#700Anniversaire — A Riveder le Stelle, par Aldo Cazzullo

#700Anniversaire — A Riveder le Stelle, par Aldo Cazzullo

“A riveder le stelle”, le dernier livre du journaliste et écrivain italien Aldo Cazzullo est consacré au seul Enfer de La Divine Comédie. Il y dessine un autoportrait en creux de l’Italie et des Italiens d’aujourd’hui.

La Scala de Milan ouvre sa saison le 7 décembre. Pas d’opéra cette année comme le veut la tradition mais un gala.1 En regardant la magnifique salle aux loges nimbées d’une lumière orangée pour faire oublier l’absence de spectateur, en écoutant le somptueux chœur des chanteurs rassemblés pour cet événement exceptionnel entonner «Tutto cangia, il ciel s’abbella», le final du Guillaume Tell de Rossini, il était difficile de ne pas penser au livre d’Aldo Cazzullo, A riveder le stelle

Le rapprochement s’imposait car —coïncidence— le spectacle de la Scala s’appelait aussi …A riveder le stelle. Mais il y avait autre chose. Ce soir-là à la Scala, nous étions à Milan au cœur de la Lombardie, au cœur de l’Italie, avec ce qu’elle a en meilleure part, la musique, l’opéra, le chant…

Les mots d’Aldo Cazzullo qui voit dans l’Italie d’aujourd’hui celle de Dante revenaient alors en mémoire: 

Tout de suite, il cite la Lombardie et Mantoue. 

«Il» est Virgile que vient de rencontrer Dante au Chant I, et auquel il se présente. La logique voudrait qu’il parle de son chef d’œuvre, l’Énéide, des personnages qui le peuplent, Jules César, Octave Auguste, Énée, Anchise… mais non. Virgile dit d’abord à quel peuple il appartient et où il est né. Dans cette Lombardie où se trouve la Scala.

L’Italie de Dante, un pays divisé et éparpillé

La remarque d’Aldo Cazzullo peut sembler anecdotique. Pourtant, elle fonde la trame de son livre qui est une réflexion sur la manière dont «ses paroles (celles de Dante) ont contribué à créer l’identité italienne.» Et si l’auteur nous remémore les histoires fameuses qui font la trame de La Comédie et nous en rappelle les personnages les plus célèbres, Francesca da Rimini, Ulysse, Ugolino… il ne s’y arrête que parce que l’Italie d’aujourd’hui y plonge ses racines.

Ce parti-pris est en apparence illogique: «Dante a vécu trop tôt pour pouvoir concevoir l’unité politique de notre pays; son horizon était l’Empire.» L’Italie du poète était un pays éparpillé façon puzzle, un pays de la guerre de «tous contre tous». Comment dans ces conditions, Dante peut-il être le «père» de l’Italie réunifiée et indépendante d’aujourd’hui, alors même qu’il ne l’imaginait même pas?

Premier facteur identifié par Aldo Cazzullo, la langue. Au Chant X, Farinata, le grand chef gibelin, s’adresse à Dante parce qu’il a reconnu un compatriote:

 La tua loquela ti fa manifesto / 

di quella nobil patrïa natio 

(“Ton langage montre / que tu es né de cette noble patrie”). 

Il a suffi qu’il l’entende parler pour comprendre qu’il est Florentin. Aldo Cazzullo remarque: 

Ceci est très italien. S’il est vrai que dans chaque pays il y a des accents du Nord et du Sud, il n’existe pas de territoire comme le nôtre où à chaque crête des collines changent les inflexions, le vocabulaire, les chants, les parfums, les saveurs et les habitudes. Nous sommes un pays de petites patries, et le lien avec le territoire est une richesse, parce que le charme d’être italien tient aussi au fait d’être différent les uns des autres.

Florence, la patrie morale de tous les Italiens

Son point de départ est contre intuitif: c’est la diversité qui ferait l’unité. Mais la langue ne saurait suffire. Farinata est patriote. Alors qu’après la bataille de Montaperti, les vainqueurs du camp gibelin voulaient raser la ville de Florence, lui seul se leva «à visage ouvert» pour s’opposer à cette décision. 

