Le Purgatoire des poètes, par Marco Martinelli et Ermanna Montanari

Le Purgatoire des poètes, par Marco Martinelli et Ermanna Montanari

Le Purgatoire des poètes présenté le 11 décembre 2024 à l’Institut Culturel Italien de Paris est un spectacle original et spectaculaire. Il réunissait autour de Marco Martinelli et d’Ermanna Montanari, cofondateurs du Teatro delle Albe une trentaine d’actrices et d’acteurs amateurs qui ont fait vivre le temps d’une soirée la poésie de Dante Alighieri.

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Les acteurs ayant participé à l’«action chorale», Le Purgatoire des poètes, à l’Institut Culturel Italien de Paris, le 11 décembre 2024. Photo: Marc Mentré

Marco Martinelli a déjà planté la tente de son Teatro delle Albe sous toutes les latitudes et sous tous les continents, en Europe, aux États–Unis, à New York et Philadelphie, en Amérique latine, à Buenos Aires, en Afrique au cœur de Kibera un bidonville de Nairobi, la capitale du Kenya…

Ce 11 décembre 2024, c’est sous les ors du grand salon de l’Hôtel de Galliffet, qui abrite l’Institut Culturel Italien de Paris, qu’il s’est installé avec Ermanna Montanari, avec qui il a cofondé le Teatro delle Albe. Ils ont recruté une troupe d’une trentaine d’acteurs et d’actrices amateur(e)s avec lesquels ils ont préparé l’azione corale de ce soir, un spectacle qui accorde une grande part à l’improvisation.

Nous sommes tous cet «everyman»

Purgatorio dei poeti ne ressemble en rien à un spectacle théâtral classique et d’abord par la disposition du lieu: une large estrade barre le fond de la salle et fait office de scène improvisée, tandis que les chaises des spectateurs sont disposées en un ovale qui libère un large espace où peuvent circuler librement les acteurs.

Pour reprendre le titre d’un livre qu’a écrit Marco Martinelli, c’est au nom de Dante1 que se déroule cette soirée en quatre actes.

Le premier acte nous amène au début du Chant I, dans cette selva oscura où Dante est perdu. Mais dit Marco Martinelli, ce n’est pas le seul Dante qui est égaré, c’est en fait chacun de nous qui l’est; égaré non pas seulement dans une forêt sombre mais perdu dans sa vie. Il est —nous sommes— cet “everyman” dont parlait Ezra Pound.

Pour mieux faire résonner les douze premiers vers de ce premier Chant, Marco Martinelli ressuscite le théâtre grec de Sophocle ou d’Eschyle avec son chœur —«qui est le peuple grec», dit-il— et son coryphée qui le dirige: il lance un vers, et le chœur le répète. La voix de Dante commence alors à revivre.

Mais cela ne suffit pas. Comme cela se faisait autrefois dans les cafés des petites villes des Apennins, où beaucoup «connaissaient par cœur des passages entiers de la Comédie et les récitaient», mais le faisaient, comme lorsque l’on s’est tant approprié en texte ou un poème, en ajoutant un mot, un expression, une phrase… lui aussi va ajouter, un mot, une expression, une phrase, passer du toscan au français, mais aussi inventer une gestuelle. Et comme dans le théâtre grec, les trente acteurs du chœur vont répéter les vers, les phrases, les gestes que leur jette Marco Martinelli dans ce qui devient une chorégraphie magique où le verbe se mêle au geste.

Le chant du souvenir de La Pia

Au cinquième Chant du Purgatoire, Dante rencontre l’âme d’une femme qui lui demande de se souvenir d’elle lorsqu’il sera retourné «dans le monde» des vivants». Les sept vers secs qui ferment ce chant sont parmi les plus poignants et les plus célèbres de la Divine Comédie. L’histoire de la Pia, que «Sienne fit et que Maremme défit»2, est sans doute celle d’un féminicide, mais il résume aussi sans doute aucun les violences faites aux femmes.

