Durant tout le mois d’avril avec son spectacle « Nous n’irons pas au Paradis ce soir”, Serge Maggiani transporte les spectateurs du théâtre de la Reine Blanche dans l’univers de Dante. Un plaisir rare qu’il faut se dépêcher de voir.

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Serge Maggiani, « Nous n’irons pas au Paradis ce soir”, au théâtre de La Reine Blanche. — photo: Marc Mentré

«Son voyage commence au pays de la nuit. Une nuit de pleine de lune, cette lune dont les taches représentent Caïn portant un fagot d’épines… et tout est vrai». Le Dante que nous conte Serge Maggiani dans Nous n’irons pas au Paradis ce soir est-il vraiment ce «poète sans imagination, dont la seule imagination est celle de la mémoire»? Sont-ce ses seuls souvenirs, les personnages qu’il a connus, les lieux qu’il a foulés qui peuplent le labyrinthe de symboles et d’allégories qu’est la Divine Comédie

Dans cette petite salle perchée en haut du théâtre de La Reine Blanche, les spectateurs sont tentés de dire qu’importe. L’essentiel est que Dante reprenne vie dans la voix de Serge Maggiani. Nous voyons errer sur les routes de l’exil de ville en ville, de château en château, non «un poète maudit, mais un homme politique maudit». Nous partageons avec lui ce pain de l’exil, ce pain trop salé, ce pain qui n’est pas le pain sciocco de Florence. Nous aussi, nous le reconnaissons à sa peau sombre, comme le peuple d’alors. En effet; du temps de Dante, on croyait alors vraiment «que l’Enfer l’avait brûlé et qu’il en était revenu». Et sans doute le croit-on encore: 

Être Italien c’est être un petit enfant qui joue dans la cuisine, sur lequel se penche un adulte grand comme la tour de Pise et dit «le plus grand des poètes était italien et il est revenu d’un voyage d’où l’on ne revient pas; il a traversé la mort.» Alors une peur terrible saisit l’enfant, alors à cause de cela l’enfant se rendra compte tout au long de sa vie qu’il aura un peu moins peur, non de la mort, mais de la vie, sa vie durant..

Un spectacle qui commence par la prière à Marie

La spectacle de Serge Maggiani est une spirale dans laquelle il entraîne le spectateur, où l’on croise l’histoire, le contemporain, Boniface VIII «le grand ennemi», Marcel Proust, Francesca et Paolo, Pier Paolo Pasolini, Virgile et bien sûr l’Alighieri. Un spectacle où comme Dante tutoie son lecteur —«pensa lettore»—, il va tutoyer son spectateur. 

«Vergine madre, figlia del tuo figlio… »… «Vierge mère, fille de ton fils…» Il peut sembler paradoxal que les premiers mots d’un spectacle intitulé Nous n’irons pas au Paradis ce soir soient ceux de la prière à Marie de saint Bernard, que l’on trouve à la toute fin du Paradis, au Chant XXXIII. Mais parcourir toute la Divine Comédie en une soirée serait impossible, trop de distance. «6000 kilomètres en 24 heures», nous dit-il. 

C’est donc en Enfer, mais aussi, malgré tout, un peu au Purgatoire et au Paradis, que nous entraîne Serge Maggiani. Ce gouffre est peuplé de personnages de la ville natale du poète, Florence, dont certains inconnus, sont maintenant fameux grâce au poème: 

Ciacco, le glouton du fond de la rue est maintenant célèbre comme un empereur, comme Semiramis. Il y a même des restaurants qui s’appellent Ciacco. 

La force des mots

D’autres sont ainsi fixés dans notre mémoire grâce au poème. Célestin V est de ceux-ci. C’est le premier damné que le poète entrevoit en Enfer, dès le Chant III: «Vidi e conobbi l’ombra di colui  / che fece per viltade il gran rifiuto (“Je vis et reconnu l’ombre de celui / qui par lâcheté fit le grand refus” — v. 59-60). «Dante, nous dit Serge Maggiani, ne lui pardonne pas d’avoir cédé sa place à la catastrophe, à Boniface VIII.» 

Le théâtre est le lieu de l’imaginaire. Pour décor, Serge Maggiani n’a qu’un micro, un pupitre, des murs sombres et un plafond balafré de quelques poutres. Ce sont ses mots qui vont faire renaître l’univers de Dante et la Toscane du XIVe siècle. Il nous faut  faire avec sinon s’amuse-t-il:

Il ne faudrait pas grand-chose: un paysage toscan, une cathédrale, des figurants, des milliers de figurants, Aristote, Achille, Semiramis, Ciacco… j’en passe. Et puis des fleuves, des montagnes, des cascades, des océans, Gibraltar… Et puis du chaud et du brûlant, de la poix brûlante et puis du froid avec du gel. Le cœur de l’enfer est gelé comme l’enfer de l’Islam. 

L’arithmétique de l’infini

Dans ce décor de superproduction Netflix peut-être faudrait-il aussi ajouter quelques «bêtes». Par exemple, ces «trois fauves terrifiants» qu’évoque Serge Maggiani et qui barrent la route au poète au Chant I. Il ne faut pas s’y arrêter, car Nous n’irons pas au Paradis ce soir est construit ainsi de glissement en glissement. On passe du «mur de flammes des luxurieux» à Virgile, cette ombre «à la voix affaiblie par un long silence», puis à Marie, «la donna bella e beata», à Béatrice, «la femme tant aimée qu’il a connu enfant qu’il a connu au temps de leur neuvième année». Cette Béatrice qui apparaît au Chant XXX du Purgatoire, chant dans lequel elle nomme Dante: 

C’est le soixante-quatrième chant de l’œuvre. Soixante-trois chants le précèdent —6+3=9— trente-six le suivent —3+6=9—. Son nom se trouve à l’exact milieu du chant, au vers 73. Soixante-douze vers le précèdent —7+2=9—, soixante-douze le suivent —7+2=9. 

Quel sens donner à cette arithmétique? Serge Maggiani se garde bien de le dire, mais ajoute:

Dante a inventé la tierce rime. Le premier vers rime avec le troisième. Jamais la pensée ne s’arrête, le souffle ne se pose. Elle contient dans la structure même l’éternité. À la cinquième rime, tous les trois vers la rime s’enchaîne, se tresse à l’infini: 

Nel mezzo del cammin di nostra vita

mi ritrovai per una selva oscura,

ché la diritta via era smarrita.

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura

esta selva selvaggia e aspra e forte

che nel pensier rinova la paura!

Note

  • Nous n’irons pas au Paradis ce soir, de et avec Serge Maggiani en collaboration avec Valérie Dréville. D’après la Divine Comédie de Dante Alighieri — L’Enfer.
  • Du 7 au 29 avril 2023 – Théâtre de la Reine Blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris. 
  • Photo de couverture: La Reine Blanche

Plusieurs rencontres ont été programmées à cette occasion:

Vendredi 14 avril

Où trouver Dante aujourd’hui? Dante dans la culture populaire. Avec Philippe Guérin, enseignant en littérature médiévale italienne. Responsable scientifique du projet Dante d’hier à aujourd’hui en France – La Sorbonne Nouvelle.

Mardi 18 avril

Sur les pas de Dante, flânerie parisienne autour du légendaire voyage de Dante à Paris, par Bruno La Brasca, comédien et flâneur.
Rencontre avec Bruno Pinchard, philosophe, Président de la Société dantesque de France.