Le monumental triptyque de Philippe Fretz, “Divine chromatie” est exposé à Strasbourg, à l’église du Temple Neuf, jusqu’au 10 avril. Le peintre genevois offre une relecture picturale et contemporaine de la Divine Comédie de Dante. Une vision déroutante mais étonnement fidèle au chef d’œuvre du poète florentin.
La Divine chromatie est, au sens plein du terme, une œuvre géante. Par ses dimensions en premier lieu: 3,6 mètres de haut, 11 mètres de large, ce gigantesque triptyque impressionne. Mais surtout par son ambition: le peintre Philippe Fretz entend réinterprèter la Divine Comédie et la recomposer en une œuvre contemporaine.
Le visiteur, s’il est familier des représentations traditionnelles de l’œuvre majeure de Dante, ne peut qu’être dérouté: le gouffre de l’Enfer et le mont où s’accroche les corniches du Purgatoire ont disparu; les sphères des cieux se sont évaporées. L’enchaînement rigoureux où se succèdent les trois règnes a disparu.
Des figures familières
Un examen plus attentif permet toutefois de distinguer quelques figures familières: Lucifer, un ange volant au-dessus d’une terrasse, Géryon comme en apesanteur, chargé de ses deux passagers, Dante et Virgile…
Mais que viennent faire ces terrasses, ce labyrinthe d’escaliers, ce golfeur, ces paysages genevois tranquilles, cette nature manucurée? Qui sont ces personnages que l’on distingue, l’une assise tranquillement, une autre jouant sur sa guitare… Et ce vélo, cette trottinette, tous ces objets incongrus ne trahissent-ils pas une modernisation abusive et une recherche de la transgression pour la transgression?
Et puis, progressivement les logiques, les partis pris se font jour, et l’œuvre dans sa complexité et sa richesse se révèle: c’est la Divine Comédie mais c’est en même temps une œuvre distincte, originale. Les paysages, les ouvrages d’art qui peuplent l’univers de ce Genevois, forment une ligne familière et marquent la réappropriation de l’œuvre de Dante, comme, par exemple, le bâtiment des Forces motrices de Genève.
II faut commencer par un chiffre: 33, soit le nombre de tableaux qui composent le triptyque. Il y en a donc autant que de chants dans un cantique de la Divine Comédie. Mais le jeu avec les nombres est plus subtil: l’œuvre est composée de onze panneaux en longueur et de trois en hauteur. On retrouve donc ce trois symbolique, propre à l’œuvre dantesque.
Le fil d’Ariane de ce labyrinthe est un golfeur
On entre dans la Divine chromatie. pratiquement en son centre («nel mezzo del cammin…»). Un golfeur fait son chemin dans une forêt peuplée des trois bêtes, le lion, le léopard et la louve. Le même golfeur que l’on retrouve jouant son coup dans le tableau situé juste au-dessus.
Son swing propulse sa balle à gauche. Très vite, l’œil est accroché par Minos et son immense queue avec laquelle il attribue à chaque damné sa peine. Il est coiffé d’un cône formé de neuf cercles concentriques. Nous sommes donc dans l’Enfer. Il ne reste plus qu’à parcourir les terrasses, dégringoler les escaliers, pour rejoindre Lucifer, s’agripper à son corps, pour surgir à droite du tableau dans le Purgatoire.
On comprend alors que le triptyque reprend les trois cantiques, mais que chacun est disposé de manière originale: l’Enfer, à gauche, et le Purgatoire, à droite, enserrent le Paradis qui occupe la place centrale. Et l’on comprend aussi qu’il faut suivre un parcours labyrinthique, et que le golfeur est notre fil d’ariane.
C’est lui qui nous entraîne le long des terrasses, et nous découvrons alors que tous les symboles dont est peuplé la Divine Comédie sont présents et le sont à leur place: l’escalier tricolore qui mène au Purgatoire, les sept “P” gravés sur le front de Dante, la procession du paradis terrestre, et petit clin d’œil qui nous avait échappé, mais qui désormais ne quitte plus notre rétine: le mont du Purgatoire est là, tranquillement posé près de l’azur qui court tout au long du triptyque. Tout juste si l’on remarque que son image miniature ponctue et figure les sept corniches de ce règne.
La rencontre avec Dieu
Le paradis et ses neufs sphères, chacune habillée de sa couleur dans un jeu chromatique subtil occupe le centre de l’œuvre, comme si tout y convergeait. Cette sorte d’évidence naturelle est une des forces de la peinture de Philippe Fretz. Car s’il déploie l’univers de Dante sur un autre plan que la poésie, il n’en oublie pas la logique profonde: dans la Divine Comédie tout mène au Paradis et surtout à la rencontre avec Dieu. Quelques vers, une vision brève, un éclair à l’échelle du poème dans son entier.
Il faut alors lever les yeux et fixer le milieu du tryptique pour apercevoir minuscule à l’échelle —géante— de l’œuvre les «tre giri / di tre colori e d’una contenenza» (“trois orbes / de trois couleurs et d’une même dimension”), représentation imaginaire de cette Sainte Trinité que Dante aperçoit dans la lumière divine.
Philippe Fretz a consacré plus de cinq années de sa vie à peindre la Divine chromatie. Il a lu Dante, a regardé attentivement les peintures, fresques et enluminures de cette époque d’un art naissant. Et s’il joue avec la perspective, celle-ci est gauchie comme pour retrouver cette époque lointaine où Cimabue, Giotto ignoraient cette technique.
La Divine chromatie est pour le lecteur de la Divine Comédie étrangement apaisante. Certes on sent bien que l’Enfer est un lieu de peines et de douleurs, mais cela est plus suggéré que surligné, et passe par des noirs, des marrons, des ombres, des ciels obscurcis… qui rendent en opposition plus lumineux les tableaux du Purgatoire et surtout du Paradis.
Car c’est bien la lumière et le jeu des couleurs qui sont au cœur du projet de Philippe Fetz: Il s’agit pour lui de retrouver par la peinture la poésie de Dante mais aussi et surtout sa lumière. La Divine Comédie explique Didier Ottaviani «fait de la vision une clef d’accès à la profondeur du réel.» Il ajoute:
Dante ne limite pas le regard à une simple perception sensible qui resterait à la surface des choses, car sa conception de l’être est profondément articulée autour d’une notion centrale la lumière.1
C’est cette lumière qui porte la Divine chromatie.
Notes
- La Divine chromatie est exposée jusqu’au 10 avril, à l’église de Temple Neuf, place du Temple Neuf, 67000 Strasbourg.
- Horaires d’ouverture: du mercredi au dimanche de 15 à 19 heures.
- Le livre Divine chromatie accompagne l’exposition. Il est vivement conseillé pour tous celles et ceux qui veulent mieux comprendre l’œuvre, en découvrir la construction et le jeu subtil des correspondances avec l’œuvre de Dante. On y trouve un texte de Fabrice Hadjadj, philosophe et écrivain français, une introduction de Didier Ottaviani, spécialiste de la pensée du Moyen Âge, et une cartographie de l’œuvre établie et commentée par Stéphanie Lugon. Art & Fiction, Lausanne, 2019.
- Le site de Philippe Fretz
- Illustration: photo Geneviève Maldelar