“Il Viaggio, Dante” est à la fois une traversée de l’œuvre de Dante, un hommage à la musicalité de sa langue et une œuvre nouvelle, personnelle et forte de Pascal Dusapin. Nous avons vu cet opératorio lors du Festival d’Aix-en-Provence, le 15 juillet 2022, au Grand Théâtre de Provence. 

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O voi che siete in piccioletta barca, / desiderosi d’ascoltar, seguiti / dietro al mio legno che cantando varca, / tornate a riveder li vostri liti : / non vi mettete in pelago, ché forse, / perdendo me, rimarreste smarriti.

L’avertissement lancé par le poète à ses lecteurs résonne sur la scène du Grand Théâtre de Provence, manière pour Pascal Dusapin de marquer son ambition et de prévenir les spectateurs d’Il Viaggio, Dante: suivez moi ou vous risquez de vous perdre; les eaux que vous allez parcourir dans ce spectacle ne l’ont jamais été. 

Une reproduction de l’Enfer de Botticelli au mur

Dante est en voiture. Il roule dans une forêt, boit au goulot. Il croise une femme. Est-ce Béatrice? C’est l’accident. L’écran se lève sur un appartement bourgeois aux murs gris et blancs, avec un tableau accroché au mur: une reproduction de l’Enfer de Dante dessiné par Botticelli. Le poète gît sur le plancher. Une femme habillée d’une courte robe noire, parée d’éclats, veille sur lui: 

I’o son Lucia / lasciatemi pigliar costui che dorme; sì l’agevolero per la sua via.

Les lecteurs de la Divine Comédie auront reconnu les vers du Chant IX du Purgatoire (v. 55-57), lorsque Lucie enlève Dante endormi pour le déposer à la porte du Purgatoire: «Je suis Lucie; laisse-moi prendre celui qui dort; je lui faciliterai sa route», dit-elle alors à Virgile. 

Dans cette scène où l’onirique se mêle au réel, le présent au passé, Lucie appelle Béatrice à venir au secours de son fedele. Ce dernier est-il éveillé? Gravement blessé —son plastron est ensanglanté—, il semble rêver. Il se revoit jeune, lorsque «est apparue la première fois la glorieuse dame de mes pensées, laquelle fut nommée par beaucoup Béatrice», ainsi qu’il le disait dans sa Vita Nuova

Le Narrateur sera notre guide

D’ailleurs, Dante «jeune» chante lui aussi. Répond-il au Dante «adulte»? À Lucie? Il semble plutôt dialoguer avec le chœur. Celui-ci s’afflige de la mort de l’aimée: «Ita n’è Beatrice in l’alto ciel». Le chœur l’accompagne dans sa douleur, alors qu’il découvre la disparition de Béatrice avec les premières notes du Miserere me, auquel Pascal Dusapin offre une belle et délicate variante. 

Dans ce premier tableau «d’exposition» de Il Viaggio, Dante, dont la complexité ne nuit pas à la  lisibilité, nous voyons se mettre en place les principaux ressorts de cet opératorio, comme l’appelle son créateur. 

Nous rencontrons notre guide, le Narrateur (Giacomo Prestia, formidable de présence), dont la veste éblouissante et les chaussures d’un rouge tout aussi étincelant sont autant de clins d’œil au Monsieur Loyal des cirques. Ce sera lui qui nous permettra de ne pas perdre le fil, tout au long des sept tableaux qui composent cette œuvre. 

L’auteur du texte est un certain Dante Alighieri, Frédéric Boyer, le librettiste, ayant puisé dans la Divine Comédie et la Vita Nuova, l’œuvre de jeunesse du poète. Il n’offre pas un résumé des deux œuvres, tâche impossible, mais avec ce matériau immense il a recomposé à partir de fragments soigneusement choisis une œuvre nouvelle. 

