Cunizza da Romano

Sordello et Cunizza da Mantova

Cunizza da Romano est née sans doute en 1198 dans une famille d’origine germanique fraîchement installée en Italie, probablement à la fin Xe siècle ou au début XIe. Elle était la plus jeune fille d’Ezzelino II da Romano il Monaco (le Moine) et de sa troisième épouse Adelaide de la famille des contes toscans Alberti di Mangona.

Son frère aîné, qu’elle décrit dans le Chant IX du Paradis comme une « torche” («facella»), Ezzelino III il Tiranno fut un chef gibelin et un féroce tyran de la Marca Trévigiana (Marche trévisane). Son ombre est immergée dans le fleuve de sang du septième cercle de l’Enfer (Chant XII, v. 109-110). Dante oppose ces deux personnalités issues d’une « même racine” («D’una radice nacqui e io ed ella» — v. 31) dans ce chant du Paradis en écho au thème abordé au chant précédent (Chant VIII du Paradis) par Charles Martel à travers les destins opposés d’Ésaü et de Jacob alors que tous deux avaient le même père. 

Un nom synonyme de scandale

A priori, peu de choses dans sa vie terrestre prédisposait Cunizza à entrer au Paradis, tant son nom était, à l’époque, synonyme de scandale. 

En 1222, elle est mariée, pour des raisons politiques, au comte Rizzardo di San Bonifacio, qui est alors le Seigneur de Vérone. Parallèlement, Zilia (ou Giglia), la sœur de Rizzardo, épouse Ezzelino III. Cet échange matrimonial est un geste d’apaisement conclu entre deux familles —les San Bonifacio et les da Romano— qui s’affrontent pour le contrôle de la cité. Mais ce conflit déborde les murailles de la ville, les San Bonifacio étant guelfes et les da Romano gibelins. 

Peu de temps après ces mariages, un jeune troubadour, né à Goito, un château proche de Mantoue, est accueilli à la cour de Rizzardo: Sordello est alors décrit «séduisant, bon chanteur, bon troubadour, grand amoureux, mais fort truand et déloyal à l’égard des femmes et des barons ses protecteurs»1. Quoiqu’il en soit «il s’amouracha de l’épouse du comte et elle de lui.»2

Sur cet amour scandaleux, les chroniqueurs de l’époque nous offrent deux versions. Rolandino da Padua affirme qu’après quelque temps, son père envoya Sordello pour la kidnapper en secret3. De son côté, Gerardo Maurisio explique qu’immédiatement après le mariage de Cunizza, Ezzlino III se devait de rassurer ses partisans gibelins de Vérone: ce double mariage ne constituait pas un retournement de politique et que ses objectifs restaient inchangés.

Il semble en tout cas, que le risque ait été réel que Cunizza devienne otage de la famille San Bonifacio. Ses frères vont donc ”l’exfiltrer” avec l’aide complice de Sordello. Ce rapt est ainsi résumé dans la Vida de Sordello:

e s’enamoret de la moiller del comte a forma de solatz, et ella de lui; Et avenc si que’l coms estet mal con los fraires d’ella, si la feirent envolar al comte a sier Sordel; e s’en venc estar con lor, et estet longa sason con lor en gran benanza.
(Précision: “a forma da solatz” appartient au registre de l’amour courtois chanté par les troubadours. Ce court texte pourrait être traduit ainsi: “et il tomba amoureux de la femme du comte par jeu, et elle de lui; et comme ses frères étaient fâchés avec le comte ils la firent partir avec sire Sordello; et ils s’en vinrent avec eux, et furent heureux longtemps”).4

Cunizza en partant abandonne son fils, Leisio, conçu avec Rizzardo. Comme le remarque la médiévaliste Diana Silverman, «la séparation de son enfant par la mère dans ces circonstances n’avait rien d’exceptionnel, tout comme il était souvent attendu qu’une veuve laisse ses enfants lorsqu’elle se remariait, ainsi il restait dans la lignée de leur père.»5

Beaucoup plus tard, Leisio, qui aura hérité du titre de comte, défendra le château de San Bonifacio, contre les assauts des troupes de son oncle Ezzelino III à deux reprises, en 1237 et en 1247. Son lien familial lui vaudra sans doute la vie sauve, mais le château sera rasé.

