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- L’Enfer, Chant IV, v. 129
- Illustration: Portrait de Saladin par Ismael al-Jazari – manuscrit arabe du XVe siècle – Domaine public.
Salah-ed-din Yusuf, plus connu sous le nom de Saladin [1137—1193] était réputé au Moyen Âge, en Occident, pour sa munificence et sa magnanimité. Il est le fondateur de la dynastie Ayubbide en Égypte.
Il est né dans une famille de hauts fonctionnaires militaires. Son père Ayub était gouverneur de Tikrit sur le Tigre, et sa famille était d’origine kurde.
Jeune, Saladin sera un soldat réputé. Il est envoyé, en 1163, par Nour ed-Dîn, le Sultan de Damas, en Égypte. C’est là que se noue son destin. Il est lié à celui de son oncle Sirkuh et au jeu complexe qui oppose et lie simultanément trois parties du chant de bataille oriental:
- les Chrétiens qui ont alors à leur tête le roi Amaury 1er de Jérusalem;
- le Sultan de Damas Nour ed-Dîn qui est sunnite;
- Shawar qui a pris le pouvoir en Égypte; il est vizir et exerce la réalité du pouvoir du Califat fatimide de al-Adid en Égypte lequel est chiite.
La conquête de l’Égypte
Tout commence, lorsque Shawar est renversé par un de ses lieutenants Dirgham au Caire en 1163. Il part se réfugier à Damas, pour éviter le sort de tous ses prédécesseurs qui ont été assassinés. Il plaide auprès de Nour ed-Dîn pour que celui-ci l’aide à reprendre le pouvoir.
Après quelques hésitations, ce dernier envoie, en avril 1164, une troupe menée par Sikruh, accompagné de son neveu Saladin, pour reconquérir l’Égypte. Ils se heurtent aux troupes chrétiennes, menées par le roi de Jérusalem, qui entendaient elles aussi conquérir l’Égypte. Les Chrétiens vont faire demi-tour lorsqu’ils apprendront que Nour ed-Dîn de son côté a vaincu les croisés et fait prisonnier les comtes d’Antioche et de Tripoli. De son côté Sirkuh rentre à Damas.
Ce n’est que partie remise. Amaury de retour en Egypte en 1167, réussit à occuper le Caire. Mais cette fois encore, rien n’est définitif. L’année suivante, en 1168, Amaury revient une nouvelle fois en Égypte. Il se heurte à une farouche résistance: les Cairotes préfèrent incendier la ville que de la voir une nouvelle fois livrée aux Francs. Il préfère quitter l’Égypte le 2 janvier 1169.
Tout se précipite alors. Sirkuh revient en Égypte. Son neveu, Saladin —avec son approbation— assassine le 18 janvier Shawar,et son oncle prend le poste de Vizir. Sirkuh ne profitera pas longtemps du pouvoir, il meurt le 23 mars et c’est Saladin, qui est nommé Vizir par le Calife fatimide al-Adid. Il prend le titre de al-Malik al-Nasir, «le seigneur victorieux». Avec son accession au pouvoir, commence la construction de sa légende personnel de moudjahid. Deux années après avoir été nommé Vizir, il devient « Calife à la place du Calife” et succède à al-Adid à la mort de ce dernier, en 1171.
La victoire de Saladin est importante: elle marque la fin de la période fatimide en Égypte, la restauration des abbassides (de Damas) après deux siècles et donc celui du rite sunnite, dont il deviendra alors le champion.
Mais rien n’est simple. Nour ed-Dîn exigeait que Saladin se soumette à son autorité, ce qu’il refusa de faire. La mort du Sultan en avril 1174 ouvrit la voie à la réunification de la Syrie et de l’Égypte. Quelques mois plus tard, Amaury 1er disparaissait à son tour, laissant le royaume de Jérusalem à un enfant, le futur Beaudoin IV le Lépreux.
Saladin doit se battre sur deux fronts
Saladin durant son règne devra se battre sur deux fronts. Le premier pour unifier et soumettre à son autorité la mosaïque de ce que sont les actuels Syrie et Irak fractionnés en de multiples factions musulmanes. Il n’y parvint qu’en 1183 avec la prise d’Alep. Ce front intérieur compliqua son autre combat contre les Francs installés au Levant, qu’il entendait chasser, et les Croisés.
