Le Purgatoire – Chant VI

Joueurs – Mosaïque – Musée du Bardo, Tunis – Photo: Marc Mentré

Antépurgatoire • Deuxième assise • Autres esprits négligents • Efficacité et vertu de la prière • Sordello • Imprécations contre l’Italie, l’Empire, le pape et Florence. 

Quand s’achève la partie de zara 

celui qui perd demeure meurtri 

et triste s’instruit en répétant les coups;•3 

avec l’autre s’en va toute la foule ; 

qui le devance, qui le tire par derrière, 

et qui à ses côtés se rappelle à lui;•6 

il ne s’arrête pas, écoutant celui-ci et celui-là ; 

et celui qui lui prend la main, il ne la serre pas ; 

et ainsi de la cohue il se libère.•9 

J’étais ainsi dans cette troupe serrée 

tournant le visage vers eux, ici et là,  

et promettant je me délivrais d’elle.•12 

L’Arétin était là qui des bras 

féroces de Ghino di Tacco reçut la mort, 

et l’autre noyé alors qu’il courait à la chasse.•15 

Là priait les mains levées 

Federigo Novello, et celui de Pise

qui fit paraître le bon Marzucco courageux.•18 

Je vis le conte Orso et l’âme séparée 

du corps par haine et par envie,  

comme il disait, non par faute commise:•21 

je dis Pierre de la Brosse ; et qu’elle soit prévoyante 

tant qu’elle est sur terre, la dame de Brabant, 

sinon elle ira dans pire troupe.•24 

Quand je fus libéré de toutes

ces ombres qui priaient seulement que d’autres prient,

pour hâter le temps de devenir saintes,•27 

je commençai : « Il semble que tu nies, 

nettement, ô ma lumière, dans un texte

que la prière plie les décrets du ciel;•30 

or ces gens prient seulement dans ce but :  

dès lors leur espérance serait-elle vaine,

où je n’ai pas compris ton propos?».•33 

Et lui à moi : « Mon écriture est claire ;

et l’espérance de ceux-ci n’est pas fausse,

si l’on regarde bien avec un esprit sain;•36 

la cime du jugement ne plie pas 

si le feu d’amour accomplit en un point 

ce que doivent satisfaire ceux qui demeurent ici;•39 

et là où je marquais cette phrase, 

le péché ne s’amendait pas, en priant,

car la prière était éloignée de Dieu.•42 

Toutefois ne t’arrête pas à un doute

aussi profond, attend celle qui te dira

quelle est la lumière entre le vrai et la raison.•45 

Je ne sais si tu entends ; je parle de Béatrice ; 

tu la verras en haut, sur le sommet  

de cette montagne, riante et heureuse».•48 

Et moi : « Seigneur, allons avec plus de hâte, 

car déjà je ne me fatigue plus comme avant,

et vois que désormais le mont jette son ombre».•51 

« Nous irons avec ce qui reste de ce jour »,

répondit-il, « le plus que nous pourrons ;

mais les choses ne sont pas comme tu le crois.•54 

Avant d’être là-haut, tu verras revenir

celui qui est déjà caché par le versant,

si bien que tu ne fais plus se briser ses rayons.•57 

Mais vois là un esprit, assis

seul et solitaire, qui regarde vers nous :

il nous enseignera la voie la plus rapide».•60 

Nous allâmes vers lui : ô âme lombarde

comme tu te tenais altière et dédaigneuse

et le mouvement de ton regard était digne et plein de retenu!•63 

Il ne nous disait rien, 

mais nous laissait venir, regardant seulement

à la manière d’un lion au repos.•66 

Malgré tout Virgile s’approcha de lui, le priant

de nous montrer la meilleure montée ;

et celui-ci ne répondit pas à sa demande,•69 

mais s’enquit de notre pays

et de notre vie ; et le doux guide commençait

« Mantua… », et l’esprit, tout absorbé qu’il était,•72 

se dressa vers lui d’où il se trouvait,

disant : « Ô Mantouan, je suis Sordello

de ta terre ! » ; et l’un l’autre s’embrassèrent.•75 

Ah serve Italie, auberge de douleur,

navire sans pilote dans grande tempête,

non plus dame des provinces, mais bordel!•78 

Cette âme noble fut si empressée,

par le seul doux nom de sa terre,

de faire fête ici à son concitoyen;•81

à présent chez toi ils ne restent pas sans guerre,

tes vivants, et ils se rongent l’un l’autre  

ceux qu’un mur et un fossé enserrent.•84 

Cherche, malheureuse, le long de tes rivages

de tes mers, et puis regarde en ton sein,

si quelque partie de toi jouit de la paix.•87 

A quoi servit que Justinien te rajustât

le frein, si la selle est vide ?

