Le Purgatoire – Chant XXVI
Vol de grues – Pixabay – CC-0
Septième corniche • Les luxurieux • Deux cortèges • Joyeuse rencontre • Exemples de luxure • Guido Guinizelli • Admiration de Dante • Arnaut Daniel, le troubadour provençal.
Tandis que sur le bord, nous avançions,
l’un derrière l’autre, le bon maître me disait
souvent : « Soit attentif : que mes avis te servent » ;•3
Le soleil frappait mon épaule droite,
et déjà, de ses rayons, le bleu céleste
devenait blanc dans tout l’occident ;•6
avec mon ombre je faisais paraître d’un rouge
plus ardent la flamme ; et à ce seul signe
je vis de nombreuses ombres, qui, avançant, étaient attentives.•9
Ceci leur donna l’occasion
de parler de moi ; elles commencèrent
à dire entre elles : « Celui-ci ne semble pas un corps factice»;•12
puis certaines essayèrent de s’approcher de moi,
autant que possible, toujours en faisant attention
de ne pas sortir là où le feu ne les brûlait pas.•15
« Ô toi qui va, non par paresse,
mais peut-être par déférence, derrière les autres,
réponds moi qui brûle de soif et de feu.•18
Ta réponse n’est pas nécessaire à moi seul ;
car tous ceux-ci en ont plus soif
que les Indiens et les Éthiopiens d’eau fraîche.•21
Dis-nous comment tu fais obstacle
au soleil, comme si tu n’étais pas encore
pris dans les rets de la mort.»•24
Ainsi me parlait l’un d’eux ; et moi je me serais
déjà manifesté, si une autre nouveauté ne m’était
alors apparue, attirant mon attention ;•27
par le milieu du chemin en flammes
venaient des gens dans le sens opposé aux premiers,
et je les regardais avec attention, l’esprit occupé.•30
Je vis de toute part en se hâtant
toutes les ombres s’embrasser l’une avec l’autre
sans s’arrêter, heureuses de cette brève fête ;•33
ainsi dans leur longue file brune
les fourmis s’effleurent du museau l’une l’autre,
peut-être pour se renseigner du chemin et de leur sort.•36
Aussitôt que cesse l’amicale accolade,
avant qu’elles fassent un premier pas,
chacune s’écrie de toutes ses forces:•39
les nouveaux venus : « Sodome et Gomorrhe ! »
et les autres : «Pasiphaé entre dans la vache,
pour que le taureau coure à sa luxure.»•42
Puis comme les grues s’envolent pour partie
vers les monts Riphée, pour partie vers le sable,
les unes rejetant le gel, les autres le soleil,•45
une troupe s’en va, et l’autre s’en vient ;
et elles reviennent, pleurant, aux premiers chants
et au cri qui leur convenaient le plus;•48
et se rapprochant de moi, comme auparavant,
les mêmes qui m’avaient prié,
me semblaient alors prêtes à m’écouter.•51
Et moi qui deux fois avait vu leur désir,
je commençai : « Ô âmes certaines
d’être, tôt ou tard, en paix,•54
ni verts ni mûrs mes membres
ne sont pas restés là-bas, mais ils sont ici
avec leur sang et leurs jointures.•57
Aussi je monte pour ne plus être aveugle ;
une dame là-haut m’a acquis cette grâce,
de porter un corps mortel par votre monde.•60
Mais que votre plus grand désir soit
rassasié au plus tôt, afin que le vaste ciel
qui est plein d’amour vous accueille,•63
dites-moi, pour que je couche sur le papier,
qui vous êtes, et quelle est cette foule
qui s’en va en vous tournant le dos.»•66
Le montagnard ne se montre pas moins
stupéfait, demeurant muet,
quand rustre et sauvage il va en ville,•69
que ne parut alors chacune des ombres ;
mais après qu’elles furent délivrées de leur stupeur,
qui s’éteint vite dans les cœurs nobles,•72
« Bienheureux sois-tu, qui de nos contrées »,
