L’Enfer – Chant V

Rome, nuée d’étourneaux – Auteur: Lalupa – CC BY-SA 3.0
2e Cercle: Luxurieux • Minos • Le vent infernal • Sémiramis • Didon • Cléopâtre • Hélène • Francesca da Rimini • Dante s’évanouit.
Je descendis ainsi du premier cercle
au second, qui renferme moins d’espace
et beaucoup plus de cette douleur qui fait crier.•3
Là se tient l’horrible Minos, qui montre les dents :
il examine les fautes à l’entrée ;
il juge et punit selon comment il se ceint.•6
Je dis que quand l’âme mal née
vient devant lui, elle se confesse toute ;
et ce connaisseur en péchés•9
voit quel lieu de l’enfer est pour elle ;
il se ceint de sa queue autant de fois
que de degrés il veut qu’elle descende.•12
Elles sont toujours nombreuses devant lui ;
chacune va au jugement,
se confesse et écoute et puis roule en bas.•15
« Ô toi qui vient à l’hospice de la douleur »,
me dit Minos lorsqu’il me vit,
interrompant l’exercice de son office capital,•18
« regarde comment tu entres et à qui tu te fies ;
que ne t’abuse pas la largeur de l’entrée ! »
Et mon guide à lui : « Pourquoi cries-tu ?•21
N’empêche pas son voyage fatal :
on le veut ainsi là où se peut
ce qui se veut, et ne demande pas plus. »•24
Alors commence à se faire entendre
le chant de la douleur ; alors je viens
là où nombre de pleurs me frappent•27
Je vins en un lieu muet de toute lumière,
qui mugit comme la mer pendant la tempête,
lorsqu’elle est battue par des vents contraires.•30
L’infernale bourrasque, qui jamais ne s’arrête,
emporte les esprits par sa violence ;
les roulent et les meurtrit quand ils se heurtent.•33
Lorsqu’ils arrivent devant la ruine,
là est le cri, le gémissement, la plainte ;
là ils blasphèment la vertu divine.•36
Je compris qu’à ce tourment
étaient condamnés les pécheurs de chair,
qui soumettent la raison à la passion.•39
Et comme leurs ailes portent les étourneaux
dans le temps froid, en vastes nuées compactes,
ainsi ce vent emporte les esprits mauvais•42
d’ici, de là, en bas, en haut ;
aucune espérance ne les réconforte jamais,
non seulement de repos, mais d’une moindre peine.•45
Et comme les grues vont chantant leur lai,
formant dans l’air une longue ligne,
ainsi je vis venir, poussant leurs cris,•48
les ombres emportées par la fureur du vent ;
alors je dis : « Maître, qui sont ces
gens que l’air noir châtie ainsi ? »•51
« La première de ceux dont tu voudrais connaître
des nouvelles », me dit-il alors,
« fut impératrice de nombreux peuples.•54
Elle fut tant corrompue par le vice de luxure,
que sa loi fit la licence licite
pour supprimer la faute qu’elle encourait.•57
Elle est Sémiramis, dont les livres disent
qu’elle succéda à Ninus et fut son épouse :
elle tint la terre que le Sultan gouverne.•60
L’autre est celle qui se tua par amour,
infidèle aux cendres de Sichée ;
puis vient Cléopâtre la luxurieuse.•63
Vois Hélène, qui a provoqué si long
malheur, et vois le grand Achille,
qui à la fin combattit contre l’amour.•66
Vois Pâris, Tristan » ; plus de mille
ombres il me nomma et me montra du doigt,
qu’amour éloigna de notre vie.•69
Lorsque j’eus ainsi entendu mon maître
nommer les dames de jadis et les chevaliers,
pitié me pris, et je fus comme perdu.•72
Je commençai : « Poète, je parlerais
volontiers à ces deux qui vont ensemble
et paraissent si légers dans le vent. »•75
Et lui à moi : « Tu les verras quand ils seront
plus près de nous ; prie-les alors
par cet amour qui les emporte, et ils viendront. »•78
Sitôt que le vent vers nous les amène,
je parlais : « Ô âmes tourmentées,
venez nous parler, si personne ne le refuse ! »•81
Comme les colombes à l’appel du désir,
viennent au doux nid, les ailes tendues,
portées par leur vouloir ;•84
telles elles sortent de la compagnie où est Didon,
venant à nous par l’air mauvais,
si fort fut l’appel affectueux :•87
« Ô créature gracieuse et bienveillante
qui vient nous visiter par l’air perse
nous qui teignîmes le monde de notre sang,•90
si nous étions amis avec le roi de l’univers,
nous le prierions de t’accorder la paix,
car tu as pitié de notre peine affreuse.•93
De ce qu’il vous plaît d’entendre et de dire,
nous vous entendrons et vous le dirons,
tandis que le vent, comme il le fait, se tait.•96
La terre où je naquis borde
la côte où descend le Pô,
pour s’y reposer avec ses affluents.•99
Amour, qui si vite enflamme un cœur tendre,
prit celui du beau corps qui m’a été enlevé ;
et la manière me blesse encore.•102
Amour, qui oblige l’aimé à aimer,
me prit pour celui-ci d’une passion si forte
que, comme tu le vois, il ne m’abandonne pas.•105
Amour nous conduisit à une même mort.