Sans cela la honte serait moins grande.•90 

Ah peuple qui devrait être soumis, 

et laisser César s’asseoir sur la selle,

si tu entends bien ce que Dieu t’enseigne,•93 

vois comme cette bête est devenue farouche

car n’étant plus corrigée par l’éperon,

depuis que tu as pris en main la bride.•96 

Ô Albert allemand qui abandonne

celle qui est devenue indomptée et sauvage,

alors que tu devrais enfourcher ses arçons,•99 

que tombe des étoiles un juste jugement

sur ceux de ton sang, et qu’il soit si neuf et clair 

que ton successeur en ait crainte!•102 

Comment toi et ton père avez-vous pu tolérer,

retenus loin d’ici par la cupidité,

que le jardin de l’empire soit abandonné.•105 

Viens voir les Montecchi et les Cappelletti,

les Monaldi et les Filippeschi, homme négligent :

ceux-là déjà défaits, ceux-ci dans la crainte!•108 

Viens, cruel, viens et vois l’oppression

de tes vassaux, et soigne leurs dommages ;

et tu verras comme Santafior est sombre!•111 

Viens voir ta Rome qui pleure,

veuve et seule, qui jour et nuit t’appelle :

« Mon César, pourquoi n’es-tu pas avec moi?».•114 

Viens voir comme les peuples s’aiment !

et si aucune pitié pour nous ne t’ébranle,

viens avoir honte de ta renommée.•117 

Et s’il m’est permis, ô Jupiter suprême,

qui fut sur terre crucifié pour nous,

tes yeux justes sont-ils tournés ailleurs?•120 

Où est-ce la préparation que dans l’abîme

de ta sagesse tu fais pour quelque bien

qui échappe en tout à notre entendement?•123 

Car les villes d’Italie sont toutes pleines

de tyrans, et chaque vilain qui se fait partisan

devient un Marcellus.•126 

Ma Florence, tu peux être contente

de cette digression qui ne te touche pas,

grâce à ton peuple qui pour lui est si ingénieux.•129 

Beaucoup ont la justice au cœur, mais la décoche tard 

pour ne pas tendre l’arc sans conseil ;

mais ton peuple la porte au bord des lèvres.•132 

Beaucoup refusent les fonctions publiques ;

mais ton peuple répond avec empressement

sans qu’on l’appelle, et crie : « Je m’en charge!».•135 

Réjouis-toi, car tu as bien de quoi :

tu es riche, tu es en paix, et tu as la sagesse !

Si je dis vrai, les faits le montrent bien.•138 

Athènes et Sparte, qui firent

les anciennes lois et furent si policées,

donnèrent un pauvre signe du bien vivre•141 

en comparaison de toi qui prend des mesures

si subtiles, qu’au milieu de novembre

n’arrive pas ce que tu as filé en octobre.•144 

Combien de fois, du temps dont on a mémoire,

as-tu changé lois, monnaie, fonctions 

et vie publique, et renouvelé tes membres?•147 

Et si tu te rappelles bien et vois clair,

tu te verras semblable à cette infirme

qui ne peux trouver de repos sur la plume,

mais qui se défend de son mal en se tournant.•151

Antipurgatorio • Secondo Balzo • Schiera di negligenti intorno a Dante • Efficacia della preghiera • Sordello • Imprecazioni contro l’Italia, la Chiesa, gli imperatori e Firenze. 

