La bataille de Campaldino

Campaldino

Ce 11 juin 1289 au matin, Dante Alighieri ne devait pas en mener large. Il ne manquait sans doute pas de courage, mais se trouver en première ligne alors que chargent, lancés en plein galop, des centaines de chevaliers ennemis la lance pointée ou l’épée dressée, ne devait guère être rassurant. La bataille de Campaldino venait de s’engager. Il sera au cœur des combats. Au terme d’une journée sanglante et féroce, Florence l’emportera. L’expérience sera marquante pour le poète; il y puisera matière pour nourrir sa Divine Comédie.

La bataille de Campaldino est l’aboutissement d’un long affrontement entre deux villes, Florence et Arezzo, mais aussi entre deux camps politiques, les guelfes et les gibelins. 

Au début des années 1280, la situation était particulièrement inflammable dans le nord de l’Italie. D’un côté, le pouvoir guelfe s’était renforcé à Florence, mais le parti gibelin faisait de la résistance dans de nombreuses parties de la Toscane, l’épicentre du mouvement se trouvant à Arezzo. De nombreux gibelins, qui avaient fui Florence et Sienne, y avaient trouvée refuge. La dégradation des relations entre les deux cités-États était telle que, Marco Santagata constate que «l’affrontement entre Florence et Arezzo était inévitable.»1

Quelques escarmouches marquèrent le début du conflit, comme la reprise du château de Poggio Santa Cecilia2, par les troupes alliées florentines et siennoises. Mais le retour au pouvoir des gibelins à Arezzo constitua sans doute le casus belli. Il mettait fin à une parenthèse guelfe à la tête de cette cité. 

Un affrontement déséquilibré

Le 11 juin 1289 donc, les deux troupes étaient face à face. Le lieu de l’affrontement était une plaine dans le Casentino, entre les châteaux de Poppi et de Romena. Les forces étaient déséquilibrées:

  • les Arétins disposaient de 8.000 fantassins et 600 cavaliers. Cette cavalerie, note Marco Scardigli «splendide, motivée, mais numériquement réduite, était la survivance d’une manière de combattre désormais en voie de disparition.»3
  • les Florentins de leur côté avaient aligné 10.000 fantassins et 1600 cavaliers. Mais cette grande armée, «comprenait une important pourcentage de soldats professionnels, nombre d’entre eux étant des mercenaires; elle anticipait les armées du siècle à venir».4

Outre cette supériorité numérique et qualitative, les Florentins bénéficiaient aussi d’une supériorité tactique, déjà rodée par les troupes angevines lors de la bataille de Bénévent (1266), qui avait vu la défaite de Manfred. C’est du moins l’hypothèse avancée par Marco Scardigli.

Cette tactique consistait à attendre la charge de la cavalerie ennemie. Une tactique dangereuse, car cette charge était à l’époque considérée comme décisive. Pour rompre cette attaque, la ligne de défense était mixte, constituée de fantassins et de cavaliers, les premiers cherchant à blesser les chevaux au ventre et au garrot, tandis que les seconds engageaient les cavaliers ennemis.

Il est probable qu’une tactique proche de celle-ci fut employée car deux Français, Amalric de Narbonne et son bailli Guillaume de Durfort étaient les commandants côté guelfe. Ils avaient à leurs côtés, encore alliés, Vieri dei Cerchi et Corso Donati. Plus tard tous deux seront de farouches adversaires, l’un dirigeant les guelfes Blancs et l’autre les Noirs.

La noblesse gibeline fut décimée

La cavalerie arétine chargea la première. Les feditori florentins, qui étaient au centre du dispositif guelfe, reçurent de plein fouet la charge. Ils plièrent et reculèrent. Du coup, les chevaliers arétins, qui s’étaient un peu trop avancés, commencèrent à être cernés par les fantassins florentins qui étaient disposés sur les côtés. C’est alors que deux événements allaient faire basculer la bataille.

D’un côté Corso Donati (alors Podestà de Pistoia) contrevint aux ordres et lança la cavalerie de réserve qu’il commandait sur les flancs des troupes arétines. Du côté arétin, le comte Guido Novello, qui dirigeait la réserve arétine, préféra prendre la poudre d’escampette. Le sort des gibelins était scellé.