C’est de ces violences dont il sera question au deuxième acte. Il a été préparé lors d’un atelier «réservé aux femmes». Il s’agissait pour chacune d’elles de se souvenir d’une phrase, d’une apostrophe dont elles avaient été victimes. Marco Martinelli et Ermanna Montanari à partir de ce matériau brut ont organisé une scénographie

Tout commence donc à partir de ces vers que doucement, presque tendrement, Pia adresse au Dante pèlerin : «quando tu sarai tornato al mondo /  e riposato de la lunga via». Mais cette douceur ne dure pas. Les mots durs tombent dru. Les poings se lèvent, les échines se courbent, les injures, les attaques sur le physique —«trop grosse», «trop maigre»— s’enchaînent dans un chœur à la fois grave et douloureux mais libérateur. «Ricorditi di me, che son la Pia». Toutes ce soir-là étaient la Pia, toutes étaient son souvenir.

Le troisième acte fait revenir le spectateur au début de la Divine Comédie, à son deuxième Chant, celui où Dante, ne se sent pas légitime pour poursuivre son chemin dans l’au-delà, car il est dit-il ni Énée, ni saint Paul. Il le fera pourtant car c’est grâce à une chaîne d’amour —Marie, Lucie, Béatrice— que Virgile est venu à son secours. Et cet amour réconforte et porte.

Un spectacle à venir avec 1000 acteurs

Ces doutes, ces hésitations et leur résolution, c’est le chœur des hommes qui va nous le raconter, un chœur où chacun prendra à son tour le rôle du coryphée dans un brassage de corps et de mots qui retrouve la force, la tension et la douceur du premier acte.

«C’est le chant le plus difficile», dit Ermanna Montanari avant de monter sur scène pour lire à voix nue le trente troisième et dernier chant du Paradis, celui qui clôt la Divine Comédie, et qui clôt aussi le spectacle. Mais pour difficile qu’en soit la lecture, il est aussi le plus beau, celui où la foi est la plus pure, celui où la lumière est la plus éblouissante, celui où les mots manquent à Dante pour décrire ce qui relève de l’indicible et de l’ineffable. Puis la page étant refermée et les lumières du spectacle éteintes, il ne reste que «l’amor che move il sole e l’altre stelle»

Cette action chorale n’est pas destinée à rester un spectacle orphelin. On peut même la considérer comme un laboratoire, car l’année prochaine il sera question d’un spectacle mobilisant 1000 acteurs amateurs. Mais de cela nous reparlerons.

Drawing Dante: Il visibile parlare

Drawing Dante: Il visibile parlare

Il faut courir voir Drawing Dante à l’Institut Culturel Italien de Paris, avant que cette exposition ne ferme ses portes le 16 juillet prochain. Douze jeunes dessinateurs italiens ont été mis au défi de réinterpréter chacun un chant de La Divine Comédie sous forme de trois planches de BD. C’est ce travail que montre l’exposition. 

On pourrait trouver ce défi facile à relever, tant l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis décrit par Dante font aujourd’hui partie de l’imaginaire collectif occidental. Mais cette familiarité est fausse et piégeuse. 

La représentation de l’univers dantesque est le fruit d’une longue tradition iconographique entamée en premier lieu par les enlumineurs des manuscrits du XIVe siècle, puis par des artistes comme Sandro Botticelli, et plus tard par William Blake ou Gustave Doré et encore plus récemment Salvador Dali et tant d’autres.

Comme un clin d’œil, l’exposition reprend quelques planches et illustrations parmi les plus célèbres des Fumetti danteschi d’un passé proche, telles celles de Lorenzo Mazzoti,  Milton Glaser, Mœbius ou encore Seymour Chwast, sans oublier celles “manga” de Gō Nagaï ou le génial Inferno di Topolino d’Angelo Bioletto publié chez Disney dans les années 1950. 