Quando si parte il gioco de la zara, 

colui che perde si riman dolente, 

repetendo le volte, e tristo impara;•3 

con l’altro se ne va tutta la gente ; 

qual va dinanzi, e qual di dietro il prende, 

e qual dallato li si reca a mente;•6 

el non s’arresta, e questo e quello intende ; 

a cui porge la man, più non fa pressa ; 

e così da la calca si difende.•9 

Tal era io in quella turba spessa, 

volgendo a loro, e qua e là, la faccia, 

e promettendo mi sciogliea da essa.•12 

Quiv’ era l’Aretin che da le braccia 

fiere di Ghin di Tacco ebbe la morte, 

e l’altro ch’annegò correndo in caccia.•15 

Quivi pregava con le mani sporte 

Federigo Novello, e quel da Pisa 

che fé parer lo buon Marzucco forte.•18 

Vidi conte Orso e l’anima divisa 

dal corpo suo per astio e per inveggia, 

com’ e’ dicea, non per colpa commisa;•21 

Pier da la Broccia dico ; e qui proveggia, 

mentr’ è di qua, la donna di Brabante, 

sì che però non sia di peggior greggia.•24 

Come libero fui da tutte quante 

quell’ ombre che pregar pur ch’altri prieghi, 

sì che s’avacci lor divenir sante,•27

io cominciai : « El par che tu mi nieghi, 

o luce mia, espresso in alcun testo 

che decreto del cielo orazion pieghi;•30 

e questa gente prega pur di questo : 

sarebbe dunque loro speme vana, 

o non m’è ’l detto tuo ben manifesto?».•33 

Ed elli a me : « La mia scrittura è piana ; 

e la speranza di costor non falla, 

se ben si guarda con la mente sana;•36 

ché cima di giudicio non s’avvalla 

perché foco d’amor compia in un punto 

ciò che de’ sodisfar chi qui s’astalla;•39 

e là dov’ io fermai cotesto punto, 

non s’ammendava, per pregar, difetto, 

perché ’l priego da Dio era disgiunto.•42 

Veramente a così alto sospetto 

non ti fermar, se quella nol ti dice 

che lume fia tra ’l vero e lo ’ntelletto.•45 

Non so se ’ntendi : io dico di Beatrice ; 

tu la vedrai di sopra, in su la vetta 

di questo monte, ridere e felice».•48 

E io : « Segnore, andiamo a maggior fretta, 

ché già non m’affatico come dianzi, 

e vedi omai che ’l poggio l’ombra getta».•51 

« Noi anderem con questo giorno innanzi », 

rispuose, « quanto più potremo omai ; 

ma ’l fatto è d’altra forma che non stanzi.•54 

Prima che sie là sù, tornar vedrai 

colui che già si cuopre de la costa, 

sì che ’ suoi raggi tu romper non fai.•57 

Ma vedi là un’anima che, posta 

sola soletta, inverso noi riguarda : 

quella ne ’nsegnerà la via più tosta».•60 

Venimmo a lei : o anima lombarda, 

come ti stavi altera e disdegnosa 

e nel mover de li occhi onesta e tarda!•63 

Ella non ci dicëa alcuna cosa, 

ma lasciavane gir, solo sguardando 

a guisa di leon quando si posa.•66 

Pur Virgilio si trasse a lei, pregando 

che ne mostrasse la miglior salita ; 

e quella non rispuose al suo dimando,•69 

ma di nostro paese e de la vita 

ci ’nchiese ; e ’l dolce duca incominciava 

« Mantüa… », e l’ombra, tutta in sé romita,•72 

surse ver’ lui del loco ove pria stava, 

dicendo : « O Mantoano, io son Sordello 

de la tua terra ! » ; e l’un l’altro abbracciava.•75 

Ahi serva Italia, di dolore ostello, 

nave sanza nocchiere in gran tempesta, 

non donna di province, ma bordello!•78 

Quell’ anima gentil fu così presta, 

sol per lo dolce suon de la sua terra, 

di fare al cittadin suo quivi festa;•81 

e ora in te non stanno sanza guerra 

li vivi tuoi, e l’un l’altro si rode 

di quei ch’un muro e una fossa serra.•84 

Cerca, misera, intorno da le prode 

le tue marine, e poi ti guarda in seno, 

s’alcuna parte in te di pace gode.•87 

Che val perché ti racconciasse il freno 

Iustinïano, se la sella è vòta ? 

