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- Le Paradis, Chant VIII, v. 31 et suivants,
- Le Paradis, Chant IX, v. 1 – 6
- Illustration : Charles Martel — Source : MS. Holkham misc. 48. (XIVe siècle) — Bodleian Libraries, University of Oxford.
Charles Martel fut roi titulaire de Hongrie. Né au printemps 1271, il était le fils aîné de Charles II, comte de Provence, d’Anjou et du Maine, roi de Naples et de Jérusalem, et de Marie de Hongrie, fille de Etienne V de Hongrie.
Très jeune Charles Martel fut au cœur de tractations et manœuvres politiques entre les rois de France, les Anjou sur le trône du royaume de Naples et Sicile, l’empereur germanique fraîchement élu Rodolphe et le pape Grégoire X. Ce dernier cherchait à assurer l’indépendance de la papauté vis-à-vis du royaume angevin. Il s’agissait donc de rééquilibrer les alliances. Dans ce jeu complexe, l’enfant Charles Martel, qui devait théoriquement hériter du trône de Naples et de Sicile conquis par son grand-père Charles Ier d’Anjou, était une pièce importante.
Grégoire X intervint auprès de l’empereur Rodolphe d’Habsbourg, dont il avait approuvé l’élection en 1273, pour conclure un mariage entre l’une de ses filles, Clémence, et Charles Martel. Nous étions en 1274 et tous deux avaient sensiblement le même âge: trois ans!1.L’accord ne sera pas conclu, Grégoire X, frappé par la fièvre, mourut le 10 janvier 1276 à Arezzo.
Tout cela sera repris quelques années plus tard par un de ses successeurs, Nicolas III, avec toujours le mariage de Clémence et Charles Martel au centre des tractations. Pour assurer la suprématie pontificale en Italie, il estimait que les maisons d’Anjou et de Habsbourg devaient nouer une entente, qui permettrait (du moins pouvait-on le penser) apaiser la guerre fratricide qui opposaient les gibelins (partisans de l’Empereur) et les Guelfes dont Charles Ier était l’un des principaux dirigeants.
Un mariage très politique
En janvier 1281, Clémence quitte Vienne pour Naples, où elle épousera Charles Martel. Elle poursuivra son éducation à la cour des Anjou. Lors de ce voyage, elle séjournera à Florence au mois de mars 1281, et le très jeune Dante dut sans doute voir passer dans les rues le cortège impérial. Le couple aura trois enfants:
- Charles Robert dit Carobert (1288 – 1342), qui accèdera au trône de Hongrie;
- Béatrice (1290 – 1354) qui épousera Jean II de la Tour du Pin, seigneur du Dauphiné;
- Clémence (1293 – 1328) qui épousera Louis X, roi de France.
Pour Charles Martel le poids des responsabilités arrive très rapidement, alors que le trône d’Anjou tremble: d’abord par le soulèvement dit des “Vêpres siciliennes” en 1282, puis par la défaite de la flotte angevine face à la flotte aragonaise en 1284. Son père, le futur Charles II, est alors fait prisonnier et restera otage quatre années en Catalogne. En 1285, à la mort de son grand-père Charles Ier, alors qu’il n’a que quatorze ans, il doit assumer le gouvernement du royaume de Naples, sous la tutelle de son oncle Robert d’Artois.
Le 10 juillet 1290, Ladislas IV est assassiné. Il ne laisse pas d’héritier direct. Le même jour un de ses cousins s’empare du trône sous le nom d’André III. Pourtant, le pape Nicolas IV (février 1288 – avril 1292) déclare alors la Hongrie ”fief pontifical vacant” et le donne à Charles Martel. On peut remarquer en passant qu’il existait des liens assez forts entre les Anjou et les Árpád, la dynastie alors régnante en Hongrie. Ladislas IV avait épousé Isabelle d’Anjou (dite aussi Elisabeth de Sicile) la plus jeune fille de Charles Ier d’Anjou, avant de la répudier, tandis que la sœur de Ladislas, Marie avait épousé Charles II d’Anjou. La dévolution de la Hongrie à Charles Martel pouvait en ce sens sembler logique.
