Dans la Divine Comédie, Dante ne mentionne qu’une seule fois Ottaviano degli Ubaldini: au Chant X de l’Enfer (v. 120). Il gît dans la tombe des épicuriens, parmi la «prestigieuse élite» gibeline et guelfe blanc aux côtés de Farinata degli Uberti, Frédéric II Hohenstaufen et Cavalcante Cavalcanti. Il ne le nomme pas, mais l’appelle par son seul titre: il Cardinale.
«Dire “le cardinal” suffisait pour désigner Ottaviano, (…) il était de loin le plus grand cardinal de son temps», dit l’Anonimo Fiorentino de ce personnage qu’il résume ainsi: «Un homme vaillant, mais de peu de foi.»
Ottaviano est né vers 1210 dans un château du Mugello, une région proche de Florence. Il appartenait à la puissante famille aristocratique degli Ubaldini, soutien de l’empereur en Italie. Lui-même sera toute sa vie gibelin.
Il n’est pas le seul membre de cette famille cité dans la Divine Comédie. Tous le sont, remarque Umberto Carpi, et à chaque fois dans un contexte de forte prégnance aristocratique:
Le cardinal Ottaviano parmi les hérétiques avec Farinata, Cavalcante et Frédéric II; son frère Ubaldino della Pila, gourmand tourmenté par la faim, avec le pape Martin IV, l’évêque de Ravenne Bonifacio Fieschi, le Marquis degli Argogliosi de Forlì, (dont) le fils Ruggeri archevêque de Pise condamné à subir le fier pasto de la faim insatiable du conte Ugolino; enfin Ugolin d’Azzo, cousin du cardinal et du gourmand, cité par Guido Del Duca parmi les nobles de Romagne («Ugolin d’Azzo che vivette nosco») pour ses fiefs dans les vallées du Mugello.»1
Une carrière à l’ombre de la curie
Sa carrière, Ottaviano la construit très tôt à l’ombre et avec l’appui des sept papes qui vont se succéder sur le trône de Saint Pierre avant sa mort en 1273. Il traverse ainsi toute l’histoire politique et religieuse du duocento (XIIe siècle).
On trouve une première trace dans la Vita prima de Thomas de Celano.On y apprend que lors de la cérémonie de sanctification de Saint François, le 16 juillet 1228, «unus ex subdiaconibus domini papae, nomine Octovianus, miracula sancti coram omnibus voce altissima legit» (“l’un des sous-diacres du seigneur pape, Octovianus, a lu les miracles du saint en présence de tous d’une voix très forte”). Ottaviano faisait donc déjà partie de l’entourage proche du pape.
Cette proximité est confirmée lorsqu’il est élu, en 1241, évêque de Bologne. Mais trop jeune (il n’avait pas 30 ans, ce qui interroge sur sa réelle date de naissance) en regard du droit canon, le pape Grégoire IX ne peut le consacrer. Il le nomme aussitôt administrateur de l’évêché.
En mai 1244, il est nommé cardinal par Innocent IV, sous le règne duquel l’affrontement entre l’Église et Frédéric II Hohenstaufen atteint son apogée.
Une étrange retenue à l’encontre des gibelins
Ottaviano pendant toute cette période suit en apparence fidèlement les desseins de la curie: participation au Concile de Lyon de juillet 1245 qui aboutit à la “déposition” de l’empereur; nommé Légat pour la Toscane et la Romagne, il reconquiert les principales villes de cette région, (Imola, Ravenne, Ravenne, etc.). Son fait d’arme le plus célèbre est sans doute la bataille de Fossalta, le 26 mai 1249 au cours de laquelle à la tête de l’armée guelfe (avec Filippo Ugoni de Brescia) il défit les gibelins commandé par Enzo, le fils légitime de Frédéric II. Après la défaite, Enzo sera emprisonné pour le restant de ses jours à Bologne.
Mais ces quelques succès ne doivent pas masquer une étrange retenue. Par exemple, en 1252, relate Paolo Grillo:
Le Cardinal se rendit en Émilie avec un puissant contingent de 1500 cavaliers romagnolos, mais ne leva pas le petit doigt pour stopper les opérations militaires des gibelins Oberto Pelavocino et Umberto Landi (…) Le chroniqueur franciscain Salimbene da Parma n’avait probablement pas tort de le signaler comme un personnage bien peu fidèle à la cause de l’Église et bien plus prêt à poursuivre ses propres intérêts privés, et aussi a favoriser les adversaires politiques du pontife.2
En dépit de tous ces atermoiements, lorsqu’il fut question pour la papauté de contrôler de nouveau la Sicile, à la mort de Frédéric II, le pape Alexandre IV nommera Ottaviano à la tête des troupes papales contre Manfred. Un choix surprenant, étant donné la conduite du Cardinal en Italie septentrionale.
De nouveau, il refusera d’engager les troupes papales et ira même jusqu’à signer de son propre chef un traité en faveur de Manfred et de Corrandin sur la question sicilienne. Un traité réfuté par le pape. Mais il n’est guère étonnant qu’à la suite de cette affaire, Ottaviano ait été suspecté d’entretenir une collaboration secrète avec Manfred.