Sanz’ esso fora la vergogna meno.•90 

Ahi gente che dovresti esser devota, 

e lasciar seder Cesare in la sella, 

se bene intendi ciò che Dio ti nota,•93 

guarda come esta fiera è fatta fella 

per non esser corretta da li sproni, 

poi che ponesti mano a la predella.•96 

O Alberto tedesco ch’abbandoni 

costei ch’è fatta indomita e selvaggia, 

e dovresti inforcar li suoi arcioni,•99 

giusto giudicio da le stelle caggia 

sovra ’l tuo sangue, e sia novo e aperto, 

tal che ’l tuo successor temenza n’aggia!•102 

Ch’avete tu e ’l tuo padre sofferto, 

per cupidigia di costà distretti, 

che ’l giardin de lo ’mperio sia diserto.•105 

Vieni a veder Montecchi e Cappelletti, 

Monaldi e Filippeschi, uom sanza cura : 

color già tristi, e questi con sospetti!•108 

Vien, crudel, vieni, e vedi la pressura 

d’i tuoi gentili, e cura lor magagne ; 

e vedrai Santafior com’ è oscura!•111 

Vieni a veder la tua Roma che piagne 

vedova e sola, e dì e notte chiama : 

« Cesare mio, perché non m’accompagne?».•114 

Vieni a veder la gente quanto s’ama ! 

e se nulla di noi pietà ti move, 

a vergognar ti vien de la tua fama.•117 

E se licito m’è, o sommo Giove 

che fosti in terra per noi crucifisso, 

son li giusti occhi tuoi rivolti altrove?•120 

O è preparazion che ne l’abisso 

del tuo consiglio fai per alcun bene 

in tutto de l’accorger nostro scisso?•123 

Ché le città d’Italia tutte piene 

son di tiranni, e un Marcel diventa 

ogne villan che parteggiando viene.•126 

Fiorenza mia, ben puoi esser contenta 

di questa digression che non ti tocca, 

mercé del popol tuo che si argomenta.•129 

Molti han giustizia in cuore, e tardi scocca 

per non venir sanza consiglio a l’arco ; 

ma il popol tuo l’ha in sommo de la bocca.•132 

Molti rifiutan lo comune incarco ; 

ma il popol tuo solicito risponde 

sanza chiamare, e grida : « I’ mi sobbarco!»•135 

Or ti fa lieta, ché tu hai ben onde : 

tu ricca, tu con pace e tu con senno ! 

S’io dico ’l ver, l’effetto nol nasconde.•138 

Atene e Lacedemona, che fenno 

l’antiche leggi e furon sì civili, 

fecero al viver bene un picciol cenno•141 

verso di te, che fai tanto sottili 

provedimenti, ch’a mezzo novembre 

non giugne quel che tu d’ottobre fili.•144 

Quante volte, del tempo che rimembre, 

legge, moneta, officio e costume 

hai tu mutato, e rinovate membre!•147 

E se ben ti ricordi e vedi lume, 

vedrai te somigliante a quella inferma 

che non può trovar posa in su le piume,

ma con dar volta suo dolore scherma.•151

Notes
[1] Le jeu de la Zara
dès-deux-zara

 

Le jeu de la Zara est sans doute un des jeux de hasard parmi les plus populaires en Italie, au Moyen Âge.

Les règles en Italie [elles différaient en Espagne] étaient les suivantes :

  1. Le jeu se joue avec trois dès;
  2. les joueurs jettent les dès et celui qui gagne commence la partie;
  3. avant de lancer les dès, celui qui joue doit déclarer un chiffre de 5 à 16. Si le chiffre qu’il a déclaré sort, il est déclaré vainqueur.
  4. Si le chiffre 3, 4, 17 et 18 sort, cela équivaut à zéro. Le nom du jeu —zara— vient sans doute du résultat à ces combinaisons défavorables. Ces chiffres sont appelés “azar”, c’est-à-dire non valides.
  5. avec trois dès, les chiffres qui statistiquement sortent le plus souvent sont le 10 et le 11. Les joueurs ne peuvent déclarer ces deux chiffres qu’un nombre limité de fois au cours d’une partie.

