Le Purgatoire – Chant IV
Rocher – Calanques de Piana – Corse – Photo: Marc Mentré
Antépurgatoire • Montée à la première assise • Le soleil au septentrion • Nature du mont • Les esprits négligents • Belacqua.
Quand plaisir ou douleur
s’empare de l’une de nos facultés,
l’âme se rassemble tout entière en elle,•3
n’est attentive à aucune autre ;
et ceci s’oppose à cette fausse opinion qui veut
qu’une âme en nous s’allume sur une autre.•6
Et donc, quand s’entend ou se voit une chose
qui attache fortement l’âme à soi,
le temps s’en va sans que l’homme s’en aperçoive;•9
car autre est la faculté qu’il écoute,
et autre est celle qui possède l’âme entière :
la première est quasi liée et la seconde libre.•12
De ceci j’eus une expérience vraie,
en écoutant cet esprit et en l’admirant ;
car le soleil s’était élevé de cinquante degrés•15
au moins, et je ne m’en étais pas aperçu, quand
nous arrivâmes au point où ces esprits d’une seule voix
nous crièrent : « Voici votre demande».•18
Plus grand est le trou de la haie que ferme
avec une petite fourchée de ses épines
le paysan quand le raisin mûrit,•21
que n’était le chemin par où nous montâmes
mon guide, et moi après lui, seuls,
quand la troupe se fut éloignée de nous.•24
On grimpe à San Leo et on descend à Noli,
on escalade pour aller à Bismantova e à Cacume
avec les pieds ; mais ici il faut voler;•27
avec dis-je les ailes rapides et les plumes
du grand désir, derrière ce guide
qui me donnait espoir et m’éclairait.•30
Nous montions au milieu du rocher brisé,
et de tous côtés le bord nous enserrait,
et sous lui le sol nécessitait les pieds et les mains.•33
Lorsque nous fûmes sur le bord supérieur
de la haute rive, en terrain ouvert,
« Mon maître », dis-je, « quel chemin suivrons-nous?».•36
Et lui à moi : « Que jamais ton pas ne recule ;
continue à monter derrière moi,
jusqu’à ce qu’apparaisse une escorte instruite».•39
Le sommet était hors de vue,
et la pente beaucoup plus raide,
que quarante cinq degrés.•42
J’étais las, quand je commençai :
« Ô doux père, tourne-toi, et regarde
comme je reste seul, si tu ne t’arrêtes pas.»•45
« Mon fils », dit-il, « traîne-toi jusqu’ici »,
en me montrant un peu au-dessus une corniche
qui de là faisait tout le tour de la montagne.•48
Ses paroles m’éperonnèrent tant,
que rampant à quatre pattes derrière lui,
je me retrouvai avec cette terrasse sous mes pieds.•51
Nous nous assîmes là tous les deux
tournés vers le levant par où nous étions montés,
car c’est toujours un plaisir de le regarder.•54
Je regardai d’abord le rivage ;
puis je levai les yeux vers le soleil, et m’étonnai
que nous en soyons frappés par la gauche.•57
Le poète remarqua que j’étais
stupéfait par le char de la lumière,
qui passait entre nous et l’Aquilon.•60
Alors de lui à moi : « Si Castor et Pollux
étaient en compagnie de ce miroir
qui guide la lumière sur et sous lui,•63
tu verrais le Zodiaque enflammé
tourner encore plus près des Ourses,
à moins qu’il ne quitte son ancien chemin.•66
Comment cela est, si tu veux le comprendre,
recueille-toi, imagine Sion
et cette montagne être sur la terre•69
de telle sorte, que toutes deux aient un seul horizon
et divers hémisphères ; la voie
où Phaéton sut mal guider son char,•72
tu verras comment elle doit aller à celui-là
d’un côté, quand elle va à celui-ci de l’autre,
si ton esprit voit cela bien clairement.•75
« Certes, mon maître », dis-je, « jamais
je ne vis aussi clair comme je discerne
là où mon raisonnement était en défaut,•78
car le cercle du milieu du monde céleste,
qu’une science appelle Équateur,
et qui reste toujours entre soleil et hiver,•81
pour la raison que tu me dis, part d’ici
vers le septentrion, quand les Hébreux
le voit vers la région chaude.•84
Mais s’il te plaît, je voudrais volontiers savoir
combien nous avons à marcher ; car la montagne se dresse
plus que mes yeux ne peuvent s’élever.»•87
Et lui à moi : « Cette montagne est telle,
qu’au commencement elle est toujours difficile ;
et plus on monte, et moins elle fatigue.•90
Voilà pourquoi, quand elle te paraître si douce,
que monter te semblera aussi facile
que de descendre le courant avec un navire,•93
alors tu seras à la fin de ce chemin ;
et là-haut attend de reprendre ton souffle.
