“Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire et Paradis” d’Anne et Patrick Poirier ne saurait laisser indifférent. Le triptyque dans son ensemble a été exposé à Milan en ce début d’année 2023. Mais déjà seuls Purgatoire et Paradis sont encore visibles. Il faut courir les voir tant qu’il en est temps.
Trois œuvres, trois lieux d’exposition… la nouvelle création, Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire et Paradis, d’Anne et Patrick Poirier se veut pourtant d’un même geste. Raconter cette exposition, c’est raconter un moment de magie éphémère. Enfer, le premier volet, a déjà quitté le hall de la Casa degli Artisti. À mi-mars, ce sera Paradis qui abandonnera sa bonbonnière du Palazzo Borromeo et en avril Purgatoire sera décroché des murs de la Galleria Fumagalli. Les œuvres étant en vente, il est peu probable que, dans un avenir proche, Hommage à Dante soit de nouveau visible dans son ensemble. Cet article se veut donc un mémoire de cet événement éphémère.
Hommage à Dante est d’abord un parcours dans Milan. Il faut longer le sombre château des Sforza, suivre le vivant Corso Garibaldi, tourner à gauche dans une petite ruelle. Une grande bâtisse d’allure industrielle, aux larges fenêtres. La Casa degli Artisti est là. Au rez de chaussée, à peine passé la porte, on découvre la première partie d’Hommage à Dante.
La fresque transperce le hall sur trente mètres
Enfer qu’ont imaginé Anne et Patrick Poirier, ironiquement baptisé Le Grand Hôtel Dante, semble un fleuve de sang qui charrie les scories et les cendres de la vie et de la mort. Il transperce sur trente mètres le hall vide. Il faut s’approcher, marcher le long de l’œuvre, chercher à comprendre, retrouver des figures, des scènes, des personnages de la Divine Comédie… arriver au bout, regarder celui qui clôt la fresque: l’ange de l’histoire. Cet ange semble vouloir s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. En lettres de sang, le tableau final nous le décrit ainsi:
Le visage est tourné vers le passé. Là où ne nous apparaît qu’une chaîne d’évènements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe. (…) Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais au Paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous APPELONS LE PROGRÈS…
La citation est de Walter Benjamin. Son pessimisme est nourri des drames que vécut le philosophe: la montée du nazisme, l’exil, les débuts de la Deuxième Guerre mondiale… Le texte lui-même lui a été inspiré d’une aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, qu’il posséda jusqu’à sa mort en 1940. Ce texte commence ainsi:
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire».1
Les images de la catastrophe
La poésie de Dante se prolonge ainsi dans Enfer à travers les tragédies contemporaines et nos sombres interrogations.
Pour mieux comprendre ce que veulent nous dire Anne et Patrick Poirier, il faut remonter le long du fleuve de sang, regarder les ruines «qui s’élèvent jusqu’au ciel», aller jusqu’à sa source, à son début, à ce dessin qui porte la date du lundi 23 mars 2020. La silhouette décharnée d’une rangée de troncs mimant une forêt émerge d’un nuage sanglant. «Cette sylve obscure», comme nous le dit la légende reprenant ainsi les premiers mots de l’Enfer de Dante.
Le 17 mars 2020, commence en France le confinement. Anne et Patrick Poirier sont enfermés, du jour au lendemain, dans leur maison provençale. Patrick Poirier raconte dans une interview:
«Immédiatement nous avons pensé à ces tableaux de la Divine Comédie, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, et nous avons pensé que nous devions faire quelque chose que nous n’avions jamais fait de notre vie, comme œuvre. Nous devions le faire immédiatement et nous avons commencé dans les deux jours qui ont suivi».2
L’œuvre s’est donc faite en marchant dans leur atelier de Lourmarin. C’est en marchant le long de la fresque, comme le faisait Dante et Virgile lorsqu’ils descendaient les cercles de l’Enfer, qu’il faut la découvrir jour après jour, scène après scène, tableau après tableau: le feu éternel, les tombes cernées «de feux épars», le cavalier de l’apocalypse, squelette sur celui cabré de son cheval…
Un œil noir bordé de rouge marque le centre de l’œuvre
Un trou, un œil noir bordé de rouge marque le centre de la fresque. Il est, nous dit la légende, ce «confinement», ce «…nouvel isolement dénie de toute humanité… la surface vide de l’existence».
Le chemin n’est pas achevé. Lucifer aux trois visages, la bouche grande ouverte, engloutit un pécheur. Plus loin, des corps sont plongés dans un bain de sang. Plus loin encore, progressivement, des objets contemporains apparaissent, des personnages en costume contemplent «ce monde paradis transformé en théâtre immonde».
Le texte qui longe les dessins se déroule désormais sur plusieurs strates, l’une est celle de la date où le dessin a été réalisé, l’autre donne des parcelles du texte de Dante, une troisième des commentaires, une quatrième peut-être des extraits d’autres œuvres…
Le fleuve de sang s’arrête brutalement le «mercredi 8 mai 2020» pour cèder la place à des traits hachés, au noir et blanc. Nous sommes devant « ce lac à qui le gel donnait l’aspect du verre et non de l’eau». Quelques visages noyés dans cette glace s’y distinguent.Quelques pas, quelques figures et de nouveau nous nous retrouvons face à l’ange qui regarde la catastrophe.