Difficile de rentrer dans tous les détails de la guerre acharnée que Saladin livra aux chrétiens, ponctuée de reculs, de conquêtes et de défaites. Une guerre féroce comme l’illustre l’épisode de la bataille d’Hattin, en 1187. Saladin l’ayant emporté au terme d’un combat terrible, qui aurait vu mourir quelque 30.000 soldats au cours de cette seule journée, il fit décapiter au sabre tous les chevaliers Templiers et Hospitaliers —environ 300— qui avaient été faits prisonniers. Cette victoire lui ouvrait les portes de la conquête de Jérusalem, qui devait tomber le 2 octobre 1187.
Il fit alors preuve de magnanimité. En effet, il accepte la reddition de la ville et épargne ses habitants en échange du paiement d’une rançon; s’il rend à l’Islam la mosquée al-Aqsa, il laisse aux chrétiens le Saint Sépulcre et rend aux Juifs leurs synagogues, qui avaient été confisquées par les Croisés.
La 3e croisade
Il restait à Saladin a affronter les soldats de la 3e croisade, à laquelle vont participer l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique Frédéric 1er Barberousse, le roi de France, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion. Les croisés feront une arrivée en ordre dispersé. Frédéric Ier qui est partie le premier à la tête d’une armée de 100.000 soldats, passe par la Turquie. Il meurt noyé en traversant la rivière Saleph1 entraîné par son cheval.
Philippe Auguste et Richard n’arrivent qu’un an plus tard devant Acre, chacun ayant pris une voie maritime différente. La ville tombe le 12 juillet 1191. Aussitôt, le roi de France décide de s’en retourner, et embarque le 3 août, laissant une partie de son armée.
Commence alors le mano a mano entre Richard et Saladin, et d’emblée Richard commettra une faute politique majeure. Las de négociations qui n’en finissent pas, il fait exécuter tous les défenseurs d’Acre. En représailles, Saladin, qui auparavant avait fait preuve à plusieurs reprises de mansuétude, décidera de ne plus faire de prisonnier chrétien.
Lentement, Richard va réussir à reconquérir la zone côtière qui est abandonnée par Saladin qui pratique la politique de la terre brûlée. En 1191, il va défaire à Arsouf les troupes musulmanes, mais fait l’erreur de ne pas marcher immédiatement sur Jérusalem dont les fortifications sont alors affaiblies. L’occasion ne se représentera plus.
Des négociations s’établissent alors entre deux adversaires qui ont appris à s’estimer. Une amitié se noue entre Richard et al-Adel, le frère de Saladin, chargé des discussions. Un mariage est même envisagé entre al-Adel et Jeanne d’Angleterre2, la sœur de Richard, le royaume de Jérusalem constituant la dot. Jeanne refusera.
Après un premier échec et une reprise temporaire des hostilités, les deux parties parviennent le 2 septembre 1192 à un traité de paix qui décide —schématiquement— la partition du territoire en deux: le littoral aux chrétiens et l’intérieur des terres aux musulmans. Mais Richard obtient le libre accès —sans taxe— des pèlerins chrétiens à Jérusalem.
Peu de temps après, le 4 mars 1193, Saladin s’éteint à Damas. L’épitaphe sur sa tombe est sobre: «Seigneur, accorde-lui sa dernière conquête, le paradis».
Saladin de cruel sarrazin à preux chevalier
De cette histoire, à l’exception de quelques rares épisodes, rien ne permet de dresser le portrait d’un Saladin chevaleresque et magnanime. Il a combattu férocement les troupes chrétiennes et croisées, exécuté un grand nombre de prisonniers, réduit en esclavage des milliers de chrétiens… On peut donc se demander légitimement qu’elle est l’origine de son image de chevalier magnanime en Occident?
En fait, son « image » se modifiera et se construira au fil du temps. Le récit qu’à laissé en 1200 Ernoult, l’écuyer de Balian d’Ebelin, le commandant de la défense de Jérusalem lors de la chute de la ville en 1187, a amorcé ce virage. C’est grâce à lui, notamment, que l’on connaît les mesures libérales que prit alors Saladin vis-à-vis de la population chrétienne.