Je ne réponds pas plus, mais ceci je le sais pour vrai.»•96
Et comme il avait dit ces paroles,
une voix retentit à côté : « Peut-être
auras-tu besoin de t’asseoir avant!».•99
Au son de celle-ci chacun de nous se retourna,
et nous vîmes à gauche un grand rocher,
que ni moi ni lui n’avions aperçu auparavant.•102
Nous nous dirigeâmes vers lui ; et des gens étaient là,
qui se tenaient à l’ombre derrière ce rocher
dans la même pose que l’homme paresseux.•105
Et l’un d’eux, qui me sembla las,
était assis et entourait ses genoux
tenant entre eux son visage baissé.•108
« Ô mon doux seigneur », dis-je, « regarde
celui-ci qui se montre plus nonchalant
que si paresse était sa sœur».•111
Alors il se tourna vers nous et levant le regard
le long de sa cuisse, nous regarda avec attention,
et dit : « Va en haut, toi qui est si vaillant!».•114
Je le reconnus, et cette angoisse
qui hâtait encore ma respiration
ne m’empêcha pas d’aller vers lui ; et puis•117
lorsque je fus près de lui, levant à peine la tête,
il dit : « As-tu bien vu comment le soleil
mène son char du côté gauche?».•120
Ses gestes paresseux et ses paroles brèves
me portèrent un peu à rire ;
puis je commençais : « Belacqua, je ne te plaindrai plus•123
désormais ; mais dis-moi : pourquoi es-tu assis
ici ? Attends-tu une escorte,
ou as-tu repris ton ancienne habitude?».•126
Et lui : « Ô frère, qu’importe de monter là-haut ?
Il ne me laisserait pas aller jusqu’aux tourments
l’ange de Dieu qui siège devant la porte.•129
D’abord il convient que le ciel tourne
autour de moi, autant de fois qu’il le fit dans ma vie,
puisque j’ai retardé à la fin les bons soupirs,•132
à moins qu’une prière ne m’aide auparavant
née d’un cœur vivant dans la grâce ;
que vaut l’autre, dans le ciel elle n’est pas entendue?».•135
Et déjà le poète devant moi montait,
et disait : « Viens maintenant ; tu vois que le méridien
est déjà touché par le soleil, et que sur le rivage
la nuit couvre de son pied le Maroc.»•139
Antipurgatorio • Primo balzo • Il corso del sole nell’emisfero australe • Natura del monte • Gli spiriti negligenti • Belacqua.
Quando per dilettanze o ver per doglie,
che alcuna virtù nostra comprenda,
l’anima bene ad essa si raccoglie,•3
par ch’a nulla potenza più intenda ;
e questo è contra quello error che crede
ch’un’anima sovr’ altra in noi s’accenda.•6
E però, quando s’ode cosa o vede
che tegna forte a sé l’anima volta,
vassene ’l tempo e l’uom non se n’avvede;•9
ch’altra potenza è quella che l’ascolta,
e altra è quella c’ha l’anima intera :
questa è quasi legata e quella è sciolta.•12
Di ciò ebb’ io esperïenza vera,
udendo quello spirto e ammirando ;
ché ben cinquanta gradi salito era•15
lo sole, e io non m”era accorto, quando
venimmo ove quell’ anime ad una
gridaro a noi : « Qui è vostro dimando».•18
Maggiore aperta molte volte impruna
con una forcatella di sue spine
l’uom de la villa quando l’uva imbruna,•21
che non era la calla onde salìne
lo duca mio, e io appresso, soli,
come da noi la schiera si partìne.•24
Vassi in Sanleo e discendesi in Noli,
montasi su in Bismantova e ’n Cacume
con esso i piè ; ma qui convien ch’om voli;•27
dico con l’ale snelle e con le piume
del gran disio, di retro a quel condotto
che speranza mi dava e facea lume.•30
Noi salavam per entro ’l sasso rotto,
e d’ogne lato ne stringea lo stremo,
e piedi e man volea il suol di sotto.•33
Poi che noi fummo in su l’orlo suppremo
de l’alta ripa, a la scoperta piaggia,
« Maestro mio », diss’ io, «che via faremo?».•36
Ed elli a me : « Nessun tuo passo caggia ;