recommença celui qui m’avait déjà questionné,
« en gagne l’expérience, pour mourir meilleur!•75
Les ombres qui ne vont pas avec nous, péchèrent
par ce pourquoi César, triomphant,
s’entendit appeler “Reine”:•78
mais ils s’en vont en criant “Sodome”,
se le reprochant à eux-mêmes comme tu l’as entendu,
et renforce de leur honte la brûlure.•81
Notre péché fut d’être hermaphrodite ;
mais comme nous n’observions pas les lois humaines
en suivant notre appétit comme des bêtes,•84
dans notre ignominie, nous nous récitions,
quand nous nous séparions, le nom de celle
qui se fit bête dans la bête de bois.•87
À présent tu sais nos péchés et nos actes :
et peut-être veux-tu connaître nos noms,
le temps manque pour les dire, et je ne saurai pas.•90
Pour moi, je te contenterai :
je suis Guido Guinizzelli, et déjà je me purge
pour avait fait acte de contrition avant la fin.»•93
Tels, dans le détresse de Lycurgue,
se firent deux fils en revoyant leur mère,
tel je me fis, mais sans m’enhardir à ce point,•96
quand j’entendis se nommer mon père
et celui d’autres meilleurs que moi qui
écrivirent des rimes d’amour gracieuses et douces;•99
et sans entendre et dire j’allais pensif
le regardant à de longues reprises,
sans m’approcher plus, à cause du feu.•102
Puis m’étant rassasié de regarder,
je m’offris tout entier à son service
avec ce serment qui fait que l’on vous croit.•105
Et lui à moi : « Tu laisses en moi une telle empreinte,
pour ce que j’ai entendu, et si claire,
que le Léthé ne pourra ni l’enlever ni l’obscurcir.•108
Mais si tes paroles ont juré la vérité,
dis-moi la raison pour laquelle tu me montres,
par la parole et le regard, que je te suis cher.»•111
Et moi à lui : « Vos doux écrits,
tant que durera le langage moderne,
feront que leur encre sera chérie.»•114
« Ô frère », dit-il, « celui que je te montre
du doigt », et il désigna un esprit devant,
« fut meilleur ouvrier du parler maternel.•117
En vers d’amour et prose de roman
il surpassa tous les autres ; et laisse dire les sots
qui croient l’homme du Limousin devant.•120
Ils se fient à la réputation plus qu’au vrai,
et ainsi assoient leur opinion
avant d’écouter l’art ou la raison.•123
C’est ainsi que, de clameur en clameur,
beaucoup d’anciens donnèrent à Guittone le prix,
mais finalement avec plus de personnes le vrai a gagné.•126
À présent si tu as si ample privilège,
que tu es autorisé à aller au cloître
où Christ est l’abbé du collège des élus,•129
fais-le dire pour moi un notre-père,
dont nous avons tant besoin dans ce monde,
où le pouvoir de pécher n’est plus nôtre.»•132
Puis, peut-être pour laisser place à un autre
qu’il avait près de lui, il disparut dans le feu,
comme le poisson descend au fond de l’eau.•135
Je m’avançai un peu vers celui qui avait été désigné,
et dis qu’à son nom mon désir
apprêtait une place gracieuse.•138
Il commença librement à dire :
« Tant me plaît votre courtoise demande,
que je ne peux ni ne veux me cacher de vous.•141
Je suis Arnaut, qui pleure et va chantant ;
je vois avec souci ma folie passée,
et devant moi la joie dont j’espère jouir.•144
Maintenant je vous prie, au nom de cette valeur
qui vous guide jusqu’au sommet de l’échelle,
de vous souvenir à temps de ma douleur ! »
Puis il disparut dans le feu qui les purifie.•148
Girone settimo • Lussuriosi • Una domanda • Una seconda schiera • Festoso incontro • Esempi di Lussuria • Guido Guinizelli • Affetto e ammirazione • Arnaut Daniel.