Le libre-arbitre du librettiste, Frédéric Boyer

La lecture du livret est pour tout amateur du poète florentin une source d’amusement devant la liberté que s’est accordée F. Boyer dans ce qu’il appelle «une libre traversée de l’œuvre de Dante»1: on voit des passages du Paradis s’enchaîner avec d’autres du Purgatoire, les noms des damnés, soigneusement rangés par Dante dans des cercles de l’Enfer différents, être tous égrainés dans un même chapelet… 

Mais cette liberté, nécessaire pour apporter à cet opéra sa poésie, s’accompagne d’une immense rigueur dans la reconstruction du texte. Il s’agit de nous faire entendre un voyage, à travers le deuil et la perte comme l’explique Frédéric Boyer: 

Je voulais construire un livret à partir du matériau Dante, sa langue, sa poésie et réaliser (…) une série de tableaux dont chacun mettrait en scène une épreuve de la parole humaine: dire la détresse, chanter le deuil, parler sans espérance, ou devoir dire ou décrire les malheurs du monde, puis dire l’espérance dont on ne possède jamais l’objet, et la vision béatifique qui ne sera pour nous que l’horizon de notre désir. Chacune de ces épreuves est toujours la nôtre. Comment entrer dans ce monde «sans espérance» et comment y dire ou y entendre notre espérance?2 

Le dialogue de deux Dante

Est-ce de là qu’est née cette idée étonnante, mais qui donne tant de force à cet opéra de faire apparaître et dialoguer deux “Dante”, l’un jeune, celui de la Vita Nuova, et l’autre, celui qui est déjà «nel mezzo del cammin di nostra vita», l’un qui perd Béatrice et s’en désespère et l’autre qui la retrouve au Paradis. 

On comprend mieux alors pourquoi le septième et dernier tableau s’ouvre sur les toutes dernières lignes de la Vita Nuova chantée par le «jeune» Dante: 

e poi piaccia a colui che è sire de la cortesia, che la mia anima se ne possa gire, a vedere la gloria de la sua donna, cioè di quella benedetta Beatrice, la quale gloriosamente mira ne la faccia di colui qui estper omnia secula benedictus. (“et après plût à celui qui est Sire de la courtoisie que mon âme puisse se tourner vers la gloire de sa dame, celle de cette Béatrice bienheureuse, laquelle glorieusement contemple la face de Celui qui est béni pour les siècles des siècles.”) 

et se clôt sur les derniers vers de la Divine Comédie, chanté par le Dante «adulte», désormais capable «a sostener lo riso mio» (“à soutenir mon sourire”) de Béatrice. Le voyage est achevé: 

Già volgeva il mio disio e’l volle,

si come rota ch’igualmente è mossa, 

l’amor che move il sole e l’altre stelle

(Déjà tournaient mon désir et la volonté, / comme se meut régulièrement une roue, / l’amour qui meut le soleil et autres étoiles)

La langue, un choix musical

Le livret utilise la langue de Dante, à l’exception de quelques ajouts pour le chœur en latin. Pascal Dusapin n’imaginait pas utiliser une traduction, car pour lui: 

Musicalement, la question de la langue était évidemment centrale3

Un choix d’autant plus évident que le compositeur a une longue et ancienne fréquentation de Dante. Dans les années 1990, il avait déjà composé Comœdia, une pièce inspirée de trois extraits du Paradis. Il utilisera encore la poésie dantesque dans d’autres œuvres, mais il lui restait «à faire quelque chose avec la Divine Comédie». 

Ce «quelque chose» est donc ce qu’il nomme un opératorio, contraction d’opéra et d’oratorio. Chez Dante, il n’y a pas la même théâtralité, estime-t’il que chez Shakespeare. Peut-être aussi —mais Pascal Dusapin ne le dit pas— existe-t’il une dimension religieuse irréductible dans l’œuvre du poète florentin. 

Celle-ci se retrouve à l’évidence tout au long de la pièce dans les  répons du chœur. Ses chants latins rythment et ponctuent tant le quatrième tableau, celui de l’Enfer, que les sixième et septième, ceux du Purgatoire et du Paradis. 

Une musique contrastée

La musique et les chants de Il Viaggio, Dante sont, pour quelqu’un qui avait assisté la veille à une représentation de l’opéra de Rossini, Moïse et Pharaon, plus… contrastés. Pascal Dusapin joue dans sa composition sur des plages apaisées, de moments de tension, n’hésite pas à créer parfois, dans certaines parties de l’Enfer, un sentiment de malaise. 

