La Divine Comédie, Twitter et le Journalisme
Le 27 mai 2012 commençait cette bizarre aventure de publier La Divine Comédie de Dante sur Twitter. Un gros millier de tweets plus loin, a commencé le 2 janvier 2014 la publication du Chant XVII. Nous sommes donc pratiquement au milieu de l’Enfer, qui compte 34 chants. L’aventure ne s’arrête pas là, puisque suivront la publication du Purgatoire et du Paradis, le dernier vers devant être publié très probablement à la fin de l’année 2021 ou au début de 2022.
- Article publié originellement sur le blog [the]Media Trend, le 3 janvier 2014 (republié ici en conservant la même date, avec quelques mises à jour indispensables)
Pages 121 et 122, de Tweets, L’histoire s’écrit-elle en 140 caractères? d’Olivier Tesquet et Christelle Destombes 1, le lecteur un peu curieux tombera sur les trois vers « d’ouverture » de La Divine Comédie accompagné de courtes explications, où il est question d’un « projet un peu fou » qui consiste « à twitter des tercets du poème de Dante », l’objectif étant de publier l’intégralité du texte sur une dizaine d’années.
Depuis le début de cette aventure, mes interlocuteurs me demande souvent pourquoi je me suis lancé dans cette aventure, et beaucoup s’interrogent sur la pertinence du projet. Ma réponse peut parfois sembler incertaine, car je n’ai aucune certitude. Il s’agit à mes yeux d’une « expérimentation poétique et sociale » et j’ignore ce qui pourra sortir du triple choc auquel je soumets La Divine Comédie :
- celui d’une œuvre du Moyen Âge projetée dans notre système médiatique —et d’édition— contemporain;
- la collision du temps long de la publication—dix ans— et du temps court de Twitter;
- la confrontation d’un espace fragmenté et émietté avec ce qui fait l’essence d’une œuvre à savoir sa cohérence.
Mais entrons dans le détail des raisons qui m’ont amené à tweeter La Divine Comédie et m’encouragent à continuer:
- La première tient bien sûr à l’œuvre elle-même, et Twitter me paraissait un bon moyen d’en faire partager au public la beauté et la force. C’est un premier pari, car il faut que chaque tweet soit un « moment poétique » et se suffise à lui-même. J’avais expliqué lors du lancement, que l’écriture et la structure du poème, en particulier sa régularité, le permettait. En effet, tous les vers sont de onze syllabes (hendécasyllabes) et sont enchaînés par « tercets », d’ailleurs appelé terzina dantesca (pour plus de détails, lire ici sur Wikipedia). Or, il se trouve que trois vers tiennent dans un tweet, hashtags compris. En voici un exemple, parmi des centaines. Nous sommes dans le septième cercle, et les violents contre Dieu sont couchés sur le sable sous une pluie de feu et voici comme la pluie est décrite (« Sur tout le sable, lentement, / pleuvaient de larges flocons de feu, / comme neige sur les Alpes un jour sans vent.):
10 – Sovra tutto 'l sabbion, d'un cader lento, / piovean di foco dilatate falde, / come di neve in alpe sanza vento. #DivCo #inferno
— Marc Mentré (@mediatrend) October 5, 2013
- la deuxième est lié à une forme d’expérimentation. Twitter est un média de flux, où la durée de vie d’une information est brève: une heure en moyenne, souvent moins, parfois un peu plus. C’est aussi un média où la consultation est par définition aléatoire: personne ne consulte sa timeline [où ses timelines, si l’on utilise des outils comme Tweetdeck ou Hootsuite], en permanence. Dans ses conditions, il me semblait impératif de donner des rendez-vous fixes. Pour cela j’ai fixé arbitrairement une heure de parution: 8h30.2. Pour respecter cet horaire, j’utilise un outil de programmation en ligne, Clocktweets, (aujourd’hui rebaptisé Swello) qui a fait preuve sur la durée d’une grande fiabilité. Ce système de publication à heure fixe est d’ailleurs utilisé par d’autres comme François Vinsot qui publie chaque matin, à 7 heures, dix tweets de son Roman sans titre [pour le suivre, c’est ici].
- la troisième est liée à une interrogation: un tweet est un élément isolé, décontextualisé: est-il possible dès lors de publier une œuvre complète et de le faire sur une période extrêmement longue, sans qu’elle ne se dissolve dans le flot de Twitter? Là encore, la réponse est positive, mais j’ai été amené à aménager légèrement mon projet initial, qui était de ne publier qu’un seul tweet par jour. Cela est possible dans 80% des cas, mais parfois couper une scène, une description ou une phrase leur ferait perdre leur force et en rendrait la compréhension difficile pour le lecteur, qui serait obligé de se référer au tweet publié la veille. Pour remédier à cette difficulté et conserver la cohérence, je publie donc parfois plusieurs tweets le même jour.