Mentre che sì per l’orlo, uno innanzi altro,
ce n’andavamo, e spesso il buon maestro
diceami : « Guarda : giovi ch’io ti scaltro»;•3
feriami il sole in su l’omero destro,
che già, raggiando, tutto l’occidente
mutava in bianco aspetto di cilestro;•6
e io facea con l’ombra più rovente
parer la fiamma ; e pur a tanto indizio
vidi molt’ ombre, andando, poner mente.•9
Questa fu la cagion che diede inizio
loro a parlar di me ; e cominciarsi
a dir : « Colui non par corpo fittizio»;•12
poi verso me, quanto potëan farsi,
certi si fero, sempre con riguardo
di non uscir dove non fosser arsi.•15
« O tu che vai, non per esser più tardo,
ma forse reverente, a li altri dopo,
rispondi a me che ’n sete e ’n foco ardo.•18
Né solo a me la tua risposta è uopo ;
ché tutti questi n’hanno maggior sete
che d’acqua fredda Indo o Etïopo.•21
Dinne com’ è che fai di te parete
al sol, pur come tu non fossi ancora
di morte intrato dentro da la rete».•24
Sì mi parlava un d’essi ; e io mi fora
già manifesto, s’io non fossi atteso
ad altra novità ch’apparve allora;•27
ché per lo mezzo del cammino acceso
venne gente col viso incontro a questa,
la qual mi fece a rimirar sospeso.•30
Lì veggio d’ogne parte farsi presta
ciascun’ ombra e basciarsi una con una
sanza restar, contente a brieve festa;•33
così per entro loro schiera bruna
s’ammusa l’una con l’altra formica,
forse a spïar lor via e lor fortuna.•36
Tosto che parton l’accoglienza amica,
prima che ’l primo passo lì trascorra,
sopragridar ciascuna s’affatica:•39
la nova gente : « Soddoma e Gomorra » ;
e l’altra : « Ne la vacca entra Pasife,
perché ’l torello a sua lussuria corra».•42
Poi, come grue ch’a le montagne Rife
volasser parte, e parte inver’ l’arene,
queste del gel, quelle del sole schife,•45
l’una gente sen va, l’altra sen vene ;
e tornan, lagrimando, a’ primi canti
e al gridar che più lor si convene;•48
e raccostansi a me, come davanti,
essi medesmi che m’avean pregato,
attenti ad ascoltar ne’ lor sembianti.•51
Io, che due volte avea visto lor grato,
incominciai : « O anime sicure
d’aver, quando che sia, di pace stato,•54
non son rimase acerbe né mature
le membra mie di là, ma son qui meco
col sangue suo e con le sue giunture.•57
Quinci sù vo per non esser più cieco ;
donna è di sopra che m’acquista grazia,
per che ’l mortal per vostro mondo reco.•60
Ma se la vostra maggior voglia sazia
tosto divegna, sì che ’l ciel v’alberghi
ch’è pien d’amore e più ampio si spazia,•63
ditemi, acciò ch’ancor carte ne verghi,
chi siete voi, e chi è quella turba
che se ne va di retro a’ vostri terghi ».•66
Non altrimenti stupido si turba
lo montanaro, e rimirando ammuta,
quando rozzo e salvatico s’inurba,•69
che ciascun’ ombra fece in sua paruta ;
ma poi che furon di stupore scarche,
lo qual ne li alti cuor tosto s’attuta,•72
« Beato te, che de le nostre marche »,
ricominciò colei che pria m’inchiese,
« per morir meglio, esperïenza imbarche!•75
La gente che non vien con noi, offese
di ciò per che già Cesar, trïunfando,
“Regina” contra sé chiamar s’intese:•78
però si parton “Soddoma” gridando,
rimproverando a sé com’ hai udito,
e aiutan l’arsura vergognando.•81
Nostro peccato fu ermafrodito ;
ma perché non servammo umana legge,
seguendo come bestie l’appetito,•84
in obbrobrio di noi, per noi si legge,
quando partinci, il nome di colei
che s’imbestiò ne le ’mbestiate schegge.•87
Or sai nostri atti e di che fummo rei :
se forse a nome vuo’ saper chi semo,
tempo non è di dire, e non saprei.•90
Farotti ben di me volere scemo :
son Guido Guinizzelli, e già mi purgo