Un féodal comme ceux que connut Dante lors de son exil
En fait, jamais ce gibelin de cœur ne renonça à ses convictions et il n’hésitait pas à les afficher alors même qu’il se trouvait à la curie, au cœur du parti guelfe. Par exemple, raconte Giovanni Villani, dans sa Nuova Cronica,
Lorsque parvient à la cour de Rome la nouvelle de la défaite (de Montaperti, en 1260), le pape et les cardinaux qui aimaient l’état de la Sainte Église, eurent grande douleur et compassion, pour les Florentins et aussi parce que de cela accroissait le pouvoir de Manfred ennemi de l’Église; mais le cardinal Ottaviano degli Ubaldini qui était gibelin s’en réjouit grandement.» 3
Mais peut-être plus que “gibelin” était-il d’abord un de ces nobles que connut Dante lors de la première décennie de son exil forcé, lorsque par exemple, il fut hébergé par les Malaspina.
Car noble Ottaviano, l’était ne serait-ce que par sa magnificence, comme le raconte Salimbene de Adam dans sa Chronique:
Quand je suis revenu en Lombardie, depuis plusieurs années le seigneur Ottaviano était encore légat (du pape – Ndr) en Bologne; j’ai dîné plusieurs fois avec lui. Il m’a toujours placé en bout de table, de sorte qu’entre lui et moi il n’y ait personne d’autre que son frère. Il a lui-même pris la troisième place du bout de la table. Ensuite, je fis ce que l’homme sage conseille dans les Proverbes: «Si tu prends place à la table d’un souverain, prends bien garde à ce qui est devant toi, mets un couteau sous ta gorge si tu es gourmand.» (23,1-2) C’était un bon conseil, car toute la salle du palais était emplie de présentoirs. Il y avait de la bonne nourriture et du vin en abondance, et de nombreux autres mets délicieux. J’ai alors commencé à aimer le Cardinal».
Le château familial de Montaccianico
Ce féodal était attaché au château familial de Montaccianico, près de Sant’Agata dans le Mugello. Celui-ci ayant été attaqué par les Florentins en 1251, il décida de le reconstruire plus grand et surtout mieux défendu, avec deux murs d’enceinte qui avaient à certains endroits plus de trois mètres d’épaisseur.
C’est là qu’il accueillit sur la fin de sa vie le pape Grégoire X avant que celui-ci ne rencontre à Florence, le 18 juin 1273 le roi Charles Ier et Baudoin II le dernier empereur latin de Constantinople, dans le cadre de grandes manœuvres diplomatiques préparatoires à une nouvelle croisade. Ce fut l’occasion aussi d’une spectaculaire tentative de réconciliation des gibelins et des guelfes en présence des deux souverains:
Le pape avec ses cardinaux, avec le roi Charles et avec l’empereur Baudoin, assembla le peuple de Florence sur la rive de l’Arno, au pied de la tête du pont de Rubaconte, (…) en la présence de tout le peuple donna condamnation, sous peine d’excommunication, à quiconque rompait la paix qui était entre la partie guelfe et la partie gibeline. (Anonimo Fiorentino)
Un déclin qu’essaya d’enrayer Ottaviano
Ottaviano appartenait de fait à cette noblesse féodale campagnarde qui était proche de la conception aristocratique du pouvoir que portait Frédéric II. Or à l’époque, l’Italie septentrionale, en particulier, connaissait une évolution politique importante avec des villes en pleine mutation économique, où la richesse —celle de la noblesse campagnarde— fondée sur le foncier et la propriété rurale, était progressivement remplacée par une richesse d’industrie, de négoce et de banque.
Cette évolution pouvait être accéléré par certains événements politiques. Ce fut le cas lorsqu’en 1267, après la défaite et la mort de Manfred à la bataille de Bénèvent, les guelfes chassèrent les gibelins de Florence. Avec l’aval du pape et de Charles 1er, ils partagèrent les biens saisis en trois parties: l’une pour la commune de Florence, l’une pour rembourser les guelfes qui avaient subi des vols lors de l’épisode précédent et la troisième bénéficia aux Magnati guelfes. Ceux-ci mirent les biens immobiliers sous séquestre sur le marché des capitaux. Dès lors, le Cardinal Ottaviano remarqua que
après que les les guelfes de Florence les ait mis sur le marché, jamais ils ne retourneront aux aux gibelins.4
Cette évolution se traduisait par la déshérence de la domination politique de cette noblesse et par la force émergente du popolo (grasso et minuto). C’est à ce processus de désintégration d’une classe politique, de déclin intellectuel que résistait, à sa manière, le Cardinal, comme le note Umberto Carpi:
Ces phénomènes étaient parfaitement compris par le grand Cardinal, qui, dans les décennies centrales du siècle, a tenté avec acharnement mais en vain de leur résister de l’intérieur de la curie papale.5
- Illustration: Ottaviano degli Ubaldini par Mariotto di Nardo (1365-1424)