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En hommage à Marco Santagata

Marco_Santagata

Marco Santagata en 2010 - D.R.

Marco Santagata nous a quitté à 73 ans, le 9 novembre 2020, à Pise. Cet universitaire, spécialiste de Dante, professeur de littérature médiévale, laisse une œuvre immense où se côtoient des romans, de très nombreux essais sur la littérature italienne. Il a travaillé également sur Pétrarque, Boccace et sur des poètes plus contemporains comme Leopardi ou Gabriele D’Annunzio.

Marco Santagata est malheureusement peu connu en France, aucun de ses écrits n’ayant —à ma connaissance— été traduit. Pourtant, pour qui veut pénétrer l’univers dantesque la lecture de ses ouvrages est d’autant plus conseillée, que son approche est tout sauf rébarbative. Elle est ludique et didactique.

Celui qui voulait faire «descendre Dante de son piédestal» est allé jusqu’à entrer dans « la tête de Dante” dans Come Dona Innamorata. Avec ce roman, il sera finaliste du prestigieux prix Strega, qui est un peu l’équivalent italien de notre Goncourt. Il y brosse le portrait d’un Dante partagé entre deux figures qui rythment sa vie, Guido Cavalcanti, son « premier ami », et Beatrice Portinari —Bice—, l’amour incarné.

«Tu n’as pas vu ses yeux de fou?»

Sans dévoiler l’ensemble d’un texte qui se lit avec grand plaisir voici comment Dante apparaît dans les premières pages de ce roman: un homme fier, mais de relativement basse extraction, qui se refuse aux concessions. Dans la scène d’ouverture, son ami Guido Cavalcanti, personnage clé de la haute société florentine, vient de se moquer de lui, à propos d’un projet de livre. Dante s’inquiète des conséquences de ces sarcasmes. Mais il est têtu, voire entêté, il ne veut pas renoncer à son projet:

Les taquineries que son ami ne lui avaient pas épargnées même en public n’étaient-elles pas la preuve que lui, Dante, était Dante et que personne, même Guido Cavalcanti, ne pouvait le faire changer d’avis? (…) Et pourtant, cette renommée se transforme vite en opprobre. L’opinion que les banquiers, chevaliers et propriétaires terriens de Florence avaient de lui le fit réfléchir. Certains commentaires étaient parvenus à ses oreilles. Superbe, arrogant. Dans leur monde, il était un intrus. (…) Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour se représenter ce qu’ils disaient dès qu’il avait pris congé: «Intelligent, cet Alighieri». «Extravagant». «Extravagant? Tu n’as pas vu ses yeux de fou? » «C’est vrai, le sang ne ment pas. Le sien, pauvre garçon, est ce qu’il est.»

Et à présent, le fils de l’usurier aurait dû mettre noir sur blanc que oui, il était fou? Confirmer à tout Florence que le sang pourri exhale des vapeurs qui saoulent? Les portes qui s’étaient ouvertes après tant d’efforts se seraient refermées. Ou pire encore, elles seraient ouvertes pour laisser entrer le bouffon, le fou de Saint-Martin, le poète aux visions… Il hésita. Mais il devait le dire, et donc il réfléchissait à comment depuis des jours.

Avec ce roman historique, Marco Santagata ne s’éloigne guère de la réalité historique. La société florentine de l’époque était composée de strates superposées entre lesquelles il était difficile de se glisser pour un jeune homme de petite noblesse, pétri d’ambitions, et peut-être pouvait-il paraître aux yeux de certains comme «fou». 

Une connaissance intime de l’œuvre du poète

C’est donc ce personnage profondément humain, à l’itinéraire personnel chahuté que va raconter Marco Santagata, grâce à une profonde et intime connaissance de l’œuvre du poète. Cela lui permettait, par exemple, de décrire le « conservatisme social » du poète:

Dante considérait le dynamisme social comme une dégénération des coutumes et une perversion des valeurs. (…) Il voulait retourner en arrière et bloquer le temps. Reconstituer un monde immobile, garantie d’institutions immuables, semblable en cela à la cour céleste du Paradis.1

Il voyait en lui un «intellectuel», au sens moderne du terme, menant une réflexion permanente sur ses écrits mais aussi sur ses actions. «Il trouve, dit-il, les principales raisons de son écriture dans ce qu’il a lui-même vu, vécu, et cela dit à la première personne». Mais, ajoute-t’il, Dante a su dépasser ce qui n’aurait été dans ce cas qu’un simple témoignage:

Il place les données d’expérience dans un cadre théorique ou conceptuel qui les explique, et donc (lui permet) de s’élever à des niveaux plus élevés de généralisation.»2

Un vulgarisateur de talent

Toutefois, il ne faudrait pas en déduire que l’approche didactique adoptée par Marco Santagata l’aurait conduit à quelques facilités intellectuelles. Au contraire, ses recherches, ses articles et ses ouvrages sont marqués par une grande rigueur et constituent une référence notamment pour ce qui est des études dantesques.

Mais ce vulgarisateur hors pair n’entendait pas s’enfermer dans le cercle étroit et parfois trop aride et austère des études universitaires. Pour dialoguer avec ses lecteurs, et aussi avec tous ceux qui étaient intéressés par le Sommo poeta, il avait lancé un blog puis une page fan sur Facebook, s’ouvrant ainsi au grand public. 

Il faut dire que Marco Santagata cachait sous une apparence sévère un caractère autrement plus enjoué. Il était né en 1947 à Zocca, dans la province de Modena, comme le chanteur de rock italien Vasco Rossi. Seuls cinq années séparaient les deux hommes qui se connaissaient et s’appréciaient. 

Raffaella De Santis raconte à ce propos dans le quotidien La Repubblica, que Marco Santagata

n’aimait pas seulement la poésie classique mais aussi la chansonnette. Ainsi il pouvait arriver que Vasco vienne à certaines de ces conférences. Cela est arrivé à l’université de Bologne, à l’occasion de la sortie de L’amore in sé.3 (…) Ce jour-là, Vasco remarqua que Santagata a le privilège de «vivre la poésie», «cette poésie qu’à mon époque, à l’école, on nous faisait apprendre par cœur en la réduisant à un espèce de charabia sans sens.4

La mort de Marco Santagata est donc une perte immense. Faible consolation, il va continuer à vivre à travers un nouvel essai qu’il venait de finir. Le donne di Dante, c’est son titre, devrait paraître au début de l’année 2021, chez Il Mulino. Ce livre est consacré aux figures féminines qui entourèrent le poète: son épouse Gemma, Béatrice mais aussi celles qui furent les protagonistes de La Divine Comédie, à savoir Francesca da Rimini, Pia Tolomei et tant d’autres. 

Cette bibliographie est restreinte aux seuls travaux, essais et romans portants sur Dante. Il faudrait ajouter les très nombreux ouvrages sur Pétrarque, Boccace, la littérature et la poésie médiévale, ceux sur Leopardi et la poésie et la littérature contemporaine. 

Illustration: Marco Santagala lors d’un colloque en 2010

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