Dante n’avait a priori aucune raison d’épargner ce personnage, pourtant, 

(il) transforme un ennemi en un héros de la dignité humaine; (…) La politique les divise; leur origine florentine n’est pas seule à les réunir, mais aussi l’amour de la patrie. Et si l’Italie est née des vers de Dante, alors Florence est la patrie morale de nous tous Italiens. 

Pour appuyer son assertion, Aldo Cazzullo trace une continuité entre cette époque lointaine et la nôtre par le fait que —par exemple— Florence fut la première ville italienne libérée par la Résistance. Ce fil continu d’insoumission et d’émancipation, il le voit aussi à travers le travail des artistes florentins. Quelles que soient les circonstances, leurs œuvres furent des manifestes politiques au message implicite: «nous continuerons à combattre pour notre liberté et notre indépendance.» 

«Le génie et de l’humanité de notre peuple»

Mais Florence, même si elle fut au XIXe siècle l’éphémère capitale d’un pays tout juste réunifié, n’est pas toute l’Italie. Là aussi, Aldo Cazzullo plaide la diversité dans l’unité. L’italie nous dit-il, était déjà à l’époque de Dante 

la patrie commune des Florentins et des Siennois, des Génois et des Vénitiens, des Milanais et des Napolitains, des gens qui se ressemblent et qui se détestent.

L’intérêt du livre d’Aldo Cazzullo tient, pour une grande part, en cette remise en perspective du chef d’œuvre de Dante, au fait de montrer à quel point il a irrigué et irrigue encore la vie intellectuelle, culturelle et politique de l’Italie. Et s’il est le «fondateur» du pays c’est parce que: 

l’histoire de l’Italie qui viendra après lui ne sera pas faite de grandes victoires militaires, ou de leaders politiques capables de grands desseins stratégiques (sauf rares exceptions). L’histoire de l’Italie sera faite du génie et de l’humanité de notre peuple. Un génie qui s’est exprimé dans la littérature et dans l’art, et une humanité qui s’est traduite en capacité de sacrifice et de résistance. Pour cela nous sommes toujours capables de recommencer après une guerre, après une longue période de pauvreté, après l’exil et la prison.

A riveder le stelle ne se résume bien entendu pas à ce seul aspect. L’y réduire serait l’appauvrir et ne rendrait pas grâce aux qualités de conteur d’Aldo Cazzullo qui s’est refusé à faire un Nième commentaire de La Divine Comédie. Il nous guide d’une main ferme et exigeante sur les pentes accidentées de l’Enfer dans ce récit du voyage de Dante dans l’au-delà. Mais raconter ne signifie pas simplifier; pas question pour lui d’oublier un personnage: 

J’ai pensé qu’omettre un seul nom, une seule histoire, c’eût été comme trahir le poète, et le lecteur. Le texte aurait été peut-être moins dense, mais certainement plus pauvre. Au lecteur —mon semblable, mon frère— je préfère demander un effort. 

Ici, Aldo Cazzullo se trompe. D’efforts il n’y a guère. En revanche, c’est un grand plaisir de lecture de l’accompagner À Revoir les étoiles

Notes

  • A riveder le stelle, Mondadori coll. Strade blu, Milan, 2020.
    (Édition italienne, l’ouvrage n’a pas été traduit en français. Toutes les citations sont extraites de A riveder le stelle et traduites par moi)
  • Aldo Cazzullo est un journaliste et écrivain italien, né à Alba en 1966, Il travaille actuellement au Corriere della Sera comme envoyé spécial et éditorialiste. Il a suivi la politique française et est l’auteur notamment de Il mal francese. Rivolta sociale e istituzioni nella Francia di Chirac, Ediesse, Roma, 1996,

 

 

En hommage à Marco Santagata

En hommage à Marco Santagata

Marco Santagata nous a quitté à 73 ans, le 9 novembre 2020, à Pise. Cet universitaire, spécialiste de Dante, professeur de littérature médiévale, laisse une œuvre immense où se côtoient des romans, de très nombreux essais sur la littérature italienne. Il a travaillé également sur Pétrarque, Boccace et sur des poètes plus contemporains comme Leopardi ou Gabriele D’Annunzio.

