Quelques heures de liberté à Florence suffisent à mettre ses pas dans ceux de Dante Alighieri. Une flânerie à la recherche de quelques-unes des traces qu’il a laissées dans sa ville. Une promenade toujours inachevée mais qui prend toute sa saveur à la veille du Dantedì, la journée que les Italiens consacrent au Sommo poeta.
Au fond de la place Santa Croce à Florence, sur le côté de l’église éponyme, se dresse un Dante gigantesque, couronné des lauriers du poète. Il est hissé sur un piédestal massif qui arbore fièrement en dédicace “A DANTE ALIGHIERI L’ITALIA” suivi d’une date en chiffres romains “ M DCCC LXV”. Quatre lions se dressent chacun à un coin de ce socle tenant une carapace de tortue. Sur chacune d’elle est gravé le titre aujourd’hui difficilement lisible d’une œuvre “mineure”: Vita Nuova, Convivio, De vulgari eloquentia et Monarchia.
C’est Dante lui-même qui tient dans sa main droite un exemplaire de la Divine Comédie. Derrière, un aigle, symbole de l’Empire romain, semble veiller sur lui. Le poète ne paraît guère joyeux. On le sent soucieux, mais on lit sur son visage une grande détermination.
L’inauguration du monument, le 14 mai 1865 par le roi Victor-Emmanuel II, et une foule venue de toute l’Italie, ne fut pas seulement l’occasion de fêter le 600e anniversaire de la mort du poète. C’était aussi le “père fondateur” de l’idée même d’Italie —et de sa langue— qui était célébré.
Une machine à remonter le temps
En quittant la lumineuse piazza Santa Croce pour s’engager dans les rues étroites, le promeneur s’engage dans une machine à remonter le temps. Certes Florence à l’apparence d’une ville de la Renaissance, mais avec un peu d’attention, on décèle facilement les traces des constructions médiévales ne serait-ce que par ces murs et façades de gros moellons de pierre brune qui affleurent partout.
La maison de Dante est au cœur de ce vieux Florence, cœur historique de la ville. On la découvre au détour d’une ruelle, bâtisse austère de trois étages construite au bord d’une placette. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas à proprement parler de LA maison où vécut le poète, mais d’une maison où l’on installa un musée à lui dédié pour le… 700e anniversaire de sa naissance ! Il a donc —logiquement— ouvert ses portes en 1965.
Dans la Florence contemporaine, où l’expression “sur-tourisme” n’est pas vaine, ce musée apparaît comme un havre de paix. Pas de groupes menés par un guide brandissant son oriflamme, cette modeste bâtisse ne saurait les accueillir. On y croise des individus solitaires, des familles, des grands-mères qui expliquent à leurs petits-enfants la vie du poète…
La sanglante bataille de Campaldino
Ce musée a été réaménagé il y a quelques années avec l’idée d’en rendre la visite plus interactive. Celui qui a connu l’ancien aménagement regrettera que l’immense plan en bois de la Florence médiévale et celui qui représentait la bataille de Campaldino aient disparu.
Après avoir gravi un long escalier de pierre, le visiteur entre dans une pièce nue, où un panneau affiche les dates essentielles de la vie du poète. Derrière une tenture noire se cache une autre pièce où nous sommes censés revivre à grands coups de hennissements et de bruits de ferraille la sanglante bataille de Campaldino (1289) qui vit la victoire des troupes florentines et de leurs alliées contre celles d’Arezzo, scellant la victoire des guelfes sur les gibelins.
Le poète y participa au premier rang des feditori, les cavaliers chargés de recevoir la charge de la cavalerie arétine, les généraux florentins ayant choisi une stratégie défensive. Les cavaliers gibelins, au nombre de 300 environ, s’alignèrent sur deux ou trois rangs si serrés «que le vent ne devait pas passer entre les lances». Ils avancèrent d’abord doucement pour se lancer ensuite au grand galop au cri de «San Donato cavaliere!» et enfoncer les lignes guelfes. Par miracle, Dante sortit vivant de cette effroyable mêlée, mais les images de combat, les horribles blessures des combattants, les lâchetés de certains et le courage d’autres le hantèrent toute sa vie. Sa Comédie est aussi un récit de guerre.1
Au même étage, on trouve des jeux qui permettent d’entrer dans l’histoire des arti, ces puissantes corporations qui faisaient à l’époque de Dante la politique de la ville. Bien sûr, on est particulièrement attentif à celle des Medici e Specializi (Médecins et pharmaciens) à laquelle appartint le poète et qui lui permit de jouer un important rôle politique dans la ville, jusqu’à être élu prieur de mi-juin à mi-août 1300. Une table interactive retrace aussi le conflit qui opposa les Guelfes et les Gibelins et qui ensanglanta pendant près d’un siècle les rues de la ville.
La douce polyphonie des récitants
Mais, l’essentiel, pour l’amoureux de Dante se trouve à l’étage supérieur consacré à la Divine Comédie. Le visiteur passe d’abord devant une bibliothèque qui occupe tout un mur et abrite d’innombrables éditions de la Divine Comédie dans toutes les éditions et traductions imaginables, sans doute pour dire que cette œuvre est devenue universelle. Puis on entre dans une pièce où sont projetées sur un mur d’immenses reproductions des illustrations de Gustave Doré, accompagnées d’une récitation d’extraits du poème. L’essentiel n’est pas dans ce dispositif. Il est de se trouver accompagné par d’autres visiteurs qui récitent à voix basse ces extraits, créant une douce polyphonie.