Un roi sans royaume
Les Anjou ne laisseront pas passer l’occasion. Le roi Charles II, revenu de son exil va faire chevalier son fils et le couronner roi de Hongrie, le 8 septembre 1290 lors d’une cérémonie, qui est ainsi racontée par le chroniqueur florentin Giovanni Villani:
Le roi Charles revint à Naples; et le jour de Notre Dame, au mois de septembre suivant, le dit roi fit à Naples une grande fête; il fit chevalier Charles Martel, son fils premier né, et le fit couronner roi de Hongrie par un cardinal légat du pape, et par plusieurs évêques et archevêques. (Villani, VIII, 135)
Mais Charles Martel ne devait jamais se rendre dans le pays dont il était roi ni porter la couronne hongroise de Saint Étienne. Valter Leonardo Pucetti analyse magnifiquement les vers où il est question de cette couronne “d’occasion”:
Charles Martel (…) fut roi hongrois non reconnu par ses sujets et il fut couronné avec un diadème qui fut forgé pour l’occasion, parce que la couronne sacrée de Saint Etienne était dans les mains des Árpád. Le vers, magnifique, « Fulgìemi già in fronte la corona», grâce à l’accent sur l’antépénultième syllabe du verbe, en hiatus de voyelles en plus (« Fulgìemi ») et grâce aux deux allitérations (« già » avec « -gìemi », deuxième moitié du verbe, « fulgìemi » avec « fronte »), traîne et accompagne l’image de la couronne (« corona ») en enjambement, séparée de sa pertinence, la terre sillonnée par le Danube, comme Charles Martel resta séparé de son royaume resté purement imaginaire.2
Si Charles Martel reçut —au moins théoriquement— la couronne de Hongrie, en revanche, il perdit le conté d’Anjou et du Maine. À la suite d’un accord complexe négocié entre —entre autres— le pape Nicolas IV, Philippe le Bel et Alphonse III d’Aragon, son père, Charles II, abandonnait ses droits sur le comté d’Anjou et du Maine pour les confier en dot à sa fille Marguerite. Celle-ci devait épouser Charles de Valois, le frère de Philippe le Bel. En échange, Alphonse III devait libérer les trois fils de Charles II qu’il retenait en otage.
Une loi contre les dépenses somptuaires
À deux occasions, Charles Martel fut régent de fait de Naples. Une première fois donc, alors qu’il n’avait que quatorze ans et était trop jeune pour exercer pleinement ses responsabilités et une seconde fois, au début des années 1290, lorsque son père dut se rendre en Provence et y effectua un long séjour. Il eut alors deux initiatives marquantes relève Valter Leonardo Pucetti:
- une loi somptuaire, limitant sévèrement le luxe; elle frappait essentiellement la noblesse et la riche bourgeoisie, du nombre de convives dans les fêtes jusqu’à la tenue vestimentaire;
- il fit grâce à un noble de L’Aquila, dans les Abruzzes, qui avait mené une sorte de révolte fiscale dans cette ville, et cela contre les ordres de son père Charles II qui venaient de France et contre l’avis du conseil de la couronne, qui voulait l’emprisonner et l’exécuter.3
Ces anecdotes ne peuvent qu’éclairer l’importance accordée dans le Chant VIII du Paradis au thème de l’avidité et l’avarice, de la prévarication qui passe par des expressions telle que le « mauvais gouvernement” («mal segnoria»), “l’avare pauvreté” («avara povertà»), etc. C’est l’un des thèmes favoris de Dante, et il se trouve que Charles Martel par son attitude et sa politique était un prince qui correspondait à ses attentes.
En mars 1294, Charles Martel est à Florence, avec Clémence et trois de ses frères. Il y reste environ trois semaines pour attendre le retour de son père qui s’est rendu en Provence. La réception est fastueuse, tout comme l’est l’équipage de Charles Martel:
(Charles II vient à la rencontre de) Charles Martel son fils, qui était accompagné de deux cents cavaliers aux éperons d’or, Français, Provençaux et du Royaume (de Naples-Ndr), tous jeunes, vêtus comme le roi de vêtements rouge écarlate et vert moiré, et tous avaient comme selles de leurs palefrois un siège rehaussé de cuir et d’or, avec leurs armoiries à fleurs de lys d’or, et des armures rouges et argentés, les armes de Hongrie paraissant être les plus nobles et les plus riches de cette compagnie d’autant que c’étaient celles d’un jeune roi. Il resta plus de vingt jours à Florence, attendant son père le roi, et il montra grand amour aux Florentins, et il en reçut grands remerciements de tous. (Villani, IX, 13)
Une amitié impossible
On le voit, l’opération séduction était une réussite. C’est à cette période que se serait nouée l’amitié entre Charles Martel et Dante. Peut-être ce dernier a-t-il fait partie de la délégation officielle chargée d’accueillir le prince, mais rien ne permet de l’affirmer. Il est également difficile de suivre Enrico Malato lorsqu’il écrit que «de cette rencontre naquit une profonde amitié, sans doute renforcée par des intérêts littéraires communs.»4
Marco Santagata, est beaucoup plus nuancé:
Il est difficile de croire qu’entre un prince angevin, qui plus est couronné (certes plus formellement que dans les faits) roi de Hongrie, et un simple citoyen de Florence ait pu s’instaurer des liens d’amitié. Il est plus probable que, dans le cadre des festivités organisée par la Commune, Dante ait eu l’occasion de l’approcher, et, peut-être, de lui réciter quelques uns de ses poèmes. À cette époque, il était déjà un poète connu, et de ce fait il est possible qu’il ait été invité à quelques rencontres conviviales ou festives comme un des intellectuels de premier plan de la cité.5
Charles Martel n’a maintenant plus que mois à vivre. En juin 1295, son père Charles II, part pour la cour d’Aragon afin de marier sa fille Blanche au roi d’Aragon, Jacques II. Il laisse le royaume dans les mains de son fils qu’il nomme Vicaire-Général. Las, il devait mourir peu de temps après, victime de la peste. Nous connaissons la date de son décès par une lettre datée du 30 août 1295, du pape Boniface VIII. Il y présentait ses condoléances à Marie de Hongrie, pour la mort de son fils, et la nommait régente du royaume de Naples.