Lectura Dantis: le Chant XX de l’Enfer
À chaque fois, le vertige est le même, lorsque l’on relit un chant de La Divine Comédie. On croit en connaître la musique, la poésie, les personnages qui le peuplent, la trame, les rebondissements, les dimensions philosophiques et théologiques… Et pourtant, ce n’est qu’une illusion; chaque nouvelle lecture apporte son lot de surprises et de redécouvertes, tant le texte de Dante est tissé d’innombrables trames et couches que l’on n’épuise jamais.
C’est à cet exercice et à ce plaisir qu’invitent les Lecturæ Dantis, ces lectures commentées de l’œuvre de Dante dont Boccace fut l’initiateur dès 1373. Depuis la tradition ne s’est jamais perdue et la pratique en est maintenant d’usage courant en France grâce à la Société Dantesque de France. La dernière en date1portait sur le Chant XX de L’Enfer, avec la lecture de celui-ci par Bruno Pinchard, président de la SDF, dans la belle traduction de Jacqueline Risset2, et le commentaire d’Isabelle Battesti, maître de conférence à l’Université de Poitiers.
Mais d’abord situons ce chant dans le voyage infernal. Dante et Virgile sont sur l’immense plateau —Malebolge— où sont punis les « Fraudeurs ». Il en existe plusieurs catégories qui sont réparties chacune dans une bolge. Avec une précision d’entomologiste, Dante décrit chaque type de fraudeur et la peine subie selon la loi du contrappasso.
Au Chant XX, l’action est comme suspendue
Le chant précédent —le XIX— était celui des simoniaques. Leur supplice est d’être plongé la tête la première dans des trous de la roche, d’où seules émergent leurs jambes léchées par des flammes. L’occasion pour Dante de dénoncer dans un discours imprécatoire ceux —en particulier les papes— dont la «cupidité rend le monde dépravé» (“la vostra avarizia il mondo attrista” – v. 104). Le chant suivant —le XXI— sera encore plus spectaculaire avec l’apparition des Malebranche, des démons chargés de garder les escrocs plongés dans la poix bouillante.
Au Chant XX, rien de tout cela. Pas de dialogue avec les damnés, pas d’imprécation… L’action est comme suspendue. Seuls défilent des personnages —selon une «liste», dit Isabelle Battesti— que Virgile montre et nomme à Dante. Ces personnages sont tordus dans une attitude «qui détruit l’harmonie du corps humain de facto interdit le dialogue. Tout se passe en silence; tout est centré sur l’exploitation visuelle du contrappasso», analyse-t-elle. Les ombres des devins et des prophètes sont en effet condamnées à marcher à reculons et surtout ne peuvent regarder devant elles. Dure condamnation pour des âmes qui lisaient et prédisaient l’avenir lorsqu’elles étaient humaines.
Le Chant XX s’ouvre sur la description de la lente marche à reculons des damnés, une vision qui émeut Dante au point de ne pas parvenir à «garder les yeux secs» (“com’ io potea tener lo viso asciutto” – v. 21). C’est alors que Virgile reprend en main la narration et redevient le personnage central (au chant précédent, c’était Dante qui était au centre de l’action et du discours). Il est restauré dans sa fonction magistrale et balaie l’émotion de Dante d’un sec: «Es-tu toi aussi de ces autres sots?» (“ Ancor se’ tu de li altri sciocchi?” – v. 27).
Le don de divination n’est pas criminalisé car c’est un don de Dieu
Après cette mise au point, il enchaîne immédiatement par la description des personnages qui défilent devant les deux poètes. Cette reprise en main est «l’un des enjeux majeurs de ce chant, analyse Isabelle Battesti. Virgile était considéré à l’époque comme un devin, il fallait donc le soustraire à cette présomption».
Être devin ou prophète ne condamne d’ailleurs pas automatiquement à l’Enfer, «Dante sur ce point ne se prononce pas», remarque I. Battesti. Tout au plus peut-on remarquer que dans la Bible il existe une définition de ce qu’est un « bon prophète ». C’est le cas, par exemple, dans l‘Ancien Testament, lorsque le roi Balthazar désigne Daniel pour interpréter une écriture mystérieusement apparue sur le mur de la salle de banquet: c’est «un esprit extraordinaire, science , intelligence, art d’interpréter les rêves, de résoudre les énigmes et de défaire les nœuds.»3.
Le don de divinitation, ou de prophétie, ne saurait —en lui-même— être criminalisé, car c’est un don de Dieu: «Il y a, certes, diversité de dons spirituels (…) diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère tout en tous. À chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun (…) À l’un c’est une parole de sagesse (…) à tel autre la puissance d’opérer des miracles; à tel autre la prophétie» (1ère Épître aux Corinthiens, 12, 1-11)
Dans ces conditions, pourquoi certains devins et prophètes se retrouvent-ils en Enfer? Pourquoi d’autres sont au Paradis comme Joachim de Flore: «Auprès de moi (c’est Saint Bonaventure qui s’exprime) brille l’abbé calabrais Joachim / qui fut doué d’esprit prophétique» (“e lucemi dallato / il calavrese abate Giovacchino / di spirito profetico dotato.” – Le Paradis, Chant XII, v. 139-141)?