Mais le vrai tournant se prit plus tard, dans les années 1220-1230. L’historien Jean Richard explique:
dans son Dialogus miraculorum (IV, 15), Césaire de Heisterbach rapporte les dires d’un de ses moines, parti en Terre Sainte en 1187 (…) Il se serait entretenu avec un émir (…) qui lui avait fait un tableau fort noir des vices des chrétiens de Terre Sainte. Selon lui, c’était à cause de la conduite de ceux-ci peu conforme à la morale chrétienne que Saladin, qui les avait traités “assez généreusement”, s’était décidé finalement à les expulser. Le sultan apparaît ainsi comme faisant écho aux propos des moralistes soucieux d’expliquer par les fautes des chrétiens d’Orient la chute de la Terre Sainte. Saladin n’est plus que le sultan généreux, qui se serait fait une haute idée du christianisme.3
D’autres éléments vont participer à la construction de cette image positive de Saladin. Jean Richard cite les Estoires d’Outremer, une histoire légendaire du royaume de Jérusalem qui date du XIIIe siècle, selon laquelle «il aurait été armé chevalier “à la mode française”». Des biographies fantaisistes circulent: il est d’origine noble sarrasine, héritier légitime du royaume d’Alexandrie; d’autres disent qu’il aurait des origines nobles occidentales; etc.
Jean-Jacques Ampère, un historien du XIXe siècle, remarque d’ailleurs: «Il est certain que les musulmans avaient aussi une certaine chevalerie née de leur religion et de leurs mœurs. Sans remonter à leur héros populaire Antar et aux premiers conquérants de l’Espagne, il y avait du chevalier dans Saladin.»4
Plus tard encore, s’ajouteront d’autres éléments qui renforceront l’aspect chevaleresque du personnage. Son comportement vis-à-vis des habitants de Jérusalem et «sa chevaleresque conduite à l’égard de Richard Cœur de Lion, à qui Saladin avait envoyé un cheval pour le remonter au cours de la bataille de Jaffa», écrit de son côté Jean Richard.
«Il fait figure de sage roi»
La générosité supposée —ou réelle— de Saladin inspirera le chroniqueur Benvenuto da Imola5 qui donne cet exemple:
La grande armée des Chrétiens traversa la Syrie pour parvenir à la ville d’Achon6, où nombreux dans l’armée furent touchés de maladie et de pestilence. Ceux qui échappèrent à l’épidémie furent pratiquement tous faits prisonniers. Et voici la générosité de Saladin. Il tint conseil avec ses conseillers sur ce qu’il convenait de faire des prisonniers: les uns disaient qu’ils fallait les tuer; d’autres disaient qu’il fallait les enfermer; d’autres encore disaient qu’ils pouvaient se racheter avec une rançon. Mais Saladin, vrai magnanime repoussa l’avis de tous, les libéra tous, leur donnant la possibilité de reprendre la guerre contre lui.
Une fois le personnage de chevalier généreux campé, Saladin pouvait devenir un personnage de roman. Boccace reprend comme trame de l’un de ses contes du Décaméron une anecdote qui courait alors et qui aurait voulu que Saladin parcourt les terres chrétiennes avec ses compagnons à la recherche de renseignements.
L’histoire est simple. Saladin sachant la 3e Croisade proche se rend incognito en Europe pour espionner les chrétiens. Il fait la connaissance, d’un chevalier nommé Torello, lequel reçoit somptueusement celui qui n’est pour lui qu’un inconnu. Saladin retourne ensuite en Égypte. De son côté Torello décide de participer à la Croisade et s’embarque pour la Terre Sainte. Il débarque à Saint-Jean d’Acre où il rejoint l’armée des chrétiens. Alors nous dit Boccace, «dans celle-ci commença aussitôt une terrible épidémie durant laquelle la plupart des chrétiens survivants furent capturés par Saladin sans coup férir.» Dans la suite de l’histoire, Saladin reconnaît parmi les prisonniers Torello le libère et le récompense richement: «Messire Torello, dit-il, puisque Dieu vous a envoyé ici, considérez que ce n’est plus moi, mais vous-même qui désormais êtes ici le maître.» (10, 9).