La Caïne attend celui qui nous tua. »
Telles furent ses paroles pour tous deux•108
Lorsque j’entendis ces âmes blessées,
je baissai la tête, et la tins tant baissée,
que finalement le poète me dit : « Que penses-tu ? »•111
Quand je répondis, je commençai : « Hélas,
combien de douces pensées, quel désir
a mené ceux-ci à la mort douloureuse ! »•114
Puis je me retournai vers eux et leur parlai ;
je commençai : « Francesca, tes tourments
me font pitié et m’attristent aux larmes.•117
Mais dis-moi : au temps des doux soupirs,
à quoi et comment amour permit
que vous connaissiez les incertains désirs ? »•120
Et elle à moi : « Il n’est nulle douleur plus grande
que de se souvenir des temps heureux
dans la misère ; et cela ton guide le sait.•123
Mais comme tu as si grand désir de connaître
la première racine de notre amour,
je te le dirai en pleurant et en parlant.•126
Nous lisions un jour par plaisir
comment amour saisit Lancelot ;
nous étions seuls et sans aucune crainte.•129
Plusieurs fois cette lecture nous fit
lever les yeux, et pâlir nos visages ;
mais un seul point nous vainquit.•132
Quand nous lûmes que les lèvres riantes
étaient embrassées par si noble amant,
celui, qui ne sera plus jamais séparé de moi,•135
me baisa la bouche tout tremblant.
Galehaut fut le livre et celui qui l’écrivit ;
ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. »•138
Tandis que l’un des esprits parlait ainsi,
l’autre pleurait ; si bien que de pitié
je défaillis comme si je mourais.
Et je tombai comme tombe un corps mort.•142
Cercio secondo: Lussuriosi • Minos • Vento impetuoso • Semiramide • Didone • Cleopatra • Elena • Francesca da Rimini.
Così discesi del cerchio primaio
giù nel secondo, che men loco cinghia
e tanto più dolor, che punge a guaio.•3
Stavvi Minòs orribilmente, e ringhia :
essamina le colpe ne l’intrata ;
giudica e manda secondo ch’avvinghia.•6
Dico che quando l’anima mal nata
li vien dinanzi, tutta si confessa ;
e quel conoscitor de le peccata•9
vede qual loco d’inferno è da essa ;
cignesi con la coda tante volte
quantunque gradi vuol che giù sia messa.•12
Sempre dinanzi a lui ne stanno molte :
vanno a vicenda ciascuna al giudizio,
dicono e odono e poi son giù volte.•15
« O tu che vieni al doloroso ospizio »,
disse Minòs a me quando mi vide,
lasciando l’atto di cotanto offizio,•18
« guarda com’ entri e di cui tu ti fide;
non t’inganni l’ampiezza de l’intrare ! ».