En fait, l’enjeu n’est pas dans la véracité des prophéties ou dans le fait d’être devin. Il est ailleurs. C’est l’autorisation ou le refus d’autorisation «qui est criminalisé, judiciarisé», dit Isabelle Battesti. Dans la fosse des devins, on trouve ainsi Amphiaraos coupable d’avoir voulu se soustraire à son destin, car il savait, grâce à ses dons de divination, qu’il mourrait sur les remparts de Thèbes. Arruns, lui, ment délibérément après avoir examiné les entrailles d’un animal sacrifié. Alors qu’il n’y a lu que malheurs à venir, il lance: «Fasse le ciel que ces signes nous soient favorables» (Pharsale, I, 584-638).
Virgile démonte le mythe de la fondation de Montoue par la magicienne Manto
Cette liste de devins coupables sera interrompue par une longue digression sur la fondation de la ville de Mantoue. «C’est un contre-récit», dit I. Battesti, car Virgile démonte le mythe de la fondation de la ville de Mantova (Mantoue en italien) par Manto. En effet, le projet de la magicienne était apolitique et anti-social. Elle voulait «fuir toute compagnie humaine», comme il le dit au vers 85 (“per fuggire ogne consorzio umano”). D’ailleurs, la fondation de la ville est postérieure à la mort de Mantoue, et ajoute Virgile, ses habitants «l’appelèrent Mantoue sans autre sortilège» (“Mantüa l’appellar sanz’ altra sorte.” – v. 93). C’est un autre élément qui permet de laver Virgile —cette fois en utilisant sa ville natale— de la présomption qu’il était un devin.
Après cet épisode, Virgile reprend son énumération de personnages, mais désormais avec des (quasi) contemporains. Certains sont historiquement célèbres comme Michel Scot, astrologue à la cour de l’Empereur Férédéric II. D’autres moins connus comme Guido Bonatti ou Asdente. Ils avaient «le profil de devins “urbanisés » et «avaient renoncé à une fonction dans la cité», explique I. Battesti. Par exemple Asdente, avant d’être devin, était cordonnier.
La “liste” de Virgile s’achève sur des «figures féminines anonymes, qui ont délaissé le fuseau pour faire devin et sont totalement illégitimes», indique-t-elle. D’ailleurs, comme souvent dans l’écriture de Dante un mot, un verbe, une expression suffit à caractériser un état, un lieu ou un personnage. Ici, dans les deux vers où il parle de ces femmes il utilise le verbe “faire”: «le triste che lasciaron l’ago, / la spuola e ’l fuso, e fecersi ’ndivine» (“les misérables qui laissèrent l’aiguille, / la navette et le fuseau, et se firent devins”). Nous sommes loin en effet des Thessaliennes de la Pharsale de Lucain, dont l’art «passe toute croyance»4. Elles ne « font » pas magiciennes; elles “sont” magiciennes.
Le Chant XX est la pièce maîtresse d’un dispositif qui converge avec le Chant XVII du Paradis
Le Chant XX dans l’enchaînement des autres chants de l’Enfer peut donc être considéré comme atypique. Mais il ne faudrait pas le voir comme isolé. «C’est une pièce maîtresse d’un dispositif qui le dépasse et qui converge avec le Chant XVII du Paradis, celui où Cacciaguida, l’ancêtre de Dante, lui prédit son exil», analyse Isabelle Battesti. L’articulation entre les deux chants est évidente.
La question de l’avenir —et de l’avenir personnel de Dante— est une question récurrente dans La Divine Comédie. Il en est question dès le Chant VI de l’Enfer avec les prédictions de Ciacco sur les déchirements à venir de Florence. Au Chant X, Farinata décrit ainsi la vision qu’ont du futur, les damnés:
« Noi veggiam, come quei c’ha mala luce,
le cose », disse, « che ne son lontano
(« Nous voyons », dit-il « comme ceux qui ont mauvaise vue, / les choses qui nous sont lointaines) v. 100-101
On est loin de celle, précise, de Cacciaguida au Chant XVII du Paradis:
Da indi, sì come viene ad orecchia
dolce armonia da organo, mi viene
a vista il tempo che ti s’apparecchia.
(De là, comme vient à l’oreille / une harmonieuse musique d’orgue, me vient / à la vue le temps qui s’annonce pour toi) v. 43-45
C’est donc non sans ironie qu’il faut voir, les devins et prophètes plongés au cœur de l’Enfer dans ce Chant XX. Non seulement la torsion de leur corps les empêche de voir devant eux, mais la vison de l’avenir qu’ils auraient —s’ils le pouvaient— serait au mieux celle d’un myope.
- Illustration: Les devins et prophètes du Chant XX de l’Enfer (Détails), par Stradanus (1587) – Domaine public.