per ben dolermi prima ch’a lo stremo».•93
Quali ne la tristizia di Ligurgo
si fer due figli a riveder la madre,
tal mi fec’ io, ma non a tanto insurgo,•96
quand’ io odo nomar sé stesso il padre
mio e de li altri miei miglior che mai
rime d’amore usar dolci e leggiadre;•99
e sanza udire e dir pensoso andai
lunga fïata rimirando lui,
né, per lo foco, in là più m’appressai.•102
Poi che di riguardar pasciuto fui,
tutto m’offersi pronto al suo servigio
con l’affermar che fa credere altrui.•105
Ed elli a me : « Tu lasci tal vestigio,
per quel ch’i’ odo, in me, e tanto chiaro,
che Letè nol può tòrre né far bigio.•108
Ma se le tue parole or ver giuraro,
dimmi che è cagion per che dimostri
nel dire e nel guardar d’avermi caro ».•111
E io a lui : « Li dolci detti vostri,
che, quanto durerà l’uso moderno,
faranno cari ancora i loro incostri».•114
« O frate », disse, « questi ch’io ti cerno
col dito », e additò un spirto innanzi,
« fu miglior fabbro del parlar materno.•117
Versi d’amore e prose di romanzi
soverchiò tutti ; e lascia dir li stolti
che quel di Lemosì credon ch’avanzi.•120
A voce più ch’al ver drizzan li volti,
e così ferman sua oppinïone
prima ch’arte o ragion per lor s’ascolti.•123
Così fer molti antichi di Guittone,
di grido in grido pur lui dando pregio,
fin che l’ha vinto il ver con più persone.•126
Or se tu hai sì ampio privilegio,
che licito ti sia l’andare al chiostro
nel quale è Cristo abate del collegio,•129
falli per me un dir d’un paternostro,
quanto bisogna a noi di questo mondo,
dove poter peccar non è più nostro ».•132
Poi, forse per dar luogo altrui secondo
che presso avea, disparve per lo foco,
come per l’acqua il pesce andando al fondo.•135
Io mi fei al mostrato innanzi un poco,
e dissi ch’al suo nome il mio disire
apparecchiava grazïoso loco.•138
El cominciò liberamente a dire :
« Tan m’abellis vostre cortes deman,
qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrire.•141
Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan ;
consiros vei la passada folor,
e vei jausen lo joi qu’esper, denan.•144
Ara vos prec, per aquella valor
que vos guida al som de l’escalina,
sovenha vos a temps de ma dolor ! »
Poi s’ascose nel foco che li affina.•148
Notes
[4] «Le soleil frappait mon épaule droite…»
Deuxième indication; Dante est parti de la plage, en tournant vers le soleil levant, c’est-à-dire l’est [l’Orient], or maintenant les rayons du Soleil couchant le frappent sur l’épaule droite, on peut déduire qu’il a fait la moitié de la circonférence du mont.
[7-8] «Je faisais paraître d'un rouge plus ardent la flamme…»
[20] «Tous ceux-ci en ont plus soif…»
La «soif» [“sete”] que ressentent les ombres est réelle, mais elle a aussi une dimension métaphorique. C’est un rappel de la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare tirée de l’évangile selon Saint Luc [Luc, 16, 19-27]. Un homme riche faisait chaque jour des festins somptueux nous dit cet évangile. À sa porte se trouvait un pauvre, Lazare, couvert d’ulcères qui aurait aimer manger les restes de ces festins. Mais le riche ne lui donnait rien.
Lazare mourut, puis le riche. Ce dernier se trouva alors en proie aux tourments. Il vit de loin Abraham avec à ses côtés Lazare. Il s’écria, dit Saint Luc: «Père Abraham ait pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue car je suis à la torture dans dans ces flammes.»
Abraham répondit : «Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux; maintenant donc il trouve ici consolation, et toi, tu es à la torture.»