SourceIl Giuoco in Italia nei secoli XIII e XIV e specialmente in Firenze, de Ludovico Zdekauer, Florence, 1886.

[13_14] «L'Arétin était là…»
Benincassa da Laterina (situé dans le Val d’Arno) est l’Arétin. Juge à Arezzo, après avoir été jurisconsulte à Bologne, il sera assesseur du Podestà de Sienne.

 

Il condamna à mort Turino, le frère (ou l’oncle) de Ghino di Tacco, pour vol avec violence. Transféré à Rome, pour échapper à la vengeance de Ghino, il y sera assassiné en pleine audience par ce dernier, qui réussit à s’enfuir avec la tête qu’il venait de couper!

Ghino di Tacco était un noble siennois (en tout cas descendant de la famille noble des Della Fratta). Installé dans le château de Radicofani, il devint un bandit de grand chemin. Boccace, dans son Décaméron en fait une sorte de Robin des bois [Xe journée, IIe nouvelle].

[15] «L'autre noyé…»
L’autre” est Guccio [ou Ciacco] dei Tarlati da Pietramala, chef du parti gibelin d’Arezzo. Il aurait été l’oncle du célèbre Guido Tarlati. Selon Benvenuto, il serait mort noyé dans l’Arno, entraîné par son cheval alors qu’il était à la poursuite des Bostoli, des guelfes exilés d’Arezzo qui avaient trouvé refuge au Château de Rondine.

Selon d’autres sources, [dont le fils de Dante Pietro] il serait mort noyé alors que les mêmes Bostoli étaient à sa poursuite après la bataille de Campaldino, en 1289.

Le texte de Dante ne permet pas de trancher entre ces deux hypothèses, puisqu’il est ambigüe «correndo in caccia» pouvant signifier “fuite” comme “poursuite”.

[17] Federigo Novello
Federigo Novello était un fils de Guido Novello des contes Guidi del Casentino et de Gherardesca, fille du Conte Ugolino della Gherardesca da Pisa.

Il fut assassiné en 1289  par un guelfe, Bostolli d’Arrezzo, près de Bibbiena. Il est dit qu’il aidait alors Guccio dei Tartali di Pietramala.

[17-18] «Celui de Pise…»
«Quel da Pisa» [« Celui de Pise« ], est sans doute Gano, le fils de messer Marzucco de li Scornigiani da Pisa. Il aurait été tué en 1288 par les partisans du conte Ugolino, car il était partisan de Nino Visconti

Cavaliere et docteur en droit, il était un homme influent à Pise. Il est dit «forte» [« fort »] et «buon» [« bon »] dans la Comédie, car il ne chercha pas à se venger, supportant sa perte avec une force toute chrétienne, et renonçant à la vendetta. 

Marzucco serait devenu franciscain en 1286 et aurait dès lors vécut à Florence [à Santa Croce] où il serait mort vers 1300. Pour cette raison, Dante a pu le connaître.

[19] Le conte Orso
Le Conte Orso était le fils de Napoleone degli Alberti, conte di Mangona. Orso fut tué peut-être à la suite d’une vendetta par son cousin Alberto, qui était le fils d’Alessandro degli Alberti. Alberto à son tour sera tué par son neveu Spinello. 

Dante place les deux pères, Napoleone et Alessandro, qui s’entretuèrent dans la Caïne au dernier cercle de l’enfer [Enfer, Chant XXXII, 55 à 60]

[20-24] «L’âme séparée du corps par haine et par envie…»
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La pendaison de Pierre de la Brosse. Enluminure tirée d’un manuscrit des Grandes Chroniques de France.

Pier da la Broccia [Pierre de la Brosse] gentilhomme de Touraine, fut le chambellan du Roi de France, Louis IX puis de son fils Philippe III.

En 1276, Louis, le fils de Philippe -—fruit d’un premier lit avec Isabelle d’Aragon et héritier présomptif du trône— mourut brutalement. La rumeur courue que Marie de Brabant —seconde épouse de Philippe III— l’ait empoisonné pour que ses propres enfants puissent succéder à Philippe. Pierre de la Brosse aurait été au premier rang des accusateurs.

