Le Centre Pompidou consacre actuellement une très belle exposition à l’œuvre de Gérard Garouste. Une salle entière est dédiée aux œuvres que l’artiste a réalisées autour de Dante et de la Divine Comédie à la fin des années 1980. L’occasion de s’interroger sur le rapport qu’il entretient avec celui qui est plus qu’une source d’inspiration pour lui.
Dante se dresse majestueux. Immense. La toile mesure près de 2,5 mètres de haut. Il tend la main vers la silhouette à peine esquissée de Cerbère. Le bleu et blanc apaisant de la toile tranchent avec les fonds empourprés des autres toiles. La netteté du trait aussi.
Sur une autre toile, le visiteur croit distinguer dans la forme dissimulée par une grande mantille blanche Manto, la fille de Tirésias, sur les os de laquelle fut fondée Mantoue, la cité où naquit Virgile. “Croit”, car l’imprécision volontaire du trait de Gérard Garouste, ouvre le champ à l’imaginaire.
Même jeu de formes incertaines avec une toile où les silhouettes purpurines de Dante et de Virgile se distinguent à peine de la rouille des roches qui les entourent. Sommes-nous en Enfer? Mais dans quel cercle? Il n’y a pas de réponse. Là encore seulement l’imaginaire.
La plupart des œuvres ne sont pas nommées
Plus nets, ces trois fantômes gris blancs installés dans une barque, même si un examen plus attentif permet de distinguer des traits sombres qui forment les personnages. Le lecteur de la Divine Comédie a reconnu dans ce tableau, Phlégyas, Dante et Virgile, le Styx, le sombre marais qui cerne Dis, et s’attend à voir Filippo Argenti surgir des eaux boueuses.
Nombre de ces peintures ne sont pas nommées, mais au fond est-ce bien important? Jacqueline Risset remarquait déjà cela lors d’une exposition consacrée à cette période à Bordeaux:
Les tableaux sont sans titre. Ils n’évoquent pas un épisode donné du voyage dans l’au-delà. Ils sont, pour la plupart, non reconnaissables et, lorsque l’un d’eux apparaît, indubitable, un lieu précis du récit, la forêt des suicidés où, frontalement, perdu dans la peinture, le pèlerin devant les trois bêtes, le silence, l’anonymat des autres le rejoint aussi (“l’indifférence des ruines”): et le déchiffrement s’arrête, doute de soi-même, attend…1
1986, un tournant majeur dans l’œuvre de Gérard Garouste
Gérard Garouste ne se revendique pas peintre figuratif. La force des tableaux et des images, tous rassemblés dans une seule pièce, donne une cohérence à ce moment de l’œuvre du peintre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que dans cette exposition chronologique du Centre Pompidou, une salle soit consacrée à cette période charnière, car nous est-il rappelé dans le catalogue:
L’année 1986 marque en effet un tournant majeur dans le travail de l’artiste avec le début d’une importante recherche sur la Divine Comédie de Dante. Gérard Garouste avait déjà découvert le texte vers l’âge de 25 ans, mais l’impulsion décisive vient de la poétesse et agrégée d’italien Jacqueline Risset, dont la traduction innovante de l’Enfer sort en 1985 chez Flammarion.2
Mais pas de méprise, il ne s’agit pas “d’illustrer” les vers du poète florentin. Le travail que fait Gérard Garouste avec Dante, est autrement plus profond. Les œuvres qu’il va produire dans cette période sont le fruit d’une réflexion singulière. Il entend s’éloigner du XIXe siècle et de son symbolisme, qui pour lui fut une erreur. Dans des propos échangés avec Sylvie Couderc à l’occasion de l’exposition Peintures de 1985 à 1987, il remarquait qu’il ne cherchait pas une «représentation directe» du thème:
Il m’est arrivé de lire un chant et que celui-ci évoquât des images. Je commençai un tableau et compris, très rapidement, qu’il décidait lui-même de son devenir. Parfois, il m’aidait uniquement à redécouvrir des chants qui m’avaient échappé.3
«À la fois iconoclaste et adorateur d’icônes»
On comprend dès lors pourquoi la scène des trois fantômes blancs sur le lac du Styx diffère radicalement de celle représentée par Eugène Delacroix dans son célèbre tableau Dante et Virgile aux Enfers, illustration magnifique —mais illustration— du Chant VIII de l’Enfer. La démarche de Gérard Garouste est plus complexe, telle que la décrit l’historien de l’art Gérard-Georges Lemaire, à propos justement de Phlégyas, Dante, Virgile cette peinture fantomatique qui figure une barque courant sur les eaux du Styx:
C’est un hommage rendu à son illustre prédécesseur, une image non sans ironie sinon sarcasme; ce n’est pas une explication. Sa peinture est blasphématoire, tout en professant haut et fort le respect de ce qui l’agresse et la rabaisse. (…) Garouste est à la fois un iconoclaste et un adorateur d’icônes.4
Quelques années, 1985 à 1987 principalement, suffisent-elles à un artiste pour redéfinir son travail et son rapport à ses sources d’inspiration? Sans doute non, mais l’infléchissement dû —à l’époque— être suffisamment spectaculaire pour justifier une exposition consacrée à ces seules années dantesques.
Il ne nous reste aujourd’hui de cet épisode qu’un précieux catalogue reprenant l’ensemble des peintures exposées alors au Musée d’art contemporain de Bordeaux5.
Dans l’entretien qu’il a accordé à cette occasion à Sylvie Couderc, Gérard Garouste revient sur ce qui l’a tellement séduit à la lecture de la Divine Comédie, à savoir un «sentiment d’errance» dans lequel il se retrouve et qui va l’inspirer dans sa manière de peindre:
Je pense à ces scènes de l’Enfer où les personnages se dédoublent , se dévorent puis redeviennent eux-mêmes. Il advient ceci: Dante use de tant de détails que le récit se complexifie. Nul n’est véritablement instruit du déroulement des faits. Davantage l’image nous est-elle donnée, davantage nous renvoie-t-elle à notre propre imaginaire. En peinture, j’ai toujours ressenti cette même sensation. J’ai souhaité restituer cet effet à l’intérieur de mes tableaux. (…) J’irai jusqu’à croire que la peinture s’adresse aux aveugles. L’image la plus détaillée qui soit, en réalité, nous aveugle sur son propre sens.6
Note
- Exposition Gérard Garouste au Musée national d’Art moderne – Centre Pompidou jusqu’au 2 janvier 2023. L’exposition regroupe 120 tableaux majeurs de l’artiste en grands formats.
- À cette occasion, un catalogue d’exposition a été réalisé, qui comprend outre la reproduction de 200 des œuvres montrées (tableaux, sculptures, etc.), une chronologie, trois essais qui abordent les différentes facettes de l’œuvre ainsi qu’une sélection de textes de Marc-Alain Ouaknin, philosophe et rabbin. (304 pages, Éd. Centre Pompidou, Paris)