Marco Santagata est malheureusement peu connu en France, aucun de ses écrits n’ayant —à ma connaissance— été traduit. Pourtant, pour qui veut pénétrer l’univers dantesque la lecture de ses ouvrages est d’autant plus conseillée, que son approche est tout sauf rébarbative. Elle est ludique et didactique.

Celui qui voulait faire «descendre Dante de son piédestal» est allé jusqu’à entrer dans « la tête de Dante” dans Come Dona Innamorata. Avec ce roman, il sera finaliste du prestigieux prix Strega, qui est un peu l’équivalent italien de notre Goncourt. Il y brosse le portrait d’un Dante partagé entre deux figures qui rythment sa vie, Guido Cavalcanti, son « premier ami », et Beatrice Portinari —Bice—, l’amour incarné.

«Tu n’as pas vu ses yeux de fou?»

Sans dévoiler l’ensemble d’un texte qui se lit avec grand plaisir voici comment Dante apparaît dans les premières pages de ce roman: un homme fier, mais de relativement basse extraction, qui se refuse aux concessions. Dans la scène d’ouverture, son ami Guido Cavalcanti, personnage clé de la haute société florentine, vient de se moquer de lui, à propos d’un projet de livre. Dante s’inquiète des conséquences de ces sarcasmes. Mais il est têtu, voire entêté, il ne veut pas renoncer à son projet:

Les taquineries que son ami ne lui avaient pas épargnées même en public n’étaient-elles pas la preuve que lui, Dante, était Dante et que personne, même Guido Cavalcanti, ne pouvait le faire changer d’avis? (…) Et pourtant, cette renommée se transforme vite en opprobre. L’opinion que les banquiers, chevaliers et propriétaires terriens de Florence avaient de lui le fit réfléchir. Certains commentaires étaient parvenus à ses oreilles. Superbe, arrogant. Dans leur monde, il était un intrus. (…) Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour se représenter ce qu’ils disaient dès qu’il avait pris congé: «Intelligent, cet Alighieri». «Extravagant». «Extravagant? Tu n’as pas vu ses yeux de fou? » «C’est vrai, le sang ne ment pas. Le sien, pauvre garçon, est ce qu’il est.»

Et à présent, le fils de l’usurier aurait dû mettre noir sur blanc que oui, il était fou? Confirmer à tout Florence que le sang pourri exhale des vapeurs qui saoulent? Les portes qui s’étaient ouvertes après tant d’efforts se seraient refermées. Ou pire encore, elles seraient ouvertes pour laisser entrer le bouffon, le fou de Saint-Martin, le poète aux visions… Il hésita. Mais il devait le dire, et donc il réfléchissait à comment depuis des jours.

Avec ce roman historique, Marco Santagata ne s’éloigne guère de la réalité historique. La société florentine de l’époque était composée de strates superposées entre lesquelles il était difficile de se glisser pour un jeune homme de petite noblesse, pétri d’ambitions, et peut-être pouvait-il paraître aux yeux de certains comme «fou». 

Une connaissance intime de l’œuvre du poète

C’est donc ce personnage profondément humain, à l’itinéraire personnel chahuté que va raconter Marco Santagata, grâce à une profonde et intime connaissance de l’œuvre du poète. Cela lui permettait, par exemple, de décrire le « conservatisme social » du poète:

Dante considérait le dynamisme social comme une dégénération des coutumes et une perversion des valeurs. (…) Il voulait retourner en arrière et bloquer le temps. Reconstituer un monde immobile, garantie d’institutions immuables, semblable en cela à la cour céleste du Paradis.2

Il voyait en lui un «intellectuel», au sens moderne du terme, menant une réflexion permanente sur ses écrits mais aussi sur ses actions. «Il trouve, dit-il, les principales raisons de son écriture dans ce qu’il a lui-même vu, vécu, et cela dit à la première personne». Mais, ajoute-t’il, Dante a su dépasser ce qui n’aurait été dans ce cas qu’un simple témoignage:

Il place les données d’expérience dans un cadre théorique ou conceptuel qui les explique, et donc (lui permet) de s’élever à des niveaux plus élevés de généralisation.»3

Un vulgarisateur de talent

Toutefois, il ne faudrait pas en déduire que l’approche didactique adoptée par Marco Santagata l’aurait conduit à quelques facilités intellectuelles. Au contraire, ses recherches, ses articles et ses ouvrages sont marqués par une grande rigueur et constituent une référence notamment pour ce qui est des études dantesques.

Mais ce vulgarisateur hors pair n’entendait pas s’enfermer dans le cercle étroit et parfois trop aride et austère des études universitaires. Pour dialoguer avec ses lecteurs, et aussi avec tous ceux qui étaient intéressés par le Sommo poeta, il avait lancé un blog puis une page fan sur Facebook, s’ouvrant ainsi au grand public. 

Il faut dire que Marco Santagata cachait sous une apparence sévère un caractère autrement plus enjoué. Il était né en 1947 à Zocca, dans la province de Modena, comme le chanteur de rock italien Vasco Rossi. Seuls cinq années séparaient les deux hommes qui se connaissaient et s’appréciaient. 

Raffaella De Santis raconte à ce propos dans le quotidien La Repubblica, que Marco Santagata

n’aimait pas seulement la poésie classique mais aussi la chansonnette. Ainsi il pouvait arriver que Vasco vienne à certaines de ces conférences. Cela est arrivé à l’université de Bologne, à l’occasion de la sortie de L’amore in sé.4 (…) Ce jour-là, Vasco remarqua que Santagata a le privilège de «vivre la poésie», «cette poésie qu’à mon époque, à l’école, on nous faisait apprendre par cœur en la réduisant à un espèce de charabia sans sens.5

La mort de Marco Santagata est donc une perte immense. Faible consolation, il va continuer à vivre à travers un nouvel essai qu’il venait de finir. Le donne di Dante, c’est son titre, devrait paraître au début de l’année 2021, chez Il Mulino. Ce livre est consacré aux figures féminines qui entourèrent le poète: son épouse Gemma, Béatrice mais aussi celles qui furent les protagonistes de La Divine Comédie, à savoir Francesca da Rimini, Pia Tolomei et tant d’autres. 

  • Bibliographie

Cette bibliographie est restreinte aux seuls travaux, essais et romans portants sur Dante. Il faudrait ajouter les très nombreux ouvrages sur Pétrarque, Boccace, la littérature et la poésie médiévale, ceux sur Leopardi et la poésie et la littérature contemporaine. 

  • Amate e amanti. Figure della lirica amorosa fra Dante e Petrarca, Il Mulino, Bologne, 1999;
  • L’io e il mondo. Un’interpretazione di Dante, Il Mulino, Bologne, 2011; 
  • Dante. Il romanzo della sua vita, Coll. Le Scie, Mondadori, Milan, 2012;
  • 20 finestre sulla vita di Dante, Mondadori, Milan, 2012;
  • Guida all’Inferno, Coll. Saggi,  Mondadori, Milan, 2013, complété en 2017 avec le Purgatorio et le Paradiso sous le titre Il racconto della Commedia, Guida al poema di Dante;
  • Introduzione a Dante Alighieri, Opere, 2 volumes., Coll. I Meridiani, Mondadori, Milan, 2014 (l’édition des œuvres était sous sa direction);
  • Come donna innamorata, Coll. Narratori della Fenice, Guanda, Milan, 2015 (Roman): 
  • Il poeta innamorato. Su Dante, Petrarca e la poesia amorosa medievale, Coll. Narratori della Fenice, Guanda, Parme, 2017;
  • Il racconto della Commedia. Guida al poema di Dante, Coll. Oscar Saggi n° 45, Mondadori, Milan, 2017;

Illustration: Marco Santagala lors d’un colloque en 2010