Le Purgatoire – Chant III
Moutons – Haut-relief décorant un sarcophage – Duomo, Florence – Photo: Marc Mentré
Antépurgatoire • Peur de Dante • Au pied du mont • Esprits au pas lent • Le chemin du sommet • Manfred.
Bien que dans leur fuite soudaine
les esprits se soient dispersés dans la plaine,
en direction du mont où la justice divine nous punit,•3
je me serrai contre mon fidèle compagnon :
comment aurais-je couru sans lui ?
qui m’aurait conduit dans la montagne?•6
Il me semblait éprouver des remords :
ô conscience digne et pure,
comme faute bénigne t’es amère morsure!•9
Quand mes pas cessèrent de se hâter,
ce qui ôte sa dignité à chaque acte,
mon esprit, auparavant concentré,•12
s’ouvrit, comme plein de désirs,
et je tournai mon regard vers la montagne
qui s’élève au-dessus des eaux vers le ciel.•15
Le soleil, rouge flamboyant derrière nous,
était brisé devant mon corps,
qui faisait obstacle à ses rayons.•18
Je me tournai de côté de peur
d’être abandonné, quand je vis
que devant moi, seul, la terre était obscurcie;•21
et mon réconfort : « Pourquoi te défies-tu ? »
commença-t-il à dire, me faisant face ;
«Tu ne crois pas que je suis avec toi et te guide?•24
Le soir tombe déjà là où est enseveli
le corps avec lequel je fis de l’ombre :
Naples le possède, et l’a pris de Brindisi.•27
À présent, si devant moi rien n’est dans l’ombre,
ne t’en étonne pas plus que du ciel
qui laisse le rayon aller de l’un à l’autre.•30
À souffrir tourments, chaleurs et gelées
de tels corps sont disposés par la Vertu
qui ne veut pas nous révéler comment elle fait.•33
Fou est celui qui espère que notre raison
pourra pénétrer la voie infinie
qui tient une substance en trois personnes.•36
Contentez-vous, humains, du quia :
car s’il vous avait été possible de tout voir,
il n’aurait pas été nécessaire que Marie enfante.•39
Et vous avez vu désirer en vain
ceux qui auraient voulu satisfaire leur désir
alors qu’il fait pour l’éternité leur peine:•42
je parle d’Aristote et de Platon
et de beaucoup d’autres » ; et il baissa le front,
et ne dit plus rien, et demeura troublé.•45
Pendant ce temps nous arrivions au pied du mont :
là nous trouvâmes le rocher si raide,
qu’il était inutile d’avoir des jambes lestes.•48
Entre Lerice et La Turbie le plus désert,
le plus escarpé des éboulis est un escalier
facile et ouvert, en comparaison de celui-ci.•51
« Qui sait de quel côté la pente s’abaisse ? »
dit mon maître, s’arrêtant,
«pour que puisse monter qui n’a pas d’aile?»•54
Et tandis qu’il se tenait le regard baissé
imaginant le chemin,
et que je regardais tout autour vers le haut du rocher,•57
de la gauche m’apparut une foule
d’âmes, qui s’avançait vers nous,
sans en donner l’impression, tant elle venait lentement.•60
« Maître », dis-je, « lève les yeux :
voici par là ceux qui nous donnerons conseil,
si tu ne peux pas en avoir toi-même.»•63
Il regarda alors et le regard soulagé
répondit : « Allons là, car elles viennent lentement ;
et toi raffermis ton espérance, doux fils.»•66
Je dirai qu’après mille pas,
cette troupe était encore à la distance
d’une pierre jetée par un bon lanceur,•69
quand elles se regroupèrent toutes contre les durs rochers
de la haute corniche, et elles restèrent immobiles et serrées
comme s’arrête pour regarder, celui qui doute.•72
« Ô vous qui avez eu une bonne fin, et êtes déjà des esprits élus »,
commença Virgile, « par cette paix
qui je crois est attendue par vous tous,•75
dites-nous où la montagne s’abaisse
et qu’ainsi il soit possible de monter ;
car perdre du temps déplaît plus à celui qui sait».•78
Comme les brebis sortent de leur enclos
une, à deux ou à trois, et les autres restent
timides les yeux et le museau baissés à terre;•81
et ce que fait la première, les autres le font,
s’adossant à elle, si elle s’arrête,
simples et tranquilles, sans savoir le pourquoi;•84
Ainsi je vis s’avancer la tête
de cette troupe d’âmes bienheureuses,
au visage pudique et à la démarche honnête.•87
Quand les premières virent la lumière
brisée à terre par mon côté droit,
de sorte que mon ombre allait jusqu’au rocher,•90
elles s’arrêtèrent, et se reculèrent un peu,
et toutes les autres qui les suivaient de près,