«Ces scènes peuvent être faites par la main de Dieu»

Le défi pour les artistes a donc été de dépasser cette richesse d’interprétation.

«J’ai choisi le cercle des Vaniteux (Chants X et XI du Purgatoire) car Dante se met en scène lui-même», explique Silvia Rocchi. «Avec Virgile, il marche, il pose ses pieds sur des exemples qui sont “à punir”, et il se promène devant des bas-reliefs qui sont les exemples à suivre. Tous deux observent cela en se disant que ces scènes pourraient être faites par la main de Dieu»

Le difficile chemin auquel s’est confronté Silvia Rocchi, et celui auquel Dante lui-même s’est heurté auparavant. C’est un débat —Huc pictura poesis3— qui depuis Horace traverse la littérature occidentale, analyse Alessandro Benucci, maître de conférence à l’université Paris-Nanterre: 

Il y aurait une façon propre au divin de pouvoir représenter quelque chose que la parole n’arrive pas à représenter. Dante nous dit que cette confrontation est atteinte seulement par Dieu, mais Dante en décrit quelque part la faisabilité. Le défi qu’il lance à sa propre langue et d’atteindre ce visibile parlare qui serait le propre de Dieu, mais la Divine Comédie lui permet de le faire.

Au Purgatoire, «le temps passe»

Pour atteindre cette “faisabilité”, Giacomo Gambineri a choisi de travailler sur le Purgatoire, car dans ce cantique «le temps passe» à l’inverse de l’Enfer et du Paradis, et dans la partie qu’il a choisi, l’entrée dans le Paradis terrestre (Chants XXVIII, XXIX et XXX du Purgatoire), deux fleuves s’écoulent, le Léthé et l’Eunoé et tous deux sont liés à la mémoire. Aussi, il explique avoir 

essayé de représenter ce moment, qui m’a touché, où Dante et Virgile se saluent. Dante voit son attention détournée par une parade allégorique et quand il se retourne son compagnon a disparu. Ensuite il va retrouver Béatrice. Mais je voulais m’attacher au moment de l’adieu: la dimension de la mémoire, le personnage qui vous suit qui explique les choses, revenir au moment de l’éternité.

Chaque dessinatrice et dessinateur a ainsi abordé l’œuvre de Dante à sa manière: quasi littérale pour Silvia Rocchi et Giacomo Gambineri, qui se sont appuyés sur les dialogues de La Divine Comédie pour construire leur récit. Giulio Rincione préfère jouer sur la force expressive de ses illustrations pour nous mener Dante et Virgile de l’âpre “forêt des suicidés” aux flammes qui enserrent un Ulysse au discours brûlant. 

Les dessins psychédéliques et hallucinés d’Elisa Macellari

On peut être saisi par la mise en abîme du Chant XXXII de l’Enfer, celui des traîtres, que fait Spugna, ou par la poétique historiette que puise Eliana Albertini dans le Chant II du Purgatoire, ou encore par la féroce caricature de Vincenzo Filosa, dans laquelle Béatrice s’échappe («fuori dalla tua portata») d’un Dante, humain médiocre parmi les médiocres. 

D’autres préféreront peut-être la puissance du trait d’Elisa Macellari dont les couleurs vives et tranchées rappelleront aux plus anciens visiteurs les dessins psychédéliques et hallucinés des années 1960-1970, ou l’histoire-shaker de Tommy Gun, dans laquelle le “Dante  personnage” est sauvé in extremis d’un voyage au-dessus de ses forces par une Béatrice compatissante et maternelle.

Autant d’histoires, autant de modes de narration qui font vivre la parole de Dante, la rende plus vivante et toujours plus contemporaine.

Illustration:
Dessin extrait de la BD réalisée par Giacomo Gamberini pour l’exposition Drawing Dante

Note
L’exposition Drawing Dante se tient à l’Institut Culturel Italien de Paris, 50 rue de Varennes, 75007 Paris du 23 juin au 16 juillet 2021. Entrée libre.