Il fut arrêté, condamné à mort et exécuté (décapité) le 30 juin 1278 en présence du Duc de Bourgogne et de Brabant et du Conte d’Artois, sans que l’on sache les charges retenues contre lui.

Là encore la rumeur voulue qu’il ait été condamné car Marie de Brabant l’aurait —faussement— accusé d’avoir attenté à sa pudeur. Dante, dont tout laisse croire qu’il pensait Pierre de la Brosse innocent, la rend comptable de cette accusation, la menaçant [elle est encore vivante au moment où Dante écrit le Purgatoire] de l’enfer, à mins qu’elle ne se rétracte. 

Dans la réalité, il semble que Pierre de la Brosse se soit rendu coupable de trahison en entretenant une correspondance secrète avec Alphonse X, roi de Castille, avec lequel Philippe III était en guerre. 
 

[28-33] «Il semble que tu nies dans un texte que la prière plie les décrets du ciel»
«alcun testo» signifie “un certain texte”, «un texte déterminé”. En l’occurence, il s’agit d’un passage de l’Énéide, dans lequel Virgile —en s’en tenant au sens littéral– indique que les prières ne sauraient bénéficier aux morts: 

Cesse d’espérer que tes prières puissent fléchir le arrêts immuables des dieux 

[Énéide, Livre VI, 376]

[34-48] «Mon écriture et claire…»
Cette longue réponse de Virgile vise à répondre à deux hérésies de l’époque, le Valdéisme et le Catharisme, qui n’admettaient pas le fait que les prières des vivants puissent bénéficier aux défunts. Ce sont leurs croyants qui sont visés par le vers «si l’on regarde bien avec un esprit sain» [“si ben si guarda con la mente sana”]. 

 

Virgile utilise une image d’un arbre pour illustrer son propos. Le “sommet du jugement” [comprendre le jugement de Dieu] ne plie pas par la seule force de la prière des vivants [“le feu d’amour”], les ombres doivent aussi purger leurs péchés.

Mais Virgile ajoute, que l’explication sera reprise par Béatrice, lorsque Dante la rencontrera, car lui ne peut expliquer que la “raison”. Béatrice elle expliquera le “vrai”.

[74] «Je suis Sordello…»
Sordello-sordel

Miniature représentant Sordello dans un manuscrit du XIIIe siècle.

Sordello célèbre troubadour du XIIIe siècle, né vers 1200 à Goito, un village proche de Mantoue, d’où le «della tua terra», après que Virgile ait dit Montova, pour dire sa terre d’origine. Lorsque Virgile et Dante le rencontrent, il est décrit comme hautain, fier et solitaire. Lorsque Sordello apprend que l’un des pèlerins est lui aussi originaire de Mantoue, il l’étreint, tout comme un exilé étreint un compatriote.

On sait peut de choses de la vie de Sordello. Il est né dans une famille noble mais pauvre. Après avoir résidé à Florence vers 1220, il  séjourne dans plusieurs cours du nord de l’Italie:

  • à Ferrare auprès d’Azzo VII d’Este;
  • à Vérone auprès de Ricciardo di San Bonifacio;
  • à Trévise auprès des da Romano.

Outre la poésie Sordello est aussi célèbre pour ses démêlés amoureux. À Vérone, il enlève Cunizza, l’épouse de Riccardo di San Bonifacio, et la ramène à la maison paternelle, à Trévise auprès de son père Ezzelino II da Romano. Sordello l’aurait fait à la demande du frère de Cunizza, Ezzelino III. Quoiqu’il en soit, l’histoire d’amour entre Cunizza et Sordello durera peu. Elle quitta en effet rapidement la cour des da Romano pour rejoindre celle de son frère Alberico (oujours à Trévise) avant de rejoindre un chevalier nommé Bonio.  

De son côté Sordello va lui aussi tomber de nouveau amoureux. Il rejoignit le château (et la cour) de Ceneda, à une vingtaine de kilomètres de Trévise, qui appartenait à la famille Strasso. Il y fit la connaissance d’une jeune femme, Otta di Strasso, qu’il épousa en secret. Ils s’enfuirent tous deux à Trévise et trouvèrent refuge auprès d’Ezzelino. Un refuge précaire, Sordello ne sortant jamais sans une escorte de crainte des représailles du conte Ricciardo di San Bonifacio ou de la famille Strasso. 

