Brunetto Latini

Brunetto_Latini

Brunetto (on trouve aussi la forme Burnetto) Latini est né vers 1220-1230 (mort en 1294). Il est le fils de Buonaccorso (ou Bonaccorso) Latino della Lastra dont la maison familiale était située dans le sesto de la Porta Duomo à Florence. 

On ignore précisément à quelle période de sa vie il commença à participer à la vie publique florentine. S’il a sans doute tenu un emploi public dès 1253, les premiers documents importants signés de sa main datent de 1254. Le 31 mars, il rédige des actes et signe «Burnecto notario filio Bonaccorsi Latini», et le 20 avril il est question de pactes entre les guelfes d’Arezzo et la Commune de Florence. Toujours la même année, on retrouve sa signature sur un arbitrage florentin entre Genève et Pise.1 

Sa carrière est lancée. Pour ce guelfe, elle sera tout au long de sa vie intimement liée à la politique intérieure et extérieure de Florence dont il épousera les vicissitudes. 

Une ambassade auprès d’Alphonse X de Castille

En 1260, la guelfe Florence est menacée par les gibelins emmenés par Manfred, le successeur auto-déclaré de Frédéric II Hohenstaufen. La Cité cherche des alliés. Les Guelfes, qui la dirigent, décident d’envoyer en ambassade auprès d’Alphonse X de Castille, qui est alors l’un des candidats à la couronne impériale, pour lui demander son aide. «L’ambassadeur fut ser Brunetto Latini, Homme d’une grande sagesse et d’une grande autorité», raconte Giovanni Villani2  

Alors qu’il était sur le chemin du retour, en Navarre, Brunetto apprend la défaite des guelfes florentins à la bataille de Montaperti (le 4 septembre 1260). L’épisode est raconté par Brunetto lui-même:

E andai in Ispagnia / E feci l’ambiasciata / Che mi fue Commandata: / e poi sanza sogiorno / Ripresi mio ritorno, / Tanto che nel paese / Di terra Navarrese, / Venedo per la calle / Del pian di Ronciavalle, / Incontrai uno scolaio / Su’n un muletto Baio / Che venia   da Bologna. / Io lo pur domandai / Novelle di Toscana / In dolze lingua e piana, / Ed e’ cortesemente, / Me disse immantemente, / Ch’ e’ Guelfi di Fiorenza / Per mala provedenza / E per forza di guerra / Erea fuor de la terra, / E ‘l dannagio er forte / Di prigione et di morte.

(J’allai en Espagne et fit l’ambassade qui m’avait été commandée: puis sans séjourner, je retournai, lorsque dans le pays de Navarre, arrivant au chemin du col de Roncevaux, je rencontrai un étudiant qui venait de Bologne. Je lui demandai des nouvelles de Toscane. Très courtoisement, il me dit immédiatement que les Guelfes de Florence, par mauvaise prévoyance et la force des armes, étaient chassés de leurs terres, et que les pertes en prisonniers et en morts étaient grandes.)3

Une lettre de son père, Bonaccorso, qui lui parvient plus tard, lui confirme son bannissement de la ville. Il décide alors de rester en France, où il rencontre 

uno suo amico della sua cittade e della sua parte, molto ricco d’avere, ben costumato e pieno de grande senno (Un ami de sa ville  bien habillé et d’une grande sagesse)4.

Brunetto Latini compose ses œuvres majeures en France

Si l’on suit son Tesoretto, il est d’abord à Montpellier (Livre XXI, 3) avant d’aller dans le Nord, dans la France de langue d’oïl. Il est à Paris en septembre 1263. Il y signe, comme notaire, le 24 septembre un acte pour des commerçants florentins. L’année suivante, il est à Bar sur Aube, où là encore un acte atteste sa présence. 

C’est dans cette période française qu’il va composer son Tresor, rédigé en prose et en en langue d’oïl. Il justifie ainsi drôlement son choix

Et se aucuns demandoit pour quoi cis livres est escris en

roumanç, selonc [la] raison de France, puis ke nous somes

italien, je diroie que c’est pour .ii. raisons, l’une ke

nous somes en France, l’autre por fou que la parleure est

plus delitable et plus commune a tous langages.

Ce Tresor est une vaste encyclopédie des connaissances de l’époque, qui englobe les belles lettres, l’histoire, les sciences physiques et naturelles, la politique et la morale… Brunetto s’est sans doute inspiré d’autres livres célèbres alors comme le Trèsor de Pierre de Corbray ou plus particulièrement le Speculum universale de Vincent de Beauvais.(Trucci)

Il écrit aussi dans cette période son Tesoretto, en vers et en toscan, qui est un traité philosophique ainsi que sa Rettorica.

Le retour à Florence après la mort de Manfred

La mort de Manfred à la bataille de Bénévent (26 février 1266), qui marque le délitement de l’alliance gibeline en Toscane, lui permet de retourner à Florence et de reprendre son activité dans les affaires publiques. 

On retrouve alors sa signature sur de nombreux documents publics. Par exemple, sur un document du Vicaire pour la Toscane Jean Britaud de Nangi. Il agit pour le compte de celui-ci  comme “protonotaire” (Brunectus Latini de florentia prothonotaro curie domini vicari) en 1269-1270. Ce Jean Britaut, originaire de Champagne, est sans doute le personnage cité dans le Trésor (Livre I, 98. Il).5 

La carrière de Brunetto Latini est donc étroitement liée au contexte politique toscan mais aussi florentin. En 1273, il est secrétaire (Scriba consiliorum Communis Florentiae) du gouvernement de Florence et deux ans plus tard, en 1275, président (console) de la Guilde dei Giudici e Notai, l’une des sept Arti majeures qui de facto détiennent les clés du pouvoir dans la Florence dirigée alors par le popolo grasso. 