pur su al monte dietro a me acquista,
fin che n’appaia alcuna scorta saggia».•39
Lo sommo er’ alto che vincea la vista,
e la costa superba più assai
che da mezzo quadrante a centro lista.•42
Io era lasso, quando cominciai :
« O dolce padre, volgiti, e rimira
com’ io rimango sol, se non restai».•45
« Figliuol mio », disse, « infin quivi ti tira »,
additandomi un balzo poco in sùe
che da quel lato il poggio tutto gira.•48
Sì mi spronaron le parole sue,
ch’i’ mi sforzai carpando appresso lui,
tanto che ’l cinghio sotto i piè mi fue.•51
A seder ci ponemmo ivi ambedui
vòlti a levante ond’ eravam saliti,
che suole a riguardar giovare altrui.•54
Li occhi prima drizzai ai bassi liti ;
poscia li alzai al sole, e ammirava
che da sinistra n’eravam feriti.•57
Ben s’avvide il poeta ch’ïo stava
stupido tutto al carro de la luce,
ove tra noi e Aquilone intrava.•60
Ond’ elli a me : « Se Castore e Poluce
fossero in compagnia di quello specchio
che sù e giù del suo lume conduce,•63
tu vedresti il Zodïaco rubecchio
ancora a l’Orse più stretto rotare,
se non uscisse fuor del cammin vecchio.•66
Come ciò sia, se ’l vuoi poter pensare,
dentro raccolto, imagina Sïòn
con questo monte in su la terra stare•69
sì, ch’amendue hanno un solo orizzòn
e diversi emisperi ; onde la strada
che mal non seppe carreggiar Fetòn,•72
vedrai come a costui convien che vada
da l’un, quando a colui da l’altro fianco,
se lo ’ntelletto tuo ben chiaro bada».•75
« Certo, maestro mio », diss’ io, « unquanco
non vid’ io chiaro sì com’ io discerno
là dove mio ingegno parea manco,•78
che ’l mezzo cerchio del moto superno,
che si chiama Equatore in alcun’ arte,
e che sempre riman tra ’l sole e ’l verno,•81
per la ragion che di’, quinci si parte
verso settentrïon, quanto li Ebrei
vedevan lui verso la calda parte.•84
Ma se a te piace, volontier saprei
quanto avemo ad andar ; ché ’l poggio sale
più che salir non posson li occhi miei».•87
Ed elli a me : « Questa montagna è tale,
che sempre al cominciar di sotto è grave ;
e quant’ om più va sù, e men fa male.•90
Però, quand’ ella ti parrà soave
tanto, che sù andar ti fia leggero
com’ a seconda giù andar per nave,•93
allor sarai al fin d’esto sentiero ;
quivi di riposar l’affanno aspetta.
Più non rispondo, e questo so per vero».•96
E com’ elli ebbe sua parola detta,
una voce di presso sonò : « Forse
che di sedere in pria avrai distretta!».•99
Al suon di lei ciascun di noi si torse,
e vedemmo a mancina un gran petrone,
del qual né io né ei prima s’accorse.•102
Là ci traemmo ; e ivi eran persone
che si stavano a l’ombra dietro al sasso
come l’uom per negghienza a star si pone.•105
E un di lor, che mi sembiava lasso,
sedeva e abbracciava le ginocchia,
tenendo ’l viso giù tra esse basso.•108
« O dolce segnor mio », diss’ io, « adocchia
colui che mostra sé più negligente
che se pigrizia fosse sua serocchia».•111
Allor si volse a noi e puose mente,
movendo ’l viso pur su per la coscia,
e disse : « Or va tu sù, che se’ valente!».•114
Conobbi allor chi era, e quella angoscia
che m’avacciava un poco ancor la lena,
non m’impedì l’andare a lui ; e poscia•117
ch’a lui fu’ giunto, alzò la testa a pena,
dicendo : « Hai ben veduto come ’l sole
da l’omero sinistro il carro mena?».•120
Li atti suoi pigri e le corte parole
mosser le labbra mie un poco a riso ;
poi cominciai : « Belacqua, a me non dole•123
di te omai ; ma dimmi : perché assiso
quiritto se’ ? attendi tu iscorta,
o pur lo modo usato t’ha’ ripriso?».•126
Ed elli : « O frate, andar in sù che porta ?