[40] Sodome et Gomorrhe
Sodome est la ville symbole du péché « contre nature » des hommes. Elle sera détruite par Yahvé qui «fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu (…), et il renversa ces villes et toute la plaine, avec tous les habitants des villes et la végétation au sol.» Seuls survivront à ce désastre Loth, le fils d’Abraham, et ses deux filles. La femme de Loth fit l’erreur de regarder en arrière et fut transformer en statue de sel. [Genèse 18-19]
[41] Pasiphaé
Pasiphaé était la fille d’Hélios et de la nymphe Persé et l’épouse de Minos le roi de Crète. Ils auront plusieurs enfants, dont Ariane, Glaucos, Androgée et Phèdre.
L’histoire se noue lorsque Minos demande à Poséidon de faire surgir de la mer un taureau, en lui promettant qui lui sera immédiatement sacrifié. Flatté, Poséidon envoie un superbe taureau blanc. Minos le trouve tellement magnifique, qu’il décide d’épargner l’animal et sacrifie à sa place une autre bête.
Poséidon furieux d’avoir été trompé inspire à Pasiphaé un amour passionné pour le taureau. Pour le satisfaire, elle demande à Dédale de lui construire une vache en bois. Elle se plaça à l’intérieur et par ce stratagème réussit à s’accoupler avec le taureau. De cette union naquit un être à tête de taureau et corps d’homme, le Minotaure. Ce monstre sera enfermé dans le labyrinthe construit par Dédale.
[44] Les grues s'envolent vers les monts Riphée
Les monts Riphée (ou Riphées, ou Rhipées, Ripées) marquent pour les auteurs classiques grecs et romains, les limites septentrionales de l’Europe. Pour plusieurs d’entre eux, c’est là que souffle Borée. Virgile les citent dans ses Géorgiques, mais aussi Brunetto Latino dans son Trésor [i. 124], où il semble les confondre avec les monts Hyperboréens et les placer un peu à l’ouest de l’Oural:
A l’entrée d’orient est la terre de Scite, desor est mont Riphey et l’Yperborey
[58] «Je monte pour ne plus être aveugle…»
[59] «Une dame là-haut…»
À l’inverse Béatrice est présentée dans l’Enfer et le Purgatoire comme la «donna del cielo».
[67] Le montagnard
“Stupido” ne veut dire “stupide”, mais se traduit plutôt par “stupéfait”.
[77-78] «César, triomphant, s’entendit appeler “Reine”…»
[92] «Je suis Guido Guinizelli»
Guido Guinizelli était l’un des descendants d’une importante famille noble de Bologne [dei Magnani]. Né vers 1230 à Bologne, Il devra quitter la ville en 1274, comme les autres gibelins et mourut, sans doute en exil, à Monselice, près de Venise, en 1276. Il avait épousé Beatrice della Frata et ils eurent un fils Guido.
Il fut en Italie, dans doute le plus célèbre poète en langue vulgaire avant Dante. De son œuvre il ne reste qu’un modeste canzionere composé de cinq chansons et quinze sonnets, mais son importance est extrême, Dante n’hésitant pas à le présenter comme le “père” du dolce stil novo.
Au début il sera influencé par la poésie sicilienne et aussi au début par Guittone d’Arezzo, un poète au style considéré comme obscur et artificiel.
Le tournant sera marqué par la célèbre canzone Al cor gentil [V], qui est lu maintenant comme le manifeste du dolce stil nuovo. En voici le début:
Al co gentil ripara sempre Amore
com’a la selva augello in la verdura ;
né fe’ Amore anti che gentil core,
né gentil core anti ch’Amor natura,
ch’adesso com fu il sole,
si tosto lo splendore fu lucente
né fu davanti il sole ;
Dans le cœur noble amour toujours s’abrite / comme en forêt l’oiseau sous le feuillage ; / Et nature n’a pas créé Amour / avant le cœur, ni le cœur avant Amour, / dès que fut le soleil, / aussitôt resplendit la lumière, / qui ne fut pas avant le soleil.
On remarquera la simplicité cristalline de sa poésie, l’absence de préciosité et le thème dominant de l’Amour.