Sortant de ce lieu apaisé, on se prend à chercher les traces de la Florence médiévale et de l’univers dantesque. Quelques pas et c’est fait. La piazza dei Donati est à côté, et si l’on avance un peu on tombe sur la rue dei Cerchi. On se souvient alors que les deux familles, ennemies mortelles lorsque s’affrontaient les guelfes blancs et les guelfes noirs, étaient voisines. Que toutes ces familles étaient du même quartier de Florence, le sestiere de la Porta san Pietro.
Remonter vers ce qui est aujourd’hui la Biblioteca delle Oblate, traverser la via Folco Portinari, nous rappellera que c’est peut-être là «che questa mirabile donna apparve a me vestita di colore bianchissimo». Merveilleuse apparition de Béatrice, alors âgée d’environ 18 ans, telle que Dante la raconte dans la Vita Nuova.2 Poursuivre un peu le long de cette rue nous mène devant l’hôpital Santa Maria Nuova, celui-là même qui fut fondé par Folco Portinari (le père de Béatrice) en 1286. Il entra en service deux années plus tard.3
Une trentaine de plaques pour célèbrer le poète
Pour accompagner cette recherche d’une Florence oubliée, en 1907, la commune avait décidé d’installer une cinquantaine de plaques commémoratives, sur les murs de la ville célébrant le poète et son œuvre.Il en reste une trentaine. Il en est une par exemple, via del Corso à deux pas de la maison du poète, où l’on peut lire un célèbre passage de l’Enfer, celui où le colérique Filippo Argenti, après avoir vainement essayé d’entraîner Dante dans les eaux bourbeuses du Styx, alors qu’il est poursuivi par les autres damnés, décide de se déchirer lui-même les chairs:
Tutti gridavano : «A Filippo Argenti !»
E ‘l Fiorentino spirito bizzaro
in se’ medesmo si volgea co’ denti 4
Cette plaque est installée sur le mur d’une maison qui appartint à la puissante famille des Adimari, à laquelle F. Argenti était apparenté. Mais de la maison d’époque il ne reste rien. Elle fut saccagée et brûlée en 1343.
Toutefois, toutes les constructions de l’époque ne furent pas détruites, même si nous ne pouvons qu’imaginer aujourd’hui la «forêt de tours» qu’était avant 1250 Florence. «Certaines hautes de 120 brasses (70 mètres), soit plus des deux tiers de la hauteur de la coupole de Brunelleschi», dit John Majemy.5. Leur hauteur était proportionnelle au niveau de richesse de chacune des familles. Outre cette marque de puissance, elles étaient aussi un moyen de se protéger à la moindre émeute. Les deux tours jumelles, l’Asinelli, pour la plus grande, et la Garisenda pour la plus petite, symboles de Bologne, donnent une idée concrète de la hauteur que pouvaient atteindre ces édifices.
Des tours d’une hauteur limitée à 29 mètres
En 1250, le gouvernement du Primo popolo mit un frein à cette escalade, en ordonnant qu’aucune tour ne dépasse 50 brasses (29 mètres), et ne domine le nouveau Palazzo del popolo (l’actuel Bargello) construit à cette époque. Il s’agissait de mettre au pas les familles nobles de Florence, en les privant de ce qui était aussi un outil de guérilla urbaine. Mais même ainsi bridées, les Magnati de Florence ne renoncèrent pas pour autant à leurs tours.
Aujourd’hui, il est toujours possible d’en voir de quasiment intactes, comme la Torre della Castagna, même s’il lui manque les éléments extérieurs comme les escaliers et les balcons qui étaient en bois. Il est vrai que c’est dans cette tour —qui se trouve également à moins de 200 mètres de la maison de Dante— que se réunissaient les prieurs avant la construction de ce que l’on appelle aujourd’hui le Palazzo Vecchio. Peut-être est-ce en passant devant cette tour, que la conscience et l’ambition politique du poète sont nées…
Béatrice a épousé un banquier de la puissante famille Bardi. Celle-ci s’était installée Oltrarno, c’est-à-dire de l’autre côté du fleuve. Il faut alors emprunter le Ponte Vecchio pour s’y rendre..
«Cosa fatta, capo ha!»
Difficile d’oublier que c’est ici, au milieu de ce pont que le jour de Pâques 1215,6, le jeune Buondelmonte tout vêtu de blanc, monté sur un cheval blanc et la tête couronnée d’une guirlande de fleurs allait inconscient vers son destin. Le malheureux (ou l’imbécile) avait décidé de son propre chef d’épouser une fanciulla Donati, alors que son mariage avec une Amadei était prévu et organisé. Ce faisant, il avait bousculé les usages, brisé une alliance qui devait réconcilier plusieurs familles, et aussi humilié les Amadei et leurs alliés.
Ceux-ci s’étaient réunis la veille du crime et avaient scellé le sort du jeune impudent. C’est lors de cette réunion que Mosca dei Lamberti avait proposé de s’en débarrasser «et de mettre une pierre dessus», concluant d’une expression encore utilisée aujourd’hui « Cosa fatta, capo ha!». Elle signifie que lorsqu’un acte, quelqu’il soit, a été commis, il n’est pas possible de revenir en arrière et il faut en accepter les conséquences.
Un violent coup de masse à la tête jeta Buondelmonte à terre. Les autres assaillants se jetèrent sur lui et lui tranchèrent la gorge. Il fut laissé pour mort et dit la chronique «son vêtement de soie blanche devint un horrