«Le monde entier, comme ramassé dans un rayon de Soleil»

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Dans le Chant XXII du Paradis, alors que Dante vient d’atteindre le ciel des étoiles, Béatrice l’incite à regarder sous lui pour voir le chemin parcouru. Il est probable que ce passage ait été inspiré par Les Dialogues de Grégoire le Grand, dont le Livre II est tout entier consacré à saint Benoît.

Dans le chapitre XXXV, Benoît, en prière, voit soudain apparaître «le monde entier, comme ramassé dans un rayon de Soleil»:

l’homme de Dieu (saint Benoît — Ndr) veillait sans relâche. Arrivé à l’instant de la nuit où l’on chant les louanges divines, il se tenait près d’une fenêtre et priait le Dieu tout-puissant. Soudain, au milieu d’une nuit obscure, il voit descendre du ciel une lumière qui dissipe l’épaisseur des ténèbres , et fait resplendir une si éblouissante clarté, que le jour même se serait éclipsé devant les splendeurs rayonnant au sein des ombres profondes. Un merveilleux prodige succède tout à coup à ce brillant spectacle: d’après ce que Benoît raconta lui-même, le monde entier s’offre à ses regards, comme ramassé dans un rayon de soleil (souligné par nous). Tandis que le vénérable Père fixe un œil attentif sur l’éclat de ces radieuses splendeurs, il voit dans un globe de feu l’âme de Germain, évêque de Capoue, transportée dans les cieux par la main des anges.1

Grégoire le Grand en continuant le récit, raconte que Benoît qui a demandé des nouvelles de Germain, apprend que celui-ci est mort «précisément à l’instant où l’homme de Dieu voyait son âme monter au ciel.»

Cette vision est un don de Dieu

C’est donc une expérience mystique que raconte Grégoire le Grand. Quelle est sa signification?

Il faut d’abord en revenir à la phrase latine originelle «omnis etiam mundus, velut sub uno solis ratio collectus, ante oculos eius adductus est». Françoise Monfrin, maître de conférence à l’université Paris Sorbonne, remarque que:

l’emploi de la forme passive de adduco n’est pas sans signification; il suggère en effet l’ordre auquel appartient la vision. (…) Cette vision est de l’ordre du miraculeux, de la grâce; elle est un don de Dieu, provisoire comme celui de la prophétie.2

Cette vision serait donc un miracle. Mais elle soulève plusieurs questions. Le diacre Pierre, l’interlocuteur de Grégoire dans ses Dialogues les pose car il «ne peut concevoir comment un seul homme peut voir le monde entier.»

Benoît est “mort au monde”

En fait, lui répond Grégoire, cela lui est (à lui, Pierre) impossible. Il ne «voit» pas Dieu, comme le fait Benoît, dont l’âme, explique Françoise Monfrin, est revenue

à la condition de sa création en mourant au monde, en se libérant de la prison de son corps de péché, en se détachant des images corporelles. Ainsi l’homme parvient à retrouver la conscience de sa propre substance, et par le processus anagogique qu’inclut cette prise de conscience, chemine de la connaissance de soi «à l’image et à la ressemblance», à la reconnaissance de son Créateur, donc à la connaissance de Dieu.3 

C’est en ayant en tête cet itinéraire qu’a suivi Benoît, le fait qu’il soit «mort au monde comme l’avait été Paul», qu’il faut lire les explications de Grégoire à Pierre

aux yeux d’une âme qui voit le Créateur, la création tout entière est petite. Pour peu qu’on jouisse de la lumière de l’être incréé, tout ce qui est créé devient infiniment petit. (…) Dans cette contemplation l’âme s’élève au-dessus d’elle. Ravie dans la lumière de Dieu, elle dilate ses capacités intérieures et se surpasse elle-même; (…) L’homme de Dieu (Benoît – Ndr) qui du haut de sa tour voyait un globe de feu et des anges remonter dans les cieux, ne pouvait apercevoir tout cela qu’à l’aide de la lumière de Dieu. Qu’y a-t-il donc d’étonnant qu’il ait vu le monde en raccourci devant soi, celui qu’élevait, que plaçait hors du monde la lumière de son esprit? (…) L’âme qui s’est dilatée, et qui, ravie en Dieu, a pu voir sans peine tout ce qui est au-dessous de Dieu.4 

Dante ne jouit encore que d’une vision partielle du monde

Dante au Paradis ne voit pas le «monde en son entier» mais seulement une partie. Béatrice lui dit en effet, de regarder «quanto mondo / sotto li piedi già esser» (“quelle part de l’univers, / est déjà, sous tes pieds” — v. 128-129). Lorsqu’il se retourne, il voit les “sept sphères”, c’est-à-dire qu’il ne voit qu’en dessous de lui, le chemin déjà parcouru. Nous sommes au Chant XXII, il lui reste encore à découvrir le ciel des étoiles fixes, le premier Mobile et surtout l’Empyrée.

Mais déjà lui aussi est libéré du poids de ses péchés, et s’il n’est pas «mort au monde», puisqu’à l’issue de son voyage dans l’au-delà il reviendra parmi les hommes, il est déjà entré profondément dans la « lumière divine ». “Tu dois avoir, lui dit Béatrice, la vue claire et pénétrante” («tu dei / aver le luci tue chiare e acute» – v. 125-126). 

De ce fait, il lui est aussi accordé, comme à Benoît,

une vision du monde comme Création de Dieu. Cette vision est à la fois illumination de l’esprit par Dieu, et appréhension du monde dans la lumière de Dieu, c’est-à-dire reconnaissance de sa présence dans le monde.5

C’est cette vision que Dante est chargé de faire partager à son retour, tout comme Benoît, par la force de son témoignage, par l’exemplarité de sa « conversion”.