On le retrouve en 1280 comme l’un des garants de la paix (très éphémère) voulue par le Cardinal Latino Malabranca entre guelfes et gibelins à Florence. Alors que la République des prieurs s’installe, son rôle ne cesse de croître: en 1284, le 13 octobre, il est l’un des deux syndics (sindaco) de la commune lors de l’établissement d’une alliance (lega) avec Gênes et Lucques contre Pise, en 1287 il est l’un des six prieurs de la ville (du 15 août au 15 octobre) et en 1289 il est l’un deux “orateurs publics” de Florence. Son rôle est actif pour la préparation de la bataille de Campaldino (11 juin 1289). Signe de son importance, son nom apparaît dans pas moins de 35 documents publics entre 1282 et 1292, et il appert que son avis fut souvent suivi. 

«Il fut le maître pour dégrossir les Florentins»

Mais l’influence de Brunetto Latini ne se mesure pas à la seule fréquence de sa signature sur les documents officiels comme le dit Giovanni Villani, dans l’hommage qu’il lui rend à l’occasion de son décès: 

En l’an 1294 mourût à Florence un citoyen de valeur qui s’appelait Brunetto Latini. Ce fut un grand philosophe et un grand maître en rhétorique, tant dans le bien dire que dans le bien dicter. Et il exposa la Rhétorique de Cicéron, et fit le bon et utile livre le Tresor, et le Tesoretto, et la Clé du Trésor, et beaucoup d’autres livres de philosophie et sur les vices et les vertus. Il fut l’un des rédacteurs des lois (dittatore) de notre commune. Il fut un homme mondain (mondano uomo), mais de lui nous avons fait mention car il fut initiateur et fut le maître pour dégrossir les Florentins, et les accompagna pour bien parler, et sut guider et gouverner notre république selon la Politique6 

Dante rencontre l’esprit de Brunetto Latini sous la pluie de feu du troisième giron du septième cercle de l’Enfer. En théorie —si l’on suit la géographie du gouffre telle que l’a dessinée Virgile au Chant XI— dans le “giron le plus étroit” se trouvent ceux qui “font violence à Dieu (…) méprisent sa nature et sa bonté” («far forza ne la deïtade (…) spregiando natura e sua bontade»  — v. 46-48) et leur punition est d’être “marqués du fer de Sodome et Cahors”. 

Mais problème, à propos de ce personnage connu, sur lequel nous possédons des témoignages et des documents, il n’est jamais question de “sodomie”. Tout au plus, Villani dans sa Cronaca parle-t-il de «mondano uomo», et dans son Tesoretto, Brunetto lui-même écrit: «Siamo tenuti un poco mondanetto» (XXI, 22-23). Le terme est ambigüe, et tant la traduction proposée par L. G. Blanc dans son Vocabulario dantesco, «mondain, de ce monde», que la définition retenue «nella lingua antica» par le dictionnaire Treccani «persona che non è religiosa» n’évoque absolument pas le péché de sodomie. 

Quelle faute a commis Brunetto ?

Cette accusation d’agnosticisme est d’ailleurs reprise par quelques commentateurs, qui s’appuient sur le fait qu’un opuscule écrit en dialecte florentin par Brunetto, il Pataffio, est «irreligieux». C’est bien peu et si tel était le cas la place de Brunetto Latini aurait (logiquement) été dans le premier giron de ce septième cercle, parmi les blasphémateurs. 

Pour en revenir à l’accusation de sodomie,  Brunetto Latini condamne à plusieurs reprises dans son œuvre cette pratique que ce soit dans son Tresor

mais li deliz dou siecle desevrez de nature est desmesureement blasmable, plus que avoltire, ce est gesir avec le maale

(«Mais le plaisir du siècle qui s’écarte de nature est démesurément blâmable: c’est coucher (gésir) avec le mâle» — Livre II, 30)

Deliz par male nature est gesir avec les maales, et telz autres desohonorables choses

(«Plaisir par mâle nature est coucher (gésir) avec les mâles, et telles autres déshonorables choses» — Livre II, 37) 

ou dans son Tesoretto

Ma tra questi peccati / Son vie più condannati / Que’ che son soddomiti, / Deh come son periti / Que’ che contra natura / Brigan cotal lussura

(Mais parmi ces péchés / Sont parmi les plus condamnés / Ceux qui sont sodomites / Ah comme ils ont péri / Ceux qui contre nature / S’empressent à telle luxure. — XXI, 317-326)

Faut-il en conclure que Brunetto Latini aurait été un monstre de duplicité, condamnant publiquement ce qu’il pratiquait secrètement ? 

Paget Toynbee émet une autre hypothèse:

peut-être, comme pour Priscien, il est présenté simplement comme le représentant d’une classe (les «letterati grandi» du vers 107) qui était à cette période sans aucun doute particulièrement accro au vice en question.7 

Tout autre —et autrement hardie— est l’hypothèse avancée par André Pézard dans son Dante sous la pluie de feu

«Grand clerc et lettré», Dante n’admet pas qu’un autre grand clerc et lettré comme Brunet(ti) écrive, en prose italienne et surtout en vers italiens, avec la gaucherie d’un homme du peuple; qu’il ne tente pas, en vue de polir son style, un effort qui à la longue pourrait être fructueux: que se décourageant trop vite, il ne trouve plus de remède à ses défauts, sinon l’abandon total de cette langue vulgaire.8 

Ce serait donc, écrit A. Pézard, cette trahison du vulgaire illustre, ce blasphème «la langue familière, ce premier don du créateur, accordé à tous les cœurs simples» qui aurait conduit Brunetto Latini sous la pluie de feu. Une hypothèse qui n’a guère été reprise par les commentateurs par la suite.