Ce sont donc deux enfers qui se croisent et se mêlent dans ce premier chapitre de cette trilogie Hommage à Dante: celui créé par le poète florentin il y a sept siècles, et celui, contemporain, du confinement, de l’enfermement et du contrôle.
La main d’Antée libérée de ses chaînes
Difficile d’oublier alors cette main libérée des chaînes dont on comprend, à la lecture du vers «…il nous déposa tout doucement dans l’abîme…», qu’il s’agit de celle du géant Antée qui dépose Virgile et Dante sur la glace du Cocyte.
Ces deux silhouettes vêtues d’un costume grisâtre qui nous tournent le dos sont-elles les deux poètes? Qu’importe! L’essentiel, ce sont peut-être les lambeaux de texte qui bordent le dessin et traduisent cette impression d’immobilité et d’inutilité et aussi d’épuisement de tous ceux qui étaient alors enfermés dans le confinement et la hantise de la maladie. Le dessin est daté du 30 avril 2020.
… Que veux-tu dire, mon Virgile?…
… La voix de l’esclave se chargea de répondre:
… Il n’y a plus de temps, et il n’est plus permis de parler de l’art…
… L’art n’a plus aucun pouvoir, il n’a plus le pouvoir d’annuler la mort………
… Le temps s’arrêtera dans l’immuable…
Une atmosphère autrement lumineuse et apaisée
Pour rejoindre la deuxième partie de l’exposition, il faut sortir du hall silencieux qui abrite Enfer, tourner dans la via della Moscova, puis de nouveau tourner à gauche, s’enfoncer dans des ruelles, passer un porche et sonner à la porte de la Galleria Fumagalli. C’est là, dans une vaste et haute pièce aux murs blancs que se trouve Purgatoire, le deuxième volet de l’œuvre.
Les tons pastels et frais des immenses aquarelles de trois mètres de long sur un de large, où le rose le dispute au jaune et au vert tendre, l’or de certaines figures, installent dans une atmosphère autrement lumineuse et apaisée.
Les œuvres sont déployées sur trois rangées. Le lecteur de la Divine Comédie n’est pas dépaysé. Il retrouve des scènes qu’il a rencontrées: la porte du Purgatoire avec ses trois petites marches et les deux clés —l’une d’or et l’autre d’argent—, qui permettent à l’ange d’ouvrir cette porte; l’aigle aux plumes d’or qui emporte Dante jusqu’à celle-ci; les paupières cousues des âmes des envieux; les anges gardiens terrassant le serpent dans la vallée fleurie des princes négligents…
Les silhouettes recroquevillées des migrants bloqués à Lampedusa
Comme pour Enfer, les deux artistes se sont astreints à un calendrier serré. Chaque toile en porte la date et la trace. En août été 2020, le Covid avait à peine desserré son étau, des migrants étaient «bloqués à Lampedusa». Sur la toile, nous voyons leurs silhouettes recroquevillées sur la plage du Purgatoire.
La langue elle-même change. Parfois le français cède la place à la poésie de Dante. Les notations se font plus brèves: «Les gourmands ont toujours faim / et ne peuvent se rassasier des fruits des arbres…», «…Les paresseux sont contraints de courir sans cesse…»
Cette brièveté ne nuit pas à la complexité parfois vertigineuse de certains tableaux, comme celui des gourmands, des paresseux et des… coléreux. Le sombre nuage qui les masque semble obscurcir toute la scène, mais des silhouettes grises et nues en émergent. La bouche grande ouverte, elles paraissent manifester.
La scène se ferme sur une rivière apaisante
Elles tournent le dos à une autre scène en apparence plus apaisée qui occupe le reste de la toile. Le bleu sombre du ciel le partage à un sol ocre brun sur lequel est planté un arbre au tronc épais et aux branches décharnées. Un ange monte la garde. Derrière cette arbre, une femme nue (Ève?) se débat avec un serpent qui l’enserre pendant que deux tigres s’avancent menaçants. Mais que font ici ces personnages contemporains qui pique-niquent tranquillement assis sur leur fauteuil? Pourquoi cette jeune femme élégante tient-elle le bras d’une âme nue. C’est à peine si l’on distingue un griffon.
On l’a compris Purgatoire d’Anne et Patrick Poirier n’épouse pas étroitement le découpage strict de l’œuvre de Dante. Il en étire des épisodes, en rassemble et en comprime d’autres. Il superpose d’autres histoires, d’autres événements créant ainsi une œuvre forte et singulière.