Pour les Arétins et ses alliées la défaite fut sanglante et la noblesse gibeline décimée:

Comme il plut à Dieu, les Florentins eurent la victoire et les Arétins furent brisés et défaits, et furent tués plus de mille trois cents soldats cavaliers et pour les troupes à pied, plus de deux mille (…) Parmi les morts on comptait messire Guiglielmino degli Ubertini évêque d’Arezzo, lequel fut un grand guerrier, et messire Guiglielmino de’ Pazzi di Valerno et ses petis-fils (…) et mourut Bonconte fils du comte Guido da Montefeltro, et trois des Uberti, et un des Abati, et plusieurs autres originaires de Florence (…) Lors de cette défaite moururent de nombreux capitaines et et hommes vaillants du parti gibelin, et ennemis de la commune de Florence; et l’orgueil et la superbe non seulement des Arétins, mais de tout le parti gibelin et impérial.5

Dante combattit en première ligne

Dante participa-t-il à cette bataille? Enrico Malato est affirmatif: «Dante combattit à cheval dans les rangs des feditori».6 

Cette affirmation est fragile. Elle repose sur la seule autorité de Leonardo Bruni (1370-1444). Il cite dans sa Vita di Dante le fragment d’une lettre, depuis perdue, qui aurait été écrite par Dante et racontant la bataille:

Dix années sont déjà passées depuis la bataille de Campaldino, durant laquelle le parti gibelin fut presque entièrement tué et défait; je m’y trouvais étant plus un enfant dans l’armée, et il y avait un grand effroi, et à la fin une grande allégresse en raison des différents événement de cette bataille.

Dante n’était effectivement “plus un enfant » puisqu’il venait d’avoir 24 ans. On comprend aussi son « grand effroi” («temenza molta»), puisque les feditori étaient placés généralement devant la troupe et recevaient la première charge, et d’après le chroniqueur Dino Compagni (I, 10), ce fut le choix des commandants florentins à Compaldino.

Faire partie de cette troupe d’élite était un honneur, et on ne voit pas pourquoi le jeune Alighieri se serait défaussé. Et ce d’autant plus que c’est à Vieri dei Cerchi que revint «la charge de sélectionner les feditori du sestiere de San Pier Maggiore», où se trouvait la maison des Alighieri.7. Qui plus est, la famille Alighieri était politiquement proche des Vieri. 

Le fait que Dante ait fait partie de cette troupe d’élite tendrait à montrer que les Alighieri était une famille relativement aisée. Le feditore devait en effet fournir son équipement (cotte de mailles, épée, bouclier, lance…) et surtout un cheval.

«Je n’en reconnais aucun»

Le trouble vient de ce qu’aucun des chroniqueurs de l’époque —Giovanni Villani, Dino Compagni, Benvenuto da Imola— ne mentionne la présence de Dante, alors qu’ils ont tous raconté avec force détails la bataille. Son nom ne figure pas non plus «parmi ceux qui furent indemnisés pour s’être particulièrement exposés pendant le combat.», remarque Marco Santagata8

Tout aussi troublant le fait qu’au Chant V du Purgatoire, lorsque les esprits interpellent Dante pour lui demander s’il a déjà vu l’un d’entre eux («Guarda s’alcun di noi unqua vedesti» / “Regarde si tu as déjà vu l’un de nous » — v. 49), il répond qu’il n’en reconnaît aucun: «Perché ne’ vostri visi guati, / non riconosco alcun» (“Je regarde attentivement vos visages, / mais je n’en reconnais aucun” — v. 58-59). Or, parmi ceux-ci se trouve Buonconte di Montefeltro, qu’il pouvait difficilement ne pas reconnaître.

Quoiqu’il en soit, même si l’on manque de preuves, la probabilité qu’il ait participé à cette bataille décisive est quasi certaine. Les indices ne manquent pas: Dante connaissait la cavalerie militaire, l’ordonnancement des troupes, le déroulement des batailles, les personnages qui y participèrent… La Divine Comédie est nourrie de personnages, de faits, d’anecdotes, comme la mort de Buonconte dont le corps fut entraîné par la rivière Archiano. Sous sa plume viennent souvent des images, des expressions utilisées dans l’armée. Autant de signes qui montrent avec quasi certitude qu’il était bien en première ligne lorsque débuta la bataille. 

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