Pour compliquer encore sa vie, il semble qu’à la cour d’Ezzelino, il renoua une relation avec Cunizza, froissant son frère. Il ne restait donc plus qu’à Sordello qu’à fuir. 

Son errance commence en Provence. Elle le mènera ensuite auprès de la cour royale du Léon auprès d’Alphonse IX [entre 1229 et 1232], puis de la cour de Castille et de Léon auprès Ferdinand III et de Jean 1er d’Aragon au quel il dédiera un poème. Après un détoure par le Poitou [à la cour de Savaric de Mauléon] puis le Portugal, il revient en Provence. 

C’est là en 1240, qu’il écrivit l’un de ses plus importants poèmes, le planh de Blacatz, [un planh est une lamentation ou complainte funéraire], célébrant la mort de Blacatz, un des barons du conte Bérenger IV. Ce poème a forte portée politique et morale, dénonçant la faible du roi et de ses princes, fait de Sordello un sévère censeur. Et ce n’est pas par hasard que lorsque Sordello apparaît dans ce Chant, Dante commence aussitôt sa longue apostrophe dénonçant tous les maux de l’Italie.

Voici les huit premiers vers du planh de Blacatz:

Planher vuelh en Blacatz en aquest leugier so,

ab cor trist e marrit; et ai en be razo,

qu’en luy ai mescabat senhor et amic bo,

e quar tug l’ayp valent en sa mort perdut so;

tant es mortals lo dans qu’ieu non ai sospeisso

que jamais si revenha, s’en aital guiza no;

qu’om li traga lo cor e que•n manio•l baro

que vivon descorat, pueys auran de cor pro.

[Je veux pleurer le noble Blacatz dans cette chanson désordonné, / avec le cœur triste et affligé, et j’ai bien raison / car en lui j’ai perdu un bon ami et seigneur, / et parce qu’avec lui ont disparu tous les usages vertueux; / la perte est si mortelle que je n’ai nul espoir / qu’il soit possible de la voir revenir si ce n’est pour cette raison: / que du cœur qui lui a été enlevé les barons se nourrissent / qui souffrent d’insuffisances du cœur: donc il y aura encore beaucoup de cœur.]

Ensuite, il restera à la cour de Bérenger et après sa mort nourrira une relation forte avec Charles d’Anjou, lorsque ce dernier deviendra conte de Provence [en épousant Béatrice de Provence]. Il ne se joindra pas à lui en Croisade [Il écrira un poème pour expliquer son refus], en revanche, il l’accompagnera en Italie lors de sa conquête du royaume de Naples et de Sicile. Il en sera récompensé par un fief dans les Abruzzes.

On ignore les circonstances de sa mort, qui fut sans doute violente et expliquerait sa présence dans cette partie du Purgatoire. Quarante de ses poèmes ont été préservés.

 

[76] «Ah serve Italie…»
Avec cette exclamation —«Ah serve Italie»— commence la célèbre invective de Dante à l’encontre de l’Italie, de l’Empereur, du pape, de Florence. Elle se continue jusqu’à la fin du Chant VI. Cette apostrophe est écrite sur un ton personnel et enflammé qui reflète la passion de Dante pour son pays, mais aussi ses convictions politiques et morales. 
[76] «Navire sans pilote dans grande tempête…»
Allusion transparente à l’absence de pouvoir impérial, et à la présence d’une Église corrompue. 
[88] «A quoi servit que Justinien te rajustât le frein…»
Corpus_Iuris_Civilis_Justinien

 

Derrière l’image du cheval indompté, car personne ne se tient sur «la selle», Dante fait allusion au fait que le trône de l’Empereur est vacant depuis la mort de Frédéric II, es Empereurs élus en Allemagne, Rodolphe d’Absbourg, Adolphe de Nassau et Albert d’Autriche, n’ayant pas été couronnés à Rome.

Le “frein rajusté” est une référence au Corpus iuris civilis, compilation du droit romain réalisé par l’Empereur romain d’Orient Justinien 1er en 528, avec une seconde version en 533. Cette œuvre législative constituera ce que l’on appellera le droit romain, fondement du droit civil, lorsque ce corpus sera retrouvé au XIIe siècle. 

