Marie Jaëll est une grande compositrice française du XIXe siècle. Son œuvre tombée dans l’oubli est actuellement redécouverte en particulier une pièce pour piano d’une grande maturité, le triptyque “Ce qu’on entend dans l’enfer”, “Ce qu’on entend dans le purgatoire” et “Ce qu’on entend dans le paradis”. Trois solistes, Cora Irsen, Viviane Goergen et la jeune pianiste française Célia Onesto Bensaïd s’en sont emparées et, par leurs interprétations, font revivre cette belle endormie, qui est un hommage à Dante Alighieri. 

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Marie Jaëll vers 1900. Bibliothèque Universitaire de Strasbourg

En 1894, la compositrice française Marie Jaëll publie chez l’éditeur Heugel dix-huit pièces pour piano. Elles sont regroupées —par six— en trois grandes parties, sobrement titrées, Ce qu’on entend dans l’enfer, Ce qu’on entend dans le purgatoire et Ce qu’on entend dans le paradis. La tripartition de la Divine Comédie en trois cantiques est donc parfaitement respectée. 

C’est cette œuvre que fait revivre la pianiste Viviane Goergen dans un CD qui vient de paraître, édité par le label Hänssler. Chacune des 18 pièces qui compose ce triptyque possède un titre évocateur que lui a donné Marie Jaëll.

Ce qu’on entend dans l’enfer” s’ouvre par Poursuite, un morceau rythmé, où l’on imagine bien Dante essayant d’échapper aux trois bêtes du Chant I. Raillerie, la pièce suivante offre une respiration grâce à sa musique légère. Une légèreté nécessaire, car Appel qui enchaîne est autrement plus noir. Ses notes sombres et son rythme obsédant, qui s’en va crescendo avant de s’alanguir sur le final, nous plongent dans la nuit d’un enfer où résonnent les cris de désespoir des damnés.

La cascade claire qui mime les flammes légères

Dans les flammes commence sur une tonalité presque guillerette, avec ses notes claires. On y voit les jambes parcourues de flammes du pape simoniaque Nicolas III s’agitant en vain sous le regard de Dante et de Virgile. Au fur et à mesure le contraste se creuse entre des notes de plus en plus graves —les souffrances du damné— et la cascade claire qui mime les flammes légères. Blasphèmes est sans doute un des plus beaux morceaux de ces 18 pièces, porté par la délicatesse de sa composition. Ce qu’on entend de l’enfer  s’achève ensuite par un Sabbat enlevé et presque joyeux. 

Ce qu’on entend dans le purgatoire ne cède en rien à la première partie. L’univers musical est plus apaisé et plus méditatif comme l’affirme par sa douceur la première pièce Pressentiments. Désirs impuissants qui suit est —peut-être— l’un des morceaux les plus subtils et complexes de l’ensemble de la composition, avec cette impression de vagues musicales qui se brisent sans cesse et sans fin. Alanguissement avec sa petite ritournelle et sa lenteur nous emmène sur la corniche des Paresseux, ces esprits coupables du péchè d’accidie. Cette douceur ne nous prépare pas  à la forte expressivité de Remords, sans doute le cœur de cette partie consacrée au Purgatoire.

De remords, il est sans doute question aussi dans Maintenant et jadis morceau construit sur une tension entre un temps présent, fait de pénitence et de regrets, aux notes fortes et graves, et de souvenirs qui coulent dans une douce et harmonieuse cascatelle. Peut-être faudrait-il d’ailleurs inverser ces propositions entre “temps présent” et  “passé”? À l’écoute chacun trouvera sa logique, car Marie Jaëll n’a pas laissé de clé d’interprétation. Obsession qui tourne dans une boucle répétitive et s’élargit progressivement en spirale marque la fin de ce Purgatoire. 

Trois enregistrements récents de l’œuvre

La musique de Ce qu’on entend dans le paradis est beaucoup plus élégiaque. Marie Jaëll essaie de retrouver l’harmonie céleste que décrit Dante dans la Divine Comédie. Dans les morceaux qui ont pour nom Apaisement, Voix célestes, Hymne ou encore Quiétude, Souvenance et Contemplation tout n’est que douceur et béatitude. À la pianiste qui joue ces morceaux de trouver la juste interprétation. 

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L’intégrale de l’œuvre pour piano de Marie Jaëll, interprétée par Cora Irsen

Car, chance incroyable pour une œuvre longtemps oubliée, nous avons aujourd’hui trois enregistrements récents et de qualité. L’interprétation de Vivianne Goergen, une soliste qui a déjà fait revivre des œuvres d’autres compositeurs et compositrices oubliées, est délicate et sensible. D’aucun pourront préférer celle plus fluide et enlevée de Célia Onesto Bensaïd chez Présence Compositrices (2022), ou encore celle lumineuse de Cora Irsen, qui a enregistré l’intégrale de l’œuvre pour piano de Marie Jaëll (Querstand, WDR, 2015). Le triptyque « Ce qu’on entend dans le…” se trouve sur le 2ème CD de cette intégrale.