E ‘l duca mio a lui : « Perché pur gride ?•21
Non impedir lo suo fatale andare :
vuolsi così colà dove si puote
ciò che si vuole, e più non dimandare ».•24
Or incomincian le dolenti note
a farmisi sentire; or son venuto
là dove molto pianto mi percuote.•27
Io venni in loco d’ogne luce muto,
che mugghia come fa mar per tempesta,
se da contrari venti è combattuto.•30
La bufera infernal, che mai non resta,
mena li spirti con la sua rapina ;
voltando e percotendo li molesta.•33
Quando giungon davanti a la ruina,
quivi le strida, il compianto, il lamento ;
bestemmian quivi la virtù divina.•36
Intesi ch’a così fatto tormento
enno dannati i peccator carnali,
che la ragion sommettono al talento.•39
E come li stornei ne portan l’ali
nel freddo tempo, a schiera larga e piena,
così quel fiato li spiriti mali•42
di qua, di là, di giù, di sù li mena ;
nulla speranza li conforta mai,
non che di posa, ma di minor pena.•45
E come i gru van cantando lor lai,
faccendo in aere di sé lunga riga,
così vid’ io venir, traendo guai,•48
ombre portate da la detta briga ;
per ch’i’ dissi : « Maestro, chi son quelle
genti che l’aura nera sì gastiga ? »•51
« La prima di color di cui novelle
tu vuo’ saper », mi disse quelli allotta,
« fu imperadrice di molte favelle.•54
A vizio di lussuria fu sì rotta,
che libito fé licito in sua legge,
per tòrre il biasmo in che era condotta.•57
Ell’ è Semiramìs, di cui si legge
che succedette a Nino e fu sua sposa :
tenne la terra che ‘l Soldan corregge.•60
L’altra è colei che s’ancise amorosa,
e ruppe fede al cener di Sicheo ;
poi è Cleopatràs lussurïosa.•63
Elena vedi, per cui tanto reo
tempo si volse, e vedi ‘l grande Achille,
che con amore al fine combatteo.•66
Vedi Parìs, Tristano » ; e più di mille
ombre mostrommi e nominommi a dito,
ch’amor di nostra vita dipartille.•69
Poscia ch’io ebbi ‘l mio dottore udito
nomar le donne antiche e ‘ cavalieri,
pietà mi giunse, e fui quasi smarrito.•72
I’ cominciai : « Poeta, volontieri
parlerei a quei due che ‘nsieme vanno,
e paion sì al vento esser leggieri ».•75
Ed elli a me : « Vedrai quando saranno
più presso a noi ; e tu allor li priega
per quello amor che i mena, ed ei verranno ».•78
Sì tosto come il vento a noi li piega,
mossi la voce : « O anime affannate,
venite a noi parlar, s’altri nol niega ! »•81
Quali colombe dal disio chiamate
con l’ali alzate e ferme al dolce nido
vegnon per l’aere, dal voler portate ;•84
cotali uscir de la schiera ov’ è Dido,
a noi venendo per l’aere maligno,
sì forte fu l’affettüoso grido.•87
« O animal grazïoso e benigno
che visitando vai per l’aere perso
noi che tignemmo il mondo di sanguigno,•90
se fosse amico il re de l’universo,
noi pregheremmo lui de la tua pace,
poi c’hai pietà del nostro mal perverso.•93
Di quel che udire e che parlar vi piace,
noi udiremo e parleremo a voi,
mentre che ‘l vento, come fa, ci tace.•96
Siede la terra dove nata fui
su la marina dove ‘l Po discende
per aver pace co’ seguaci sui.•99
Amor, ch’al cor gentil ratto s’apprende,
prese costui de la bella persona
che mi fu tolta ; e ‘l modo ancor m’offende.•102
Amor, ch’a nullo amato amar perdona,
mi prese del costui piacer sì forte,
che, come vedi, ancor non m’abbandona.•105
Amor condusse noi ad una morte.
Caina attende chi a vita ci spense ».
Queste parole da lor ci fuor porte.•108
Quand’ io intesi quell’ anime offense,
china’ il viso, e tanto il tenni basso,
fin che ‘l poeta mi disse : « Che pense ? »•111
Quando rispuosi, cominciai : « Oh lasso,
quanti dolci pensier, quanto disio
menò costoro al doloroso passo ! »•114
Poi mi rivolsi a loro e parla’ io,
e cominciai : « Francesca, i tuoi martìri
a lagrimar mi fanno tristo e pio.•117
Ma dimmi: al tempo d’i dolci sospiri,
a che e come concedette amore
che conosceste i dubbiosi disiri ? »•120
E quella a me : « Nessun maggior dolore
che ricordarsi del tempo felice
ne la miseria ; e ciò sa ‘l tuo dottore.•123
Ma s’a conoscer la prima radice
del nostro amor tu hai cotanto affetto,
dirò come colui che piange e dice.•126
Noi leggiavamo un giorno per diletto
di Lancialotto come amor lo strinse;
soli eravamo e sanza alcun sospetto.•129
Per più fïate li occhi ci sospinse
quella lettura, e scolorocci il viso ;
ma solo un punto fu quel che ci vinse.•132
Quando leggemmo il disïato riso
esser basciato da cotanto amante,
questi, che mai da me non fia diviso,•135
la bocca mi basciò tutto tremante.
Galeotto fu ‘l libro e chi lo scrisse:
quel giorno più non vi leggemmo avante ».•138
Mentre che l’uno spirto questo disse,
l’altro piangëa ; sì che di pietade
io venni men così com’ io morisse.