Dernier point, sa rupture avec Guittone d’Arezzo sera marquée par un sonnet qui sous une apparence d’hommage est en fait d’une ironie mordante. Guinizzelli se moque en effet de l’appartenance de Guittone à l’ordre des Frati della Beata Gloriosa Vergine Maria, plus connu sous le nom de Frati Gaudenti, qui peut se traduire littéralement par « les frères de la jubilation », mais signifiait plus probablement « frères paillards », car ces frères n’avaient de religieux que le nom, s’affranchissant joyeusement des règles monastiques. D’ailleurs, Dante va placer des « frate gaudenti » en Enfer, au Chant XXIII, où se trouvent les hypocrites engoncés dans leur manteau de plomb.
C’est donc à ce « cher père » que rend hommage Guido Guinizzelli dans un sonnet qui est nettement à double sens:
O caro padre meo, di vostra laude
non bisogna ch’alcun omo s’embarchi,
ché in vostra mente intrar vizio non aude,
che for di sé vostro saver non l’archi.
A ciascun reo sì la porta claude,
che, sembr’, ha più via che Venezi’ ha Marchi ;
entr a Gaudenti ben vostr alma gaude,
ch’al me’ parer li gaudii han sovralarchi.
Prendete la canzon, la qual io porgo
al saver vostro, che l’aguinchi e cimi,
ch’a voi ciò solo com’ a mastr’ accorgo,
ch’ell’ è congiunta certo a debel’ vimi :
però mirate di lei ciascun borgo
per vostra correzion lo vizio limi.
Ô mon cher père, à votre louange / il n’est pas nécessaire que quelqu’un s’embarque, / car dans votre esprit n’ose pas entrer le vice, / sans que vous ne le chassiez par votre sagesse. / Ainsi fermez la porte à chaque vice, / qui semblent plus nombreux que les Marc à Venise ; / et parmi les Frères Gaudenti votre âme se réjouit certainement, / tant il semble que les joies soient nombreuses. / Acceptez ma chanson / que j’offre à votre sagesse, pour que vous la corrigiez et l’amélioriez, / parce que vous seul pouvez le faire comme maître, / parce qu’elle est serrée par des liens faibles / donc l’analyser dans chaque recoin / pour que toute imperfection soit éliminée par votre correction.
[94-95] La détresse de Lycurgue
Lycurgue rendu furieux par la perte de son enfant condamne à mort Isiphile. Mais ses deux fils Thoas et Eunée surviennent et se jettent dans ses bras en la reconnaissant. Ému, Lycurgue décide de l’épargner.
Dante, à l’inverse des enfants d’Isiphile n’ose pas se jeter dans les bras de Guido Guinizelli, effrayé par le feu.
[120] L'homme du Limousin
Dans ce passage de la Comédie, Dante établit —par la voix de Guinizelli— une hiérarchie des poètes, et très clairement prend position contre l’opinion courante qui trouvait difficile la poésie raffinée d’Arnaut Daniel.
Voici le début d’un des rares poèmes qui nous soit parvenu. Il est célèbre par la reprise de “bel compagno” au début de chaque strophe de la mélodie.
Reis glorios, verays lums e clardatz,
Dieus poderos, senher, si a vos plaz,
al mieu companh siatz fizels aiuda,
qu’ieu non lo vi, pos la nuechs fon venguda,
et ades sera l’alba![Roi glorieux, véritable lumière et splendeur, / Dieu puissant, seigneur, si vous voulez, / mon compagnon est d’un secours fidèle, / parce que je ne l’ai pas revu depuis la nuit, et bientôt ce sera l’aube. ]
Bel companho, si dormetz o velhatz?
Cal que fazatz, en estans vos levatz,
qu’en orient vey l’estela creguda
qu’amena·l jorn, qu’ieu l’ai ben conoguda,
et ades sera l’alba![Beau compagnon, dormez-vous ou êtes-vous éveillé? / Quoi que vous fassiez, levez-vous, / parce qu’en orient je vois que s’est levé / l’étoile qui porte le jour: je l’ai bien reconnue, / et bientôt ce sera l’aube.