Dès lors, la présence dans le dernier tableau d’une puissante limousine gris acier derrière deux griffons que surveille une assemblée de communiants brandissant leurs cierges comme autant de lances ne paraît en rien incongrue. D’autant que la scène se ferme sur une rivière apaisante où se baignent deux jeunes femmes. S’agit-il du Lethée ou de l’Eunoè? Peu importe, il est temps de partir pour le troisième lieu de l’exposition, vers Paradis. À peine, fait-on attention dans ce dernier tableau, à la présence en haut, dans le coin droit, d’un morceau de disque bleu.
Paradis semble être comme suspendu
La bijouterie Antonini qui abrite Paradis se trouve au cœur du vieux Milan, dans le Palazzo Borromeo, l’ancien palais d’une grande famille. Est-ce le lieu, abrité au fond d’une cour et dont il faut attendre que la porte soit déverrouillée pour pouvoir entrer? Le silence monacal? La taille de la pièce, modeste en comparaison des deux autres espaces qui abritent Enfer et Purgatoire? Paradis semble être comme suspendu.
Les œuvres sont ici soigneusement alignées et disposées pour jouer sur les reflets et les transparences, tandis que le bleu mat d’autres absorbe la lumière. Lóránd Hegyl et Angela Madesani, les deux curateurs de l’exposition, expliquent:
«Le caractère non représentatif et l’immatérialité de la troisième partie de l’œuvre monumentale correspond à l’esprit abstrait du Paradis de Dante, dans lequel les mots évoquent des sphères intelligibles et des perspectives intellectuelles et philosophiques au lieu de représenter des figures et des actions. Les artistes travaillent ici avec des images non mimétiques, qui reflètent aussi des phénomènes lumineux et atmosphériques, ainsi qu’avec des textes qui activent des références à une sphère hautement symbolique liée à celle de Dante mais aussi à celle de notre temps».
Est-ce pour cette raison, qu’Anne et Patrick Poirier reprennent dans une série de petits tableaux la parole d’Ulysse? Un Ulysse sans illusion qui, est-il écrit sur le premier de ces tableaux:
avait besoin de rêves… rêves qui pouvaient aider à voir un futur… un monde, une humanité consciente de sa fragilité… FRAGILITÉ…
Le personnage d’Ulysse, un trait d’union entre différents univers?
Ce personnage est l’un des nombreux traits d’union qui relient les différents univers de Hommage à Dante, dont l’apparente diversité cache une profonde unité. Impossible en effet, d’oublier qu’Ulysse, ici au Paradis, a été placé par Dante en Enfer, enfermé dans une flamme qui le consume éternellement.
L’histoire d’Ulysse qui se raconte dans ce Paradis n’est pas celle d’Homère ni celle de Dante. C’est celle d’un errant, perdu, qui marche «chantonnant» mais que la chaleur écrasante l’empêche d’avancer. Difficile alors de ne pas repenser aux migrants échoués sur la plage du mont Purgatoire à la fin d’un mois d’août. Et si finalement, il s’allonge dans la «nuit lourde de l’été…» son repos est troublé. «… Sommeil et non sommeil devinrent commencement et fin», nous disent Anne et Patrick Poirier.
La fin de l’histoire se trouve peut-être ailleurs, sur un disque d’un bleu profond inaccessible en raison de la hauteur à laquelle il est accroché. Tout juste se distinguent des constellations à peine esquissées. Elles sont soutachées de discrets points verts et rouges. Ils composent la géographie de l’humanité, ses larmes, sa mémoire, son intelligence, son inventivité… ainsi enfermée dans les sphères du Paradis. Une pierre dorée comme suspendue sur cette mer étoilée ferme alors le livre de cette exposition. Le bateau d’Ulysse?
Notes
Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire, Paradis d’Anne et Patrick Poirier
Curateur(e)s Lorand Hegyl et Angela Madesani
Chacun des cantiques est (a été) exposé dans un lieu différent de Milan:
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- Enfer à la Casa degli Artisti (10 janvier au 15 février 2023)
- Purgatoire à la Galleria Fumagalli (13 janvier au 16 avril 2023)
- Paradis chez Antonini Milano – Palazzo Borromeo (13 janvier au 31 mars 2023).
À propos d’Anne et Patrick Poirier
Anne et Patrick Poirier sont nés respectivement à Marseille en 1941 et à Nantes en 1942. Après leurs études à l’École nationale des Arts décoratifs de Paris, il furent invités tous deux à la Villa Médicis de Rome, alors dirigée par Balthus, de 1968 à 1972. Ils décidèrent lors de cette résidence d’unir leur vision artistique et de signer ensemble leurs œuvres. Voyageurs et passionnés d’histoire et d’archéologie, ils affrontent le sentiment de fragilité des civilisations, des cultures et de la nature. Ils utilisent de multiples supports pour leurs œuvres, comme la photographie, le dessin sur papier, la sculpture en résine et bois, le néon, la maquette, la peinture à l’huile et à l’acrylique. On ne compte plus leurs expositions dans les lieux les plus prestigieux et lors d’événements internationaux comme la Biennale de Venise (1976, 1980, 1984).
Aujourd’hui Anne Poirier est membre de la section Sculpture de l’Académie des Beaux-Arts de Paris et Patrick a été élu « correspondant » de la même section.