- la quatrième est liée à la complexité de l’œuvre. Dante rencontre sans cesse des personnages qui appartiennent à son époque, s’appuie sur des images et des métaphores dont nous avons perdu les clés, fait référence à des œuvres et des philosophes qui nous sont aujourd’hui mal connus. Pour cela, je publie lorsque c’est nécessaire un tweet « explicatif », qui souvent contient un lien permettant à ceux qui le souhaitent « d’aller plus loin ». Dans le même état d’esprit, je reprends dans un Storify l’ensemble des tweets publiés pour un chant en y ajoutant des images, des explications supplémentaires et une lecture de l’œuvre en italien, afin que le lecteur ait « dans l’oreille » la beauté de la langue de Dante. (MAJ du 19 mai 2021: Storify a cessé ses activités le 16 mai 2018. Le site ladivinecomedie.com sur lequel vous vous trouvez en a repris l’ensemble du contenu).
- la cinquième est liée à la langue. Celle de Dante est magnifique mais difficilement accessible pour un francophone [voire pour un Italien!]. Elle nécessite d’être traduite. Ici, pour des raisons liées au droit d’auteur, il m’était difficile de reprendre une traduction existante. Il en existe certes une disponible en wikisource, qui fut réalisée par Lamennais, un prêtre breton qui vécut au XIXe siècle. Problème, elle est rédigée en prose et a vieilli. C’est le cas aussi de la version de l’enfer par Rivarol, laquelle date du XVIIIe! En outre, dans la plupart des traductions existantes en « vers » (je mets des guillemets, car c’est mission quasi impossible), les traducteurs suivent un système de codification et de référencement, qui veut que chaque vers soit numéroté. Un système pratique: par exemple, « Inf. 14, 63 » renverra au vers 63 du chant XIV de l’Enfer (Inf. est l’abréviation d’Inferno).
Pour respecter la publication en tweets, et donc en tercets, il m’a fallu prendre un autre chemin et proposer ma propre traduction de La Divine Comédie. C’est ce que je m’attache à faire, avec beaucoup d’humilité mais aussi avec un grand plaisir, car cela me permet d’entrer encore plus avant dans l’œuvre et de la comprendre plus intimement. Le plus difficile n’est pas la traduction elle-même. Il existe un nombre incalculable de dictionnaires, d’outils en ligne, qui donnent le sens précis de chaque mot et expression, sachant qu’un même mot [nous sommes au moment où se crée la langue italienne] peut avoir un sens différent selon le cantique ou le chant de La Divine Comédie. C’est un jeu de patience, mais j’ai dix ans devant moi. En revanche, comme dans toute traduction le plus difficile tient au français. L’italien de Dante est une langue superbe, ramassée, où deux mots suffisent à forger une image qui résonne longtemps chez le lecteur. C’est cette concision que je m’efforce de respecter en suivant donc le rythme par tercet de l’œuvre. Ces traductions sont mises au fur et à mesure de la publication des chants en libre accès, sur des Google docs. (MAJ du 19 mai 2021: en fait ces traductions sont maintenant sur le site ladivinecomedie.com, et il n’est plus besoin d’utiliser le système rustique des Google docs).
- la sixième est liée au journalisme. Je tweete La Divine Comédie, sur mon compte @mediatrend, dont le contenu est a priori centré sur les médias et le journalisme, et non sur un compte dédié. Cela peut paraître le mariage de la carpe et du lapin, mais dans mon esprit il n’en est rien. J’avais un jour répondu lors d’une interview que l’on pouvait voir Dante comme un précurseur des grands reporters. C’était alors une demi-boutade, mais plus j’avance dans l’œuvre, moins le parallèle me semble absurde.
Par exemple, dès le début du Chant II de l’enfer, Dante nous promet de nous raconter ce qu’il va voir, comme le ferait un journaliste. Tout juste peut-on lui reprocher de ne pas prendre de notes:
1 – Le jour s’en allait, et l’air obscur
délivrait les animaux qui sont sur terre
de leurs fatigues ; moi seul
2 – je me préparais à soutenir
la guerre du chemin et de la pitié,
que retracera la mémoire qui n’erre pas.
Il fait preuve d’une curiosité insatiable, ne cessant de poser des questions à son «fixer», le poète Virgile. Dans le Chant III par exemple —célèbre parce qu’il s’ouvre par l’inscription “Vous qui entrez, laissez toute espérance” («Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate»)— il harcèle littéralement celui qu’il appelle «maître»: “Qu’est-ce que j’entends?”, “Pourquoi se lamentent-ils si fort?”, “Pourquoi semblent-ils si pressés de traverser?”, etc.