E caddi come corpo morto cade.•142
Notes
[4] Minos

Minos imaginé par Gustave Doré.
Minos est un personnage mythologique. Roi de Crête, fils de Zeus et d’Europe avait l’image d’un sage et sévère gouvernant. À sa mort, il devint juge aux Enfers avec son frère Rhadamanthe et Éaque. Il était chargé particulièrement chargé des gens faussement accusés. Virgile donne un rôle similaire dans l’Enéide:
«Minos urnam mouet; ille silentum / consiliumque uocat uitasque et crimina discit.»
[“Minos préside et agite son urne; il convoque le conseil des Silencieux, s’enquiert de la vie et des fautes;”]
(Énéide, Livre VI, 4432-433, traduction André Bellessort, Les Belles Lettres, 1961)
[31] «L'infernale bourrasque»
[46] «Comme les grues vont chantant leur lai»
E come i gru van cantando lor lai
(…)
così vid’ io venir, traendo guai,
Dante nous montre tout d’abord le vol ordonné des grues —leur «longue ligne» [“lunga riga”]— et pour caractériser leur chant il crée un vers particulièrement mélodieux et doux —“van cantando lor lai”— qui se termine par un mot français “lai”. À l’origine, au XIe siècle, il désignait une sorte de fabliau mélancolique. Il évoluera et sera utilisé ensuite sous forme de chansons par les troubadours provençaux, qui raconteront aventures et peines de cœur.
en opposition ce qu’il voit venir, ce sont les ombres emportés, bousculés par les bourrasques du vent infernal, et qui ne chantent pas mais crient.
[54-60] Sémiramis

Sémiramis apprenant la révolte des Babyloniens. Peinture de Guernico -Musée of Fine Arts – Boston
Sémiramis, épouse de Ninos roi de Ninive. À sa mort elle lui succède pour un règne de 42 ans, sur de nombreux peuples [Dante dit «molte favelle» —“plusieurs langues”— car les peuples soumis d’Asie mineure parlaient différentes langues. La légende veut qu’elle ait fondé Babylone et créé les jardins suspendus, l’une des sept merveilles du monde antique.
Dante s’appuie sur Les Histoires contre les païens de Paolo Orosius, un disciple de Saint Augustin, pour son évocation de Sémiramis. Il emprunte quasiment telles quelles quelques phrases. Par exemple, «si legge / che succedette à Nino e fu sua sposa» [“les livres disent
qu’elle succéda à Ninus et fut son épouse”] est directement inspiré d’Orosius «Nino mortuo Samiramis uxor successit» [“Ninus mort, Sémiramis lui succéda”]. C’est Orosius qui accuse Sémiramis de relations incestueuses avec son fils et d’avoir voulu par une loi couvrir ses turpitudes.
[58] Didon: «Celle qui se tua par amour»
[63] «Cléopâtre la luxurieuse»

Cléopâtre en déesse égyptienne – seconde moitié du 1er siècle av. J.-C. – conservée au Musée de l’Hermitage à Saint Pétersbourg
Reine d’Égypte célèbre pour sa beauté. Elle fut l’amante successivement de Jules César, dont elle eut un fils Cæsarion. Après la mort de César elle deviendra la maîtresse de Marc Antoine. Elle prendra part à la guerre civile qui oppose ce dernier à Octave. Ses armées seront vaincues à la bataille d’Actium en 31. Marc Antoine s’étant suicidé après cette défaite, elle essaiera de séduire Auguste qui voulait l’emmener captive à Rome. Ayant échoué, elle se donnera la mort avec le poison d’un serpent. Dante raconte cet épisode au Chant VI du Paradis [76-78].
Son adversaire Auguste fera d’elle une corruptrice qui, par exemple, «fit d’Antoine l’ennemi de sa patrie par la corruption de ses charmes amoureux». Les poètes latins, comme Lucain reprirent cette antienne.
[64] Hélène et la guerre de Troie
[65-66] «Vois le grand Achille»
Cette version de la mort d’Achille —qui faisait autorité au Moyen Âge— veut qu’Achille ait été tué par traîtrise au temple d’Apollon Thymbraeus à Troie. Il aurait trompé par une fausse promesse de rencontrer Polyxène, dont il était tombé amoureux et aurait été assassiné par Pâris et Deiphobius.
Dante connaissait bien l’œuvre de Guido delle Colonne qui était un poète de l’École sicilienne. Il fit l’éloge d’une de ses poèmes dans son De Vulgaris Eloquentia [II, VI, 5].