L’histoire ne nous dit pas quand, ni dans quelles circonstances Marie Jaëll a lu la Divine Comédie, source de son inspiration. Peut-être auprès de son mari, le pianiste virtuose Alfred Jaëll, qui était né à Trieste. La ville était alors partie de l’Empire austro-hongrois, mais l’empreinte italienne y était forte. Peut-être lors de ses voyages en Italie, pendant sa carrière de concertiste, elle qui avait obtenu le premier prix du conservatoire de Paris à douze ans. Peut-être aussi auprès de Franz Liszt, le maître de Weimar, dont elle fut très proche, et qui composa une Dante-Symphonie et aussi une sonate Après une lecture de Dante

Les difficultés d’être compositrice pour une femme au XIXe siècle

L’histoire de cette composition perdue puis retrouvée nous dit beaucoup en revanche des difficultés pour une femme en cette deuxième moitié du XIXe siècle d’être concertiste puis compositrice. Ses parents, en particulier sa mère, son mari Alfred Jaëll, lui-même concertiste réputé, lui permirent par leur soutien constant d’affirmer ses multiples talents. La musicologue Florence Launy explique: 

Elle eut la chance de devenir la femme d’un artiste qui non seulement appréciait son talent, mais l’encourageait et l’associait au sien. Mariés en 1866, Marie et Alfred Jaëll donnèrent nombre de concerts ensemble avant que Marie n’entame en 1870 ses études de composition. La correspondance d’Alfred avec Franz Liszt atteste qu’il encouragea son épouse lorsqu’elle commença à s’intéresser à l’écriture. Le couple interpréta à plusieurs reprises en concert les Valses de Marie. Alfred joua l’Andante et le Scherzo de son Quatuor avec piano lors d’une tournée dans le Nord de la France en 1877.1 

Malheureusement, Alfred diabétique devait décéder en 1882. Cette disparition ne devait pourtant pas éteindre l’activité de compositrice de Marie. Elle bénéficiait d’un soutien de poids en la personne de Franz Liszt. Il lui écrit lorsqu’il l’invite en 1884: 

Ne manquer pas d’apporter à la Hofgaertnerei la partition et les parties d’orchestre de votre Concerto, œuvre maîtresse et géniale.2 

L’année suivante, Liszt la laissera terminer sa Mephisto Walz n°3, une œuvre pour piano extrêmement novatrice pour l’époque. Difficile d’imaginer plus grand signe de confiance!

Formée à la composition par Camille Saint-Saëns

Bien que Marie Jaëll ait composé une centaine de pièces de musique, qu’elle se soit formée à la composition auprès de Bernard Franck, puis de Camille Saint-Saëns, on sent à travers ses lettres une fragilité due peut-être à la difficulté à l’époque pour une femme de marier sphère publique et sphère privée. Florence Launay remarque: 

Outre ses fonctions de maîtresse de maison (même aidée de domestiques, c’est toujours l’épouse qui veille aux besoins du ménage), Marie Jaëll devait gagner sa vie par des concerts et des activités pédagogiques, (…)  Il lui fallait aussi, ainsi que toute femme de son époque, s’occuper de son apparence, pour des garde-robes complexes exigeant de nombreux essayages.3

Une fragilité peut-être aussi intérieure, témoin ce qu’elle écrivait en 1878 à son ami Édouard Schuré

À la femme, qu’elle soit douée ou non, l’homme prend à peu près toutes les choses dont il tire ses forces pour produire. Il lui prend la vie. Combien de fois me suis-je vue sombrer avec tous mes rêves dans ce seul fait. L’union de deux êtres peut, certes, être belle, splendide, merveilleuse ; mais, […] la femme doit-elle toujours succomber et faire le choix entre les ailes du corps et celles de l’âme, sacrifier les unes aux autres ? Ne peut-elle garder quatre ailes ? C’est un mystère dont j’ai voulu voir la fin ; le rêve était-il trop téméraire. 4

Marie_Jaelle_Partition_de_Daprès_la_lecture_de_Dante

La partition de “Ce qu’on entend après…” Document: BU Strasbourg

Quelque soit ses failles personnelles, et l’état de la société, en 1894, c’est en compositrice reconnue —elle a été admise en 1887 à la Société des compositeurs de musique— qu’elle présente son triptyque Ce qu’on entend dans…, une pièce maîtresse, qu’elle pense originale. D’ailleurs, signe de sa qualité, elle trouve immédiatement un éditeur. 

Pourtant l’accueil est frais, en particulier celui d’un homme qui compte énormément pour Marie Jaëll. C’est auprès de Camille Saint-Saëns qu’elle a pris des cours de composition. Elle en est très proche. Le compositeur français ne lui a-t-il pas dédié, à l’époque où elle était une concertiste reconnue, son Concerto n°1 (créé en 1862), elle-même n’a-t-elle pas composée, pour la mort d’un de ses fils, Am Grabe eines Kindes (Au tombeau d’un enfant), un chœur avec accompagnement d’orchestre, en 1879? 

Mais en 1894, elle n’a plus auprès d’elle ses deux fidèles soutiens, son mari Alfred Jaëll et Franz Liszt. Tous deux sont décédés. Est-ce cela qui la fera renoncer à la composition? En tout cas, le constat est là. À la suite de Ce qu’on entend dans l’enfer, le purgatoire et le paradis, Marie Jaëll renonce à composer des œuvres d’envergure. Elle se tourne définitivement vers l’enseignement et travaille sa méthode d’apprentissage du piano, qui fera longtemps sa renommée. 

Ce renoncement n’en donne qu’encore plus de valeur à ce triptyque qui est de facto son testament de compositrice.