ché non mi lascerebbe ire a’ martìri
l’angel di Dio che siede in su la porta.•129
Prima convien che tanto il ciel m’aggiri
di fuor da essa, quanto fece in vita,
per ch’io ’ndugiai al fine i buon sospiri,•132
se orazïone in prima non m’aita
che surga sù di cuor che in grazia viva ;
l’altra che val, che ’n ciel non è udita?»•135
E già il poeta innanzi mi saliva,
e dicea : « Vienne omai ; vedi ch’è tocco
meridïan dal sole e a la riva
cuopre la notte già col piè Morrocco».•139
Notes
[1-15] «Une âme en nous s'allume sur une autre…»
Il est très manifeste que ces puissances sont liées entre elles, de façon que l’une est le fondement de l’autre; et celle qui est le fondement peut être en soi séparée, mais l’autre qui se fonde sur elle, ne peut être séparée. Aussi la puissance végétative, par quoi l’on vit, est-elle le fondement sur quoi l’on ressent, c’est-à-dire voit, entend, goûte, sent et touche. Cette puissance végétative peut être âme en soi, comme nous le voyons dans toutes les plantes. La puissance sensitive ne peut exister sans elle et ne se trouve en aucune chose qui ne soit pas vivante; cette puissance sensitive est le fondement de l’intellective, c’est-à-dire la raison. Aussi, dans les choses animées et mortelles, la puissance ratiocinative ne peut elle se trouver sans la puissance sensitive (…) l’^me qui réunit toutes ces puissances et qui est de toutes les âmes la plus parfaite, est l’âme humaine… [Convivio, Livre III, II, pp.256-257, Dante œuvres complètes, Le Livre de Poche, Paris, 2002, traduction Christian Bec]
Aristote voit donc ces “puissances” unies, à la différence d’Averroès qui les voyait désunies, c’est la «fausse opinion» qui est ainsi dénoncée.
[25-27] «On grimpe à San Leo…»
- San Leo est un village proche de Rimini avec une forteresse perchée sur un rocher, qui à l’époque de Dante n’était accessible que par un étroit sentier taillé dans la roche. Ce village s’appela d’abord Montefeltro avant d’être rebaptisé San Leo.
- Noli est en LIgurie, sur la côte du Ponant. La ville est entourée de monts et il faut descendre pour l’atteindre, dans un mouvement opposé à San Leo.
- La Pierre de Bismontova est un rocher qui se détache nettement sur les Appenins. Son sommet plat servait de refuge en temps de guerre, l’accès très difficile n’étant possible que par un chemin difficile.
- Le mont Cacume se trouve dans le Lazio (la province de Rome)
[41-42] «Une pente plus raide que quarante cinq degrés»
Pour faire comprendre la “raideur” de la pente qu’il doit escalader, Dante fait référence au quadrant, un instrument de mesure utilisé par les marins ou les astronomes pour mesurer la hauteur des astres sur l’horizon. Le vers original est : «da mezzo quadrante a centro lista.» Un quadrant (dessin ci-dessus) est un quart de cercle (90°) avec une règle mobile l’adidada (la « centro lista” du texte original). Dante indique donc que la pente est supérieure à 45°.
[56-75] «Je m'étonnai que le Soleil nous frappe par la gauche»
- «Entre nous et l’Aquilon» [“tra noi et Aquilone”], signifie entre « nous et le nord ». L’Aquilone est un vent froid qui souffle du Nord. Dante en Italie, est habitué en Italie à voir le Soleil se lever entre lui et le Sud.
- «si Castor et Pollux» indique la constellation du Zodiaque des Gémeaux. En fait Virgile veut dire que le Soleil fait dans cet hémisphère un parcours inverse de celui qu’il aurait fait dans l’hémisphère nord.
- «ce miroir…» [“quello specchio…”] est le Soleil, car il reflète la lumière divine.
- «tourner encore plus près des Ourses» [“a l’Orse più stretto”] signifie « plus au Nord”, là où se trouvent les constellations de la Grande et de la Petite Ours. La partie du Zodiaque la plus rouge, c’est-à-dire celle où se trouve le Soleil, se trouve près de ces ourses.
- «Imagine Sion…» Sion est la montagne de Jérusalem et se trouve donc à l’opposé de celle du Purgatoire, et donc, comme l’explique Virgile (70-72) le Soleil doit passer dans l’hémisphère Nord (celui de Sion) d’un côté et dans l’hémisphère Sud de l’autre.
- Phaéton est le fils du Soleil. Il mourut pour avoir perdu le contrôle du char de son père.
[79-84] «Le cercle du milieu du monde céleste, qu’une science appelle Équateur»
[88-93] «Plus on monte, et moins elle fatigue…»
[115] «Je le reconnus»
L’ombre que Dante reconnait sans hésitation est Belacqua. Ce fut sans doute un ami de Dante. Ce muscien qui fut aussi facteur de luth et de guitare a laissé une trace comme paresseux impénitent, d’où l’allusion du vers 126 : «as-tu repris ton ancienne habitude», arrivant le matin à la taverne et ne la quittant pas de la journée.