La fin angoissante du troisième tableau, où, comme le dit le Narrateur à propos des damnés, «Nulla sperenza li conforta mai» (“nulle espérance, jamais ne les conforte”), la musique âpre qui n’est pas sans rappeler celle des films d’épouvante, les coups de cymbales, les chants du Dante «adulte» et de Virgile qui épousent cette musique angoissante, les rires des damnés… tout concourt à exprimer ce moment terrible où il faut entrer dans l’Enfer, et le faire sous le rire des damnés ou celui du chœur… on ne sait plus… 

Dès le gong d’ouverture du quatrième tableau, les questions pleines de colère de Filippo Argenti frappent: «Che se’ tu / che vieni anzi ora?». La musique complexe soutient, accompagne et amplifie les chants volontairement dissonants et la force tranquille du chœur. Elle laisse du temps à la parole nue, celle du Narrateur, et ricane lorsque les damnés rient. 

Virgile, pâtre échappé des Géorgiques

La qualité des chanteuses et des chanteurs participe à la réussite de cette ambitieuse création. L’étonnante performance de la mezzo-soprano Christel Loetzsch qui joue le «jeune Dante» mérite d’être soulignée. Pascal Dusapin indique avoir écrit sa musique pour cette chanteuse: 

Christel Loetzsch (…) possède une voix de mezzo avec de très beaux aigus et des graves assez spectaculaires, et se situe donc presque entre deux registres de genre. Pour imaginer le rôle de Giovane Dante, j’ai donc construit deux mondes psychologiques incarnés tout simplement par le grave et l’aigu de la voix.»4

Le «tout simplement» mérite d’être apprécié à la hauteur de la performance de Christel Loetzsch. Mais s’en tenir à cette seule chanteuse ne serait pas faire justice aux autres artistes qui ont fait vivre cette création. Jean-Sébastien Bou incarne un Dante tourmenté. Evan Hugues campe un Virgile, pâtre que l’on croirait échappé des Géorgiques

Jennifer France, vêtue de cette «nobilissime colore, umile et onesto, sanguigno», est cette Béatrice tout d’abord «perdue» puis retrouvée et dont finalement Dante pourra «sostener il mio riso». 

Il faut aussi souligner la performance exceptionnelle de Dominique Visse, contre-ténor, qui donne voix mais aussi corps aux damnés, et ne pas oublier la soprano colorature Maria Carla Pino Cury si sage dans sa petite robe noire constellée de diamants, mais si présente tout au long de la pièce. 

Quand pourrons-nous revoir cet opéra?

Un opéra, c’est aussi un orchestre et un chœur. Ici chacun a joué sa juste partition avec l’emploi d’instruments inusités comme le glass harmonica ou les glockenspiels, sous la direction inspirée de Kent Nagano. 

La question à se poser désormais est de savoir où et quand cet opéra, qui n’a été interprété qu’à quatre reprises lors du Festival d’Aix-en-Provence 2022, sera de nouveau monté et joué.

Pour l’instant, il est possible d’en écouter une captation sur France Musique5, mais il manque la dimension visuelle, qu’il s’agisse des décors sobres et dépouillés d’Étienne Pluss et de la mise en scène soignée de Claus Guth. 

Pour une première écoute de cette œuvre complexe, il semble difficile de se contenter du seul son, sans disposer du livret ni des repères visuels, aides précieuses à la compréhension. Mais peut-être suffit-il de se laisser porter par la musique et le chant et tout comme le jeune Dante de ne pas perdre l’espérance. Après tout, cet Opéra est certes une commande du Festival d’Aix en Provence, mais aussi de l’Opéra National de Paris. Alors pourquoi Il Viaggio, Dante ne renaîtrait-il pas bientôt sur une autre scène? «Già volgeva il mio disio e’l velle…» 

Notes

  • Il Viaggio, Dantede Pascal Dusapin. Opéra en sept tableaux
  • Livret de Frédéric Boyer d’après Vita Nova et Divina Commedia de Dante
  • Direction musicale Kent Nagano
  • Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
  • Décors Étienne Pluss
  • Costumes Gesine Völlm
  • Lumière Fabrice Kebour
  • Vidéo rocafilm
  • Dante : Jean-Sébastien Bou
  • Virgilio : Evan Hughes
  • Giovane Dante : Christel Loetzsch
  • Beatrice : Jennifer France
  • Lucia : Maria Carla Pino Cury
  • Voce dei dannati : Dominique Visse
  • Narratore : Giacomo Prestia
  • Chœur de l’Opéra de Lyon
  • Chef de choeur : Richard Wilberforce
  • Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Kent Nagano
  • Commande du Festival d’Aix-en-Provence, Opéra National de Paris