d’intervenir pour sauver Dante et lui permettre de retrouver le droit chemin.

Avec saint Bernard la boucle est ainsi bouclée. C’est lui qui ouvre le dernier chant du Paradis en célébrant Marie:

Virgine Madre, figlia del tuo fliglio…

(Mère Vierge, fille de ton fils — v. 1)

Nous sommes le 13 avril 1300, le voyage dans l’au-delà s’achève pour Dante.