ne sachant pas le pourquoi, firent de même.•93
« Sans que vous le demandiez je vous confesse
que c’est un corps humain que vous voyez ;
il fend la lumière du soleil sur la terre.•96
Ne vous étonnez pas ; mais croyez
que ce n’est pas sans vertu venue du ciel
qu’il cherche à passer cette paroi.»•99
Ainsi dit le maître ; et ces gens vertueux
« Revenez en arrière », dirent-ils, « puis passez devant nous »,
en faisant signe du dos de la main.•102
Et l’un d’eux commença : « Qui
que tu sois, tourne ton regard tout en marchant :
rappelle-toi si jamais tu m’as vu sur terre.»•105
Je me tournai vers lui et le regardai attentivement ;
il était blond et beau et de noble apparence ;
mais un coup avait fendu un de ses sourcils.•108
Quand humblement je me dédis
l’avoir jamais vu, il dit : « Maintenant, vois » ;
et il me montra une plaie en haut de sa poitrine.•111
Puis souriant il dit : «Je suis Manfred,
neveu de l’impératrice Constance ;
et je prie lorsque tu retourneras,•114
d’aller voir ma fille si belle, mère
de l’honneur de la Sicile et de l’Aragon,
et dit lui le vrai, si autre chose se raconte.•117
Après que mon corps eut été brisé
de deux coups mortel, je me rendis,
en pleurs, à celui qui pardonne volontiers.•120
Mes péchés furent horribles ;
mais la bonté infinie a les bras si grands,
qu’elle prend qui se tourne vers elle.•123
Si le pasteur de Consenza, qui
fut envoyé à ma chasse par Clément,
avait bien lu cette face de Dieu,•126
les os de mon corps seraient encore
au bout du pont près de Bénévent,
sous la garde du lourd amas de pierres.•129
À présent la pluie les baigne et le vent les pousse
hors du royaume, presque au bord du Verde,
où ils les a transporté lumières éteintes.•132
En dépit de leur malédiction, l’éternel amour
n’est pas perdu, et il peut revenir,
tant qu’il reste un brin d’espérance.•135
Il est vrai que celui qui meure hors de la communion
de la Sainte Église, même s’il se repent à la fin de sa vie,
doit rester en dehors de cette rive,•138
autant de temps qu’il est resté dans son obstination,
et cela trente fois, à moins que ce décret
ne soit raccourci par de bonnes prières.•141
Vois maintenant si tu peux me rendre joyeux,
en révélant à ma bonne Constance
comment tu m’as vu, et aussi cette interdiction;
car on progresse beaucoup ici grâce à ceux d’en bas.»•145
Antipurgatorio • Paura di Dante • A piè del monte • Anime a passo lento • Indicazioni per salire • Manfredi.
Avvegna che la subitana fuga
dispergesse color per la campagna,
rivolti al monte ove ragion ne fruga,•3
i’ mi ristrinsi a la fida compagna :
e come sare’ io sanza lui corso ?
chi m’avria tratto su per la montagna?•6
El mi parea da sé stesso rimorso :
o dignitosa coscïenza e netta,
come t’è picciol fallo amaro morso!•9
Quando li piedi suoi lasciar la fretta,
che l’onestade ad ogn’ atto dismaga,
la mente mia, che prima era ristretta,•12
lo ’ntento rallargò, sì come vaga,
e diedi ’l viso mio incontr’ al poggio
che ’nverso ’l ciel più alto si dislaga.•15
Lo sol, che dietro fiammeggiava roggio,
rotto m’era dinanzi a la figura,
ch’avëa in me de’ suoi raggi l’appoggio.•18
Io mi volsi dallato con paura
d’essere abbandonato, quand’ io vidi
solo dinanzi a me la terra oscura;•21
e ’l mio conforto : «Perché pur diffidi ? »,
a dir mi cominciò tutto rivolto ;
« non credi tu me teco e ch’io ti guidi?•24
Vespero è già colà dov’ è sepolto
lo corpo dentro al quale io facea ombra ;
Napoli l’ha, e da Brandizio è tolto.•27
Ora, se innanzi a me nulla s’aombra,
non ti maravigliar più che d’i cieli
che l’uno a l’altro raggio non ingombra.•30
A sofferir tormenti, caldi e geli
simili corpi la Virtù dispone
che, come fa, non vuol ch’a noi si sveli.•33
Matto è chi spera che nostra ragione
possa trascorrer la infinita via
che tiene una sustanza in tre persone.•36
State contenti, umana gente, al quia ;
ché, se potuto aveste veder tutto,
mestier non era parturir Maria;•39
e disïar vedeste sanza frutto
tai che sarebbe lor disio quetato,
ch’etternalmente è dato lor per lutto:•42
io dico d’Aristotile e di Plato
e di molt’ altri » ; e qui chinò la fronte,
e più non disse, e rimase turbato.•45
Noi divenimmo intanto a piè del monte ;
quivi trovammo la roccia sì erta,
che ’ndarno vi sarien le gambe pronte.•48
Tra Lerice e Turbìa la più diserta,
la più rotta ruina è una scala,
verso di quella, agevole e aperta.•51
« Or chi sa da qual man la costa cala »,
disse ’l maestro mio fermando ’l passo,
« sì che possa salir chi va sanz’ ala?».•54
E mentre ch’e’ tenendo ’l viso basso
essaminava del cammin la mente,
e io mirava suso intorno al sasso,•57
da man sinistra m’apparì una gente
d’anime, che movieno i piè ver’ noi,
e non pareva, sì venïan lente.•60
« Leva », diss’ io, « maestro, li occhi tuoi :
ecco di qua chi ne darà consiglio,
se tu da te medesmo aver nol puoi ».•63
Guardò allora, e con libero piglio
rispuose : « Andiamo in là, ch’ei vegnon piano ;
e tu ferma la spene, dolce figlio ».•66
Ancora era quel popol di lontano,
i’ dico dopo i nostri mille passi,
quanto un buon gittator trarria con mano,•69
quando si strinser tutti ai duri massi
de l’alta ripa, e stetter fermi e stretti
com’ a guardar, chi va dubbiando, stassi.•72
« O ben finiti, o già spiriti eletti »,
Virgilio incominciò, «per quella pace
ch’i’ credo che per voi tutti s’aspetti,•75
ditene dove la montagna giace,
sì che possibil sia l’andare in suso ;
ché perder tempo a chi più sa più spiace».•78
Come le pecorelle escon del chiuso
a una, a due, a tre, e l’altre stanno
timidette atterrando l’occhio e ’l muso;•81
e ciò che fa la prima, e l’altre fanno,
addossandosi a lei, s’ella s’arresta,
semplici e quete, e lo ’mperché non sanno;•84
sì vid’ io muovere a venir la testa
di quella mandra fortunata allotta,
pudica in faccia e ne l’andare onesta.•87
Come color dinanzi vider rotta
la luce in terra dal mio destro canto,
sì che l’ombra era da me a la grotta,•90
restaro, e trasser sé in dietro alquanto,
e tutti li altri che venieno appresso,
non sappiendo ’l perché, fenno altrettanto.•93
« Sanza vostra domanda io vi confesso
che questo è corpo uman che voi vedete ;
per che ’l lume del sole in terra è fesso.•96
Non vi maravigliate, ma credete
che non sanza virtù che da ciel vegna
cerchi di soverchiar questa parete».•99
Così ’l maestro ; e quella gente degna
« Tornate », disse, « intrate innanzi dunque »,
coi dossi de le man faccendo insegna.•102
E un di loro incominciò : « Chiunque
tu se’, così andando, volgi ’l viso :
pon mente se di là mi vedesti unque ».•105
Io mi volsi ver’ lui e guardail fiso :
biondo era e bello e di gentile aspetto,
ma l’un de’ cigli un colpo avea diviso.•108
Quand’ io mi fui umilmente disdetto
d’averlo visto mai, el disse : « Or vedi » ;
e mostrommi una piaga a sommo ’l petto.•111
Poi sorridendo disse : « Io son Manfredi,
nepote di Costanza imperadrice ;
ond’ io ti priego che, quando tu riedi•114
vadi a mia bella figlia, genitrice
de l’onor di Cicilia e d’Aragona,
e dichi ’l vero a lei, s’altro si dice.•117
Poscia ch’io ebbi rotta la persona
di due punte mortali, io mi rendei,
piangendo, a quei che volontier perdona.•120
Orribil furon li peccati miei ;
ma la bontà infinita ha sì gran braccia,
che prende ciò che si rivolge a lei.•123
Se ’l pastor di Cosenza, che a la caccia
di me fu messo per Clemente allora,
avesse in Dio ben letta questa faccia,•126
l’ossa del corpo mio sarieno ancora
in co del ponte presso a Benevento,
sotto la guardia de la grave mora.•129
Or le bagna la pioggia e move il vento
di fuor dal regno, quasi lungo ’l Verde,
dov’ e’ le trasmutò a lume spento.•132
Per lor maladizion sì non si perde,
che non possa tornar, l’etterno amore,
mentre che la speranza ha fior del verde.•135
Vero è che quale in contumacia more
di Santa Chiesa, ancor ch’al fin si penta,
star li convien da questa ripa in fore,•138
per ognun tempo ch’elli è stato, trenta,
in sua presunzïon, se tal decreto
più corto per buon prieghi non diventa.•141
Vedi oggimai se tu mi puoi far lieto,
revelando a la mia buona Costanza
come m’hai visto, e anco esto divieto;
ché qui per quei di là molto s’avanza».•145
Notes
[7] «Il me semblait éprouver des remords…»
[19-21] «de peur d’être abandonné»
[25-27] «Le soir tombe déjà là où est enseveli le corps… »
«Le soir tombe déjà» sur Naples. En effet, le temps étant inversé, le jour se lève sur le Purgatoire.
La sépulture de Virgile est censée se trouver à Naples (l’entrée de son tombeau dans son état actuel). Virgile est mort en 19 av. J-C à Brindisi, dans les Pouilles, de retour d’un voyage en Grèce. L’empereur Auguste fit transporter son corps à Naples d’où le vers de Dante. Sur sa tombe est inscrit :
Mantua me genuit,
Calabri rapuere,
tenet nunc Parthenope ;
cecini pascua, rura, duces[ “Mantoue m’a donné la vie, / la Calabre me l’a ôtée, / maintenant Naples garde mon corps ; / j’ai chanté les pâturages, les campagnes, les chefs »]
[32] La Vertu
[37] Le quia
[112] «Je suis Manfred…»
Manfred [1231 – 1266], né en Sicile était le fils naturel de l »Empereur Frédérick II et de Bianca Lanzia (fille du comte Bonifazio Lanzia). Il était le petit-fils de l’Empereur Henri VI et de l’Impératrice consort Constance de Hauteville, reine de Sicile. Dans son testament, celle-ci confie la régence du royaume de Sicile au pape Innocent III.
Manfred, à la mort de son père en 1250, se voit confier la régence du royaume de Sicile, en l’absence de son frère Conrad IV.
À la mort de ce dernier (1254) son fils, Conrandin, héritier légitime du royaume, n’avait que trois ans. Manfred assura donc de nouveau la régence. Lorsque la rumeur du décès de Conrandin se répandit en 1258, il se fit couronner roi de Sicile à Palerme, le 11 août.
Avec ce couronnement, Manfred, gibelin puisque décidé à maintenir le trône impérial, va se heurter directement aux intérêts papaux. Le pape Alexandre IV va l’excommunier dès 1259, et son successeur Urbain IV fera de même en 1261. Il offrira la couronne de Sicile à Louis IX qui refusera, puis au frère de ce dernier Charles d’Anjou, qui lui acceptera.
Ce dernier rassemblera une forte armée et en 1265, après avoir été couronné Roi de Sicile à Rome, partira, en croisade, à la conquête de son royaume en plein cœur de l’hiver. Manfred sera trahi par les siens, et notamment Bueso da Duera, un gibelin qui, en Lombardie, ouvrit le passage aux armées de Charles d’Anjou (Enfer, Chant XXXII). Le passage du Garigliano, à Ceperano, fut aussi facilité par un proche de Manfred, le Comte de Caserta (Enfer, Chant XXVIII)
Au final, les armées de Charles d’Anjou et de Manfred se rencontrèrent dans la plaine de Grandella, près de Bénévent, le 26 février 1266. Il y fut défait et tué. Son corps ne sera retrouvé que trois jours plus tard. Charles refusera qu’il soit enterré en terre chrétienne et son corps sera laissé au pied du pont de Bénévent, chacun des barons de Charles jetant une pierre sur la tombe.
Le texte de la Divine Comédie, oppose cette féroce vengeance de la papauté qui n’abandonne pas et ne pardonne pas, à Dieu qui lui “pardonne tout”, à condition que le pécheur se repente, ce qui fit Manfred à la toute dernière minute. Dans ce Chant, de facto, Dante pose encore une fois son opposition à la papauté, mais cette fois sur le plan théologique.
D’où vient la sympathie de Dante pour Manfred ? En premier lieu sans doute du fait qu’il ait été gibelin (après sa défaite, le parti gibelin sera pratiquement éliminé d’Italie), mais sans doute surtout une raison culturelle. Dans De l’Éloquence en langue Vulgaire (I, XII 4), Dante montre l’importance qu’eut la Sicile dans la naissance de la langue italienne [plutôt de la langue vulgaire]. Il écrit ceci:
En vérité deux illustres chevaliers, Frédéric empereur et Manfred son fils bien né, montrant à découvert la noblesse et la droiture de leur âme, se conduisirent en hommes, dédaignant le vivre des bêtes brutes. (…) tout ce que les plus nobles esprits d’Italie enfantèrent dans ce temps-là venait d’abord au jour dans le palais de si grands souverains. Et comme la Sicile était trône royal, ainsi advint que toute l’œuvre vulgaire de nos devanciers fut appelée sicilienne. [in De l’éloquence… traduction André Pézard, La Pléïade, 1965, p. 575]