Parfois le destin est cruellement ironique. Bianca Garavelli, romancière, journaliste, essayiste, mais d’abord et surtout spécialiste de Dante vient de nous quitter ce 29 décembre 2021, à la fin d’une année dédiée au sept-centième anniversaire de la mort du poète florentin. Malheureusement, ses travaux, essais et romans sont peu connus de ce côté des Alpes, faute de traduction.
Ces dernières années, Bianca Garavelli avait multiplié les activités. Elle venait d’achever un nouveau commentaire du Purgatoire paru en avril chez Rizzola, de publier un essai, Dante così lontano, cosi vicino… son roman Le terzine perdute di Dante avait été réédité, et cela sans compter ses interventions dans des colloques, à la télévision, et une présence constante sur les réseaux sociaux, Facebook, YouTube, mais aussi Instagram ou encore Twitter.
Sur tous ces réseaux, son activité n’était ni symbolique ni réservée. Au contraire, elle s’engageait énergiquement. Je me souviens, par exemple, d’une lecture collective du Paradis sur Twitter en février/mars 2018.. Elle n’était pas la dernière à proposer des extraits du poème de Dante, toujours soigneusement choisis et souvent accompagnés de la reproduction d’une gravure ou d’un peinture qui en donnait un écho juste (voir par exemple, ce tweet).
Traductrice d’Étienne Gilson et de Christine de PIzan
Ce regard sur Dante était nourri d’une longue fréquentation du poète, mais aussi d’une solide formation universitaire. Elle avait étudié à l’université de Pavie, sous la direction de Maria Corti, une philologue dont l’ouvrage Scritti su Cavalcanti e Dante, demeure encore aujourd’hui une référence dans les études dantesques.
Tout à fait logiquement Bianca Garavelli, qui sera Chargée de recherche au département d’études de langue italienne et en langue comparée de l’Université catholique du Sacro Cuore di Milano jusqu’en 2015, étudiera les œuvres de Dante et la littérature médiévale. Elle participera à plusieurs éditions commentées de la Divine Comédie et encore récemment publiera un commentaire remarqué du Purgatoire
Elle devait également traduire en italien l’essai du philosophe français Étienne Gilson Dante et Béatrice1, avant de s’attaquer à l’œuvre de Christine de Pizan en traduisant en particulier ses Epistres du Débat sur le Roman de la Rose et Le Livre de la Paix accompagné du Ditié de Jehanne d’Arc.2
Un polar sur Dante piégé à Paris par une mystique hérétique
Bianca Garavelli ne pouvait en rester aux seules recherches universitaires et débordait d’autres activités, en particulier littéraires. Elle écrivit quelques huit romans, dont l’un vient d’être réédité en 2021 chez BUR-Rizzoli. Le terzine perdute di Dante est un polar qui enjambe les siècles et dans lequel l’auteure joue avec les références et s’en amuse. On y rencontre un Dante en exil à Paris en 1309, entraîné par une mystique hérétique dans une guerre entre deux ordres opérant dans l’ombre. Dante devient le dépositaire d’une prophétie. L’enquête est menée plusieurs siècles plus tard par un philologue milanais nommé Riccardo Donati !
L’un de ses derniers ouvrages publié est un court essai consacré au poète florentin: Dante, cosi lontano, cosi vicino[note]Giunti, Firenze, Milano, septembre 2021.[/note] paru en septembre 2021. Elle y présente Dante comme un précurseur et un visionnaire: «Certains points du troisième cantique (le Paradis), écrit-elle dans l’introduction, semble anticiper, au-delà de la science, la science-fiction contemporaine, des films comme Interstellar (2014) et Arrival (2016)3, dans lequel l’espace et le temps se fondent en une dimension qu’il nous est difficile d’appréhender, et le temps n’est pas linéaire.»
Francesca da Rimini, une femme deux fois victime
Cet essai donne une place important à celles que Bianca Garavelli nomme dans un chapitre les « Muse di Dante”, et sur lesquelles elle apporte son regard féministe. Par exemple, écrit-elle Francesca da Rimini est deux fois victime:
de l’uxoricide4 commis par Giovanni Malatesta, mais aussi de l’habitude des pères des familles nobles d’«offrir» leurs filles comme épouses à de potentiels alliés (les considérant) comme de véritables pions politiques, certes précieuses, mais toujours contraintes de subir la volonté d’autrui.
On ne saurait mieux dire que ce que raconte Dante bien qu’éloigné temporellement est aussi proche de nous: les féminicides, les femmes objets de pouvoir et monnaie d’échange sont aujourd’hui encore une triste réalité.
Le dernier chapitre du livre, consacré à Béatrice, en qui elle voit «un modèle pour une éducation à l’amour. (…) Un telle expérience d’amour, élevée à un chemin spirituel dans le poème sacré, peut devenir aujourd’hui un modèle d’éducation sentimentale» remarque-t-elle avant de conclure:
L’attention, l’espace réservé dans la sphère masculine à la sensibilité « féminine”, comme celle mise en valeur dans le personnage lumineux de Béatrice, peut être le signe de réussite d’une évolution de nos habitudes sociales vers une plus grande harmonie, un meilleur respect réciproque et aussi de ceux qui sont plus faibles physiquement. La moitié du voyage de Dante pourrait être notre meilleure part; le côté « féminin », accueillant et généreux, caché en chacun de nous, même si nous n’en sommes pas conscient.