«Sa beauté resplendit et son haut mérite triomphe»

Cunizza va trouver refuge dans un premier temps à Trévise à la cour de son frère Alberico, car le scandale est, à l’époque, énorme. Outre les témoignages des chroniqueurs, il en reste quelques autres traces comme une tenzone entre deux troubadours: Peire Guilhem de Luserna et Uc de Saint-Cric.

Le premier, Peire Guilhem, va prendre fait et cause pour Cunizza dans un poème dont voici le début:

Qui na Cuniça guerreia / per orgoill ni per enveia / Foldat gran / Fai, car sa beltatz resplan / e sos ricx prez seignoreia, / e taing se qu far e deia, / So vos man.

(Celui qui attaque dame Cunizza, par arrogance ou par jalousie, fait grande folie, car sa beauté resplendit et son haut mérite triomphe; et il convient qu’il en soit ainsi, je vous le fais savoir).

Le second, Uc de Saint-Cric, originaire de Thégra non loin de Rocamadour, mais qui vivait également en Italie, va lui répondre de manière vive:

(P)eire Guillem de Luserna, / Nos digatz com sa luserna / de prez zai! / Car de na Cuniça sai / Quez ill fez ogan tal terna / Per q’ill perdet vita eterna / Don la mai / No deu viure ses esmai; / E dompna, pos lait desterna / Ni fai saut dont hom l’esquerna, non assai / Mal null mege de Salerna.6

(Peire Guillem de Luserna, vous ne nous dites pas combien baissent la splendeur et le prix de Cunizza; car je sais qu’elle a fait cette année-ci un si beau coup qu’elle en a perdu la vie éternelle, par suite de quoi elle ne doit plus jamais vivre sans émoi; et quand une dame quitte le droit chemin ou fait un écart tel que chacun la bafoue, elle n’a plus besoin de se faire ausculter par un médecin de Salerne —comprendre: elle est perdue).7

Cunizza donc a trouvé refuge à la cour des Ezzelino et Sordello reprit rapidement sa vie aventureuse.

La belle aventure avec Bonio di Treviso

Cunizza de son côté noua une relation avec un chevalier, Bonio di Treviso. Une aventure romanesque —et tout autant scandaleuse— que Rolandino  raconte dans sa Cronica:

un chevalier nommé Bonio di Treviso aima la dame et secrètement la détacha de la cour de son père; et, très amoureuse de lui, elle voyagea dans de nombreuses parties du monde avec lui, dans de bonnes conditions et engageant les plus grandes dépenses. Finalement, tous deux retournèrent chez Alberico da Romano, le frère de la dame, qui à cette époque régnait sur Trévise, contre la volonté d’Ezzelino, en tout cas cela semblait tel. Alors que ce même Bonio vivait avec Cunizza —en dépit du fait que sa première épouse était encore vivante et résidait à Trévise— il fut abattu d’un coup d’épée le Samedi Saint, alors que Ezzelino assiégeait Trévise, affrontant son frère.

Il nous manque quelques dates précises dans cette narration, où l’on voit le clan da Romano se diviser et s’affronter. Il est très probable que Cunizza et Bonio se réfugièrent chez Alberico à partir de 1239, Ezzelino ne voyant certainement pas d’un bon œil cet amour, qui n’était pas un « mariage en bonne et due forme » ce qui ne permettait pas aux da Romano d’agrandir leurs possessions. Mais pour Cunizza c’est sans doute la seule période de sa vie où elle vécut avec un homme qu’elle aimait.

Bonio sera tué, sans doute, en 1241 ou 1242, en défendant Trévise.