[67] Pâris, Tristan
- Pâris, fils de Priam, roi de Troie, est celui qui a enlevé Hélène, déclenchant la guerre de Troie.
- Tristan, chevalier de la Table ronde, héros de la légende Tristan et Yseut. Il est le neveu du roi Marc de Cornouailles, qui l’envoie chercher en Irlande Yseut, qu’il veut épouser. Mais en chemin, tous deux vont boire un filtre d’amour qu’a préparé la mère d’Yseut pour celle-ci et le roi Marc. Dès lors ils seront amoureux «immédiatement et pour toujours». Arrivés en Cornouailles, ils continueront de se voir en cachette jusqu’à ce que le roi Marc les découvre et tue Tristan d’une flèche empoisonnée. Mourant, Tristan demande au roi Marc la grâce de revoir une fois Yseut avant de mourir. Le roi y consent. Yseut se penche alors sur Tristan agonisant et en l’embrassant son cœur se brise et elle meurt sur le corps de Tristan.
[97-98] «La terre où je naquis…»

Paolo et Francesca da Rimini par Dante Gabriel Rossetti (1862)
Il s’agit de Ravenne, qui au Moyen Âge était encore au bord de la mer. C’est là que naquit Fransceca. Elle était la fille de Guido il Vecchio da Polenta , seigneur de Ravenne. Elle avait épousée en 1275 Giancotto Malatesta, seigneur de Rimini, dont elle eut un enfant. Ce mariage traduisait un accord de paix entre deux familles longtemps rivales. Elle tomba amoureuse de Paolo, le frère de Giancotto. Le mari surprit les deux amants en 1283 ou 1285 et les tua sur le coup.
Ces évènements survinrent quand Dante avait moins de vingt ans mais il est probable qu’il connut Paolo qui fut Capitaine du peuple de Florence en 1282.
Il est probable que cette histoire était connue en Toscane et en Romagne, mais que Dante a choisi de ne citer aucun nom de lieu ou personne, ni même de prénom, si ce n’est celui de Francesca.
Pour en savoir un peu plus sur cette histoire on peut l’article « Dante et la Romagne mélancolique » sur le site.
[99] Amour, Amour, Amour
« I’ mi son un che, quando
Amor mi spira, noto, e a quel modo
ch’e’ ditta dentro vo significando ».
[“Je suis un de ceux, quand / Amour me parle, qui note, et ce qu’il m’a / dicté je l’exprime”]
Et en fait, s’il faut être emporté par la beauté de la poésie de ce Chant V de l’Enfer, il faut aussi y lire ce qu’il sous-tend.
Et d’abord, comprendre que dans ces quelques vers est ramassé ce qui « fait » la poésie d’amour. D’emblée, dans la première terzina [100-102], Dante met dans la bouche de Francesca quasiment le vers d’ouverture de la célèbre canzone de Guido Guinizelli, qui est considérée comme le manifeste de la poésie d’amour au temps de Dante: «Al cor gentil rempaira sempre amore…» [Dante écrit lui: «Amore, ch’al cor gentil ratto s’apprende»].
C’est donc la poésie courtoise, avec ses éléments constitutifs —l’Amour, la noblesse du cœur.— qui est au centre de ce Chant V, donnant à l’histoire de Francesca une portée universelle. Et l’histoire contée dans les trois temps de ces trois terzine qui commence par Amour est terrible. Dans la première, Dante nous dit que l’Amour est une force irrésistible, qui est quasiment dictatorial puisqu’il “oblige” l’autre, en l’occurence ici l’amant “à aimer”et cet Amour (passion) ne peut conduire qu’à la mort.
Et Dante place donc les deux amants, Francesca et Paolo, qui ont obéi à cette force irrésistible, qui n’ont pas su y opposer leur “raison” en Enfer. Il ne saurait mieux montrer que l’Amour passion cher à de nombreux poètes du dolce stil novo est une impasse. Une double impasse car d’une part elle conduit à la mort et d’autre part elle détourne de Dieu {ce sera un thème récurrent tout au long de La Comédie]. Ce faisant il s’oppose à son premier ami, Guido Cavalcanti fervent défenseur de l’Amour passion, qui ne saurait être soumis à la raison. Voici le début de sa canzone où il défend cette idée:
Donna me prega: per ch’eo voglio dire
d’un accidente ch’è ssovente fero
ed èsi altero, ch’è chamiato Amore;
[Dame me prie: de bien vouloir parler / d’un accident qui souvent est violent / et fort altier que l’on appelle Amour; — Rime, traduction Danièle Robert, Éd. Vagabonde, 2012].