Étrangement, le fait que Saladin soit musulman va encore renforcer son aura chez les chrétiens. Pendant la septième croisade, Jean de Joinville, qui fut le biographe de Saint Louis, est fait prisonnier. Lorsqu’il s’entretient avec les soldats ennemis qui sont en train de tuer leurs captifs, il n’hésite pas a s’adresser à eux dans ces termes:
En regardant celle tyrannie, je leur fis dire par mon Sarrasin, qu’ils faisaient grand mal: et que c’était contre le commandement de Saladin le païen, qui disait qu’on ne devait tuer ni faire mourir homme, puisqu’on lui avait donné à manger de son pain et de son sel.7
Mais Joinville continue disant que les marins de son bateau que menacent de tuer l’amiral ennemi, étaient prêts à se convertir. L’amiral lui répliqua:
Saladin disait, que jamais on ne fit d’un Chrétien bon Sarrazin, ni aussi d’un bon Sarrazin (un) Chrétien.8
«Ainsi commence-t-il à faire figure de sage roi» dit Jean Richard. On lui attribue le rôle dominant dans les contes moraux où sont mises en parallèle les trois religions apparentées, islam, judaïsme et christianisme. Là encore Boccace va s’emparer de cette histoire pour un conte de son Décaméron.
L’histoire commence par Saladin qui veut que le Juif Melchisédech, usurier à Alexandrie, lui prête de l’argent. Mais il préfère utiliser la ruse que la force. Il demande donc à l’usurier laquelle des trois Lois il tient pour vraie: la juive, la sarrasine ou la chrétienne. Melchisédech déjoue le piège qui lui est ainsi tendu, et plutôt que de répondre directement, il raconte une fable proche du Dit des trois anneaux qui peut se résumer ainsi: un père avait trois fils et les aimait tous les trois également. Il avait promis en secret à chacun un bague de famille, mais, incapable de choisir, il en avait fait faire en secret deux copies parfaites.
À sa mort, personne ne pouvait déterminer quelle était l’originale et quelles étaient les copies. L’usurier concluait ainsi sur les Lois: «Qui est dans le vrai? Comme pour les bagues, la question n’a pas encore trouvé de réponses.» Saladin se montre bon joueur et décide de faire affaire avec lui et «le considéra pour toujours comme son ami et le garda auprès de lui, lui assurant un haut rang et de grands honneurs» (1, 3).
C’est ainsi, conclut Jean Richard, que le farouche combattant de l’islam s’est métamorphosé en un sage détaché de la rigueur des dogmes. Et il est très probable que c’est ce Saladin, noble au sens dantesque du terme, qui se trouve au Chant IV. Certes, il est isolé, à l’écart (Dante écrit : «e solo, in parte»), mais son nom suit celui des Romains célèbres pour leur vertu et précède de peu celui des philosophes. Un emplacement de choix, pour celui qui conquit la Jérusalem chrétienne. Assurément, Dante n’avait pas changé d’avis par rapport à ce qu’il écrivait dans son Convivio:
Qui ne porte encore en son cœur le roi de Castille, ou Saladin, ou le bon marquis de Montferrat, où le bon comte de Toulouse, ou Bertran de Born, ou Galéas de Montefeltro ? Quand l’on fait mention de leurs largesses, assurément, non seulement ceux qui feraient volontiers de même, mais ceux qui voudraient plutôt mourir que de le faire, portent de l’amour à leur mémoire.(Livre IV, XI)
- Outre les sources mentionnées en notes ont aussi été consultés: Dante Dictionnary, Paget Toynbee, Oxford, 1848; La politique de Dante, de Jacques Goudet, L’Hermès, Lyon, 1981, réédition Kindle 2016; Décaméron, Boccace, Le Livre de Poche, Paris, 1994; les pages Wikipedia consacrées à Saladin, la 3e Croisade, Jeanne d’Angleterre, Jean de Joinville; la page de Treccani Online sur Saladino.