Cunizza se réfugie en Toscane

«Après tout cela», comme le dit sobrement Rolandino, Cunizza se réconcilia avec son terrible frère et retourna auprès de lui. Il la maria (après 1252, date de la mort de son premier mari Rizzardo) à un dénommé Naimerio (ou Narnerio) de la famille des Poncii comte de Breganze, dont la famille avait des liens solides et étroits avec les da Romano. Ces liens et ce mariage ne sauva pas les Poncii. Ils furent exterminés par Ezzelino qui épargna… Naimero. En effet, il apparaît dans des documents comme témoin de la vente des terres de sa lignée à Ezzelino!

Reste que Naimero va bientôt disparaître, et très rapidement Cunizza convolera avec un quatrième époux, un noble de Vérone dont l’histoire a perdu le nom. Un mariage sans doute bref, car elle va se marier une cinquième fois avec un personnage que Paget Toynbee identifie comme étant Salione Buzzacarini de Padoue, l’astrologue de Ezzlino.8 Un mariage qui eut lieu après 1259, alors que Cunizza avait une soixantaine d’années.

En 1260, la fortune de Cunizza va de nouveau tourner. Ses deux frères meurent, Ezzelino d’abord en essayant de conquérir Milan, puis Alberico et toute sa famille sont assassinés lors de la prise du château de San Zenone où ils s’étaient réfugiés.

Cunizza va fuir la Marche Trévisane, et partir en Toscane, sans doute dans la famille de ses parents maternels. On relève sa présence dans la région grâce à deux actes:

  • Le premier est daté du 1er avril 1265 et il est signé dans dans la maison de Cavalcante Cavalcanti (le père de Guido, le « premier ami » de Dante). Dans ce document Cunizza donne leur liberté aux esclaves qui appartenaient à sa famille «pour assurer le salut de l’âme de ses frères et parents». Sont exclus de cet acte de libéralité ceux qui avaient trahi Alberico. Dans le texte il n’est aucunement question d’un époux.
  • Le second, plus tardif, date de 1279, alors que Cunizza approche de ses quatre-vingt ans. Il s’agit de son testament. Elle se trouve alors au château de La Cerbaia, où presque un siècle auparavant s’étaient rencontrés ses parents: Adelaide degli Alberti et Ezzelino II da Romano. Elle est sans doute morte peu de temps après.

Pourquoi Dante place-t-il Cunizza au Paradis ?

Les raisons pour lesquelles Dante accorde autant d’importance à Cunizza da Romano, et en fait l’un des principaux personnages du chant IX du Paradis sont multiples.

La première d’entre elles est sans doute l’importance et la fraîcheur des sources dont il pouvait disposer, que ce soit à Florence, puisque Cunizza séjourna dans la famille de son « premier ami », Guido Cavalcanti. Il dut en entendre parler par des personnes qui l’avait rencontrée et connue à cette occasion. De la même façon, à Vérone, il rencontra, lorsqu’il séjourna à la cour des Scagligeri, des témoins qui avaient également connu Cunizza. En effet, la famille degli Scagligeri était liée à Ezzelino III, dont ils furent les successeurs politiques tant à Vérone que chez les gibelins. 

Par ailleurs, le personnage de Cunizza permet à Dante d’opposer une femme « noble” au sens dantesque du terme. Les premiers commentateurs de la Comédie relevait sa tendresse et sa compassion. Voici par exemple ce qu’écrivait Benvenuto: 

Elle était pieuse, bienveillante, miséricordieuse, pleine compassion pour le malheureux, que son frère cruellement affligeait.9 

Cette compassion explique sans doute en grande partie sa présence au Paradis. Dans le Chant IX, son esprit se trouve aux côtés de celui de Folquet de Marseille et de Rahab dont le parcours dans la vie terrestre fut similaire: tous trois furent d’abord pécheurs « d’amour” avant de se convertir à l’amour de Dieu. Sans doute, Dante projette-t-il sa propre destinée…

Enfin l’opposition de destin dans l’au-delà que fait Dante entre Ezzelino enfoncé dans le fleuve de sang au Chant XII de l’Enfer (avec son ennemi Obizzo d’Este!) et la joie de sa sœur parmi les esprits bienheureux du Ciel de Vénus ne saurait mieux résumer la condamnation morale qu’il porte à l’encontre du tyran de la Marche Trévisane.