[97] «Oh Albert allemand…»
albert-Habsbourg-autriche

Albert 1er d’Autriche

Dante reprend ici les arguments qu’il développe(ra) dans son de Monarchia, et donc logiquement après avoir demandé au peuple (et à l’Église) de laisser «César s’asseoir sur la selle», il en appelle à «Alberto tedesco», c’est-à-dire à Albert 1er d’Autriche.

Né en 1255 et mort en 1308, fils de Rodolphe de Habsbourg, il fut élu à son tour roi des Romains en 1298, après avoir battu son prédécesseur Adolphe de Nassau lors d’une bataille de Gôolheim, à côté de Worms.

En fait, il fut accaparé par des luttes incessantes en Allemagne et s’il fut reconnu comme Empereur par le pape Boniface VIII en 1303 ce fut au prix d’importantes concessions: il accepta de renoncer à son alliance avec le roi de France, Philippe le Bel, à prêter serment [un serment proche de celui que prononçaient les officiers pontificaux] auprès du pape; il promit de ne pas désigner de vicaire en Toscane, sans l’accord du Saint-Siège… Tous ces efforts furent inutiles, Boniface VIII moura en 1303 et Albert assassiné par son neveu Jean de Souabe en 1308.

Comme son père Rodolphe, il n’aura pas posé le pied en Italie -le «jardin de l’Empire»- de tout son règne.

[106] «Viens voir les Montecchi et les Cappelletti, les Monaldi et les Filippeschi…»
Viens… Viens… Viens… Dans le premier tercet de cette célèbre anaphore, Dante invite Albert à venir en Italie pour rencontrer quatre familles. 

 

  • Les Montecchi furent les chefs de la faction gibeline de Vérone.
  • Les Cappelletti furent de Crémone. Guelfes, ils étaient anti-empereur.

Ces deux familles symbolisent les factions -gibelins et guelfes- qui déchirèrent dans la dernière moitié du XIIIe siècle la Lombardie. 

Les Monaldi, gibelins et les Filippeschi, guelfes étaient également de ces deux factions opposées, mais s’affrontèrent dans la même ville, Orvieto. Les Filippeschi sont décrits «con sospetti» [dans la crainte], car conscients de leur propre chute. Elle arriva en 1312, lorsque confortés par l’arrivée de l’Empereur Henri VII en Italie, ils attaquèrent les Monaldi. Mal leur en pris. Ils furent battus et expulsés de la ville avec les autres gibelins. Les Monaldi ne devaient pas régner longtemps. En 1337, ils seront à leur tour expulsés. 

[111] Santafior
Santafior était un fief de la famille degli Aldobrandeschi, une puissante famille gibeline qui avait dominé la Toscane méridionale et Santafior pendant près de trois siècles. Mais en 1300, ce conté de la Maremme siennoise, qui était formellement un fief impérial, n’était plus sous leur domination mais sous celle des guelfes de Sienne. 
[118] «Oh Jupiter suprême…»
Il s’agit de Dieu, et plus précisément du Christ. Au Moyen Âge, cette appellation était d’usage courant.
[124-126] Marcellus
«Marcel» est sans doute une allusion à Claudius Marcellus, adversaire de César, du moins d’après ce qu’en dit Lucain dans sa Pharsale [Livre 1, 313] :

Qu’il vienne ce chef amolli par les délices de la paix, Qu’il vienne avec ses soldats faits à la hâte, ses milices revêtues de la toge, ce Marcellus qui harangue sans cesse…

[127-141] «Ma Florence…]
Maintenant Dante, s’adresse directement à sa ville, «Fiorenza mia», et à ses habitants. Il a l’ironie amère n’hésitant pas à la comparer cruellement à Athènes et Sparte. 
[145] «Combien de fois, as-tu changé lois, monnaie, fonctions et vie publique»
Dante a été un homme politique au cœur des réformes et décisions de Florence pendant pratiquement dix ans. De cette expérience, il garde un souvenir amer, au point qu’il compare Florence à une «infirme».