Il questionne aussi ceux qu’il est amené à rencontrer, comme au Chant V, Francesca et son amant Paolo, assassiné par le mari jaloux. “Venez nous parler”, demande-t-il à ces “âmes en peine”. Il n’hésite pas s’il le juge nécessaire à relancer ses interlocuteurs, comme il fait avec Francesca, qui lui a seulement raconté que c’est “Amour [qui] nous conduisit à une même mort”. Cela ne suffit pas à Dante. Il lui demande de préciser les circonstances du drame, et en particulier comment tout deux devinrent amants:
Mais dis-moi : au temps des doux soupirs,
à quoi et comment amour permit
que vous connaissiez les douteux désirs ?
Tout ce qu’il voit, entend, sent et ressent, il va le raconter sobrement et le plus précisément possible usant de comparaisons lorsque nécessaire pour rendre ce qu’il décrit plus évocateur. Par exemple au début du Chant XV de l’Enfer pour décrire les hautes berges sur lesquelles il marche avec Virgile, et donner une idée de leur taille, il les compare aux digues qu’ont construites les Flamands pour se protéger de la mer. Il sait aussi pratiquer l’ellipse, pour ne garder dans son récit que l’essentiel. Par exemple, à la fin du Chant IV de l’Enfer, il se lance dans une longue énumération de poètes, philosophes et savants qui se trouvent dans les limbes, avant de couper court brutalement (“Je ne peux les nommer tous, / car tant me presse le long sujet, / que maintes fois le dire raccourcit les faits.”):
49 Io non posso ritrar di tutti a pieno, /però che sí mi caccia il lungo tema, /che molte volte al fatto il dir vien meno. #DivCo #inferno
— Marc Mentré (@mediatrend) November 15, 2012
Mais sans doute le plus fascinant est la manière dont Dante raconte —au sens plein du terme. Chacun des chants est un bijou en terme de narration et de construction, qu’il s’agisse des premiers vers qui toujours nous font rentrer dans la nouvelle histoire, du dernier —isolé— qui est toujours un coup de fouet final, dans le fait qu’il sait en deux ou trois tercets clore un épisode et relancer une histoire qui aurait pu s’essouffler. Dans le Chant XIII, Dante et Virgile finissent d’écouter le mélancolique Pier della Vigna, qui s’est suicidé et dont l’âme est prisonnière d’un buisson. D’un coup, on change de scène: “Nous demeurions encore attentifs au tronc,/ croyant qu’il voulait nous dire autre chose, / quand nous fûmes surpris d’un fracas, / comme l’est celui qui sent / venir le sanglier et la chasse à ses trousses, / car il entend les bêtes, et des branches le craquement.”
Moderne, Dante l’est aussi par sa manière de se mettre en scène. Il fait de sa quête le fil conducteur d’une histoire qui sans cela pourrait paraître décousue. Mais du coup, il n’est pas seulement narrateur. C’est aussi un acteur de cette Comédie. Il hésite, envisage de renoncer, montre sa peur… Ses rencontres avec certains de ses adversaires «de l’autre monde» peuvent l’amener à des dialogues tendus, tandis qu’il fait preuve d’une grande tendresse avec certains de ces compatriotes florentins (“Je suis de votre terre”). Il réussit donc la prouesse d’être à la fois un narrateur distancié et engagé. Du coup son récit prend une force peut commune.
Il n’hésite pas non plus à prendre à témoin son lecteur comme ici à la fin du Chant XVI alors que monte vers lui la bien étrange créature qu’est Géryon (“mais je ne puis me taire ici; et sur les vers / de cette comédie, lecteur, je te jure,/ en espérant qu’ils auront longtemps ta faveur,/ que je vis par l’air épais et obscur / monter en nageant une figure, / extraordinaire même pour qui a un cœur solide”):
43 – ma qui tacer nol posso; e per le note / di questa comedia, lettor, ti giuro, / s'elle non sien di lunga grazia vòte, #DivCo
— Marc Mentré (@mediatrend) December 31, 2013
44 – ch'i' vidi per quell' aere grosso e scuro / venir notando una figura in suso, / marvigliosa ad ogne cor sicuro, #DivCo #inferno
— Marc Mentré (@mediatrend) December 31, 2013
À cette étape, je ne vois donc aucune raison d’arrêter un projet chaque jour plus intéressant et enrichissant. Ce l’est d’autant moins qu’une petite communauté de fidèles s’est progressivement constituée, et qu’il me semble impossible de les décevoir. Au contraire, cela me pousse à explorer les possibilités qu’offrent les outils dont nous disposons aujourd’hui, pour expliquer par exemple la structure particulièrement complexe de l’enfer. Pour l’instant, je me contente d’en stocker dans un tableau Pinterest les représentations existantes. Il doit être possible de faire mieux.
À suivre donc.
- Illustration: L’Enfer, Chant XVIII, par Sandro Botticelli – Domaine public
- Lien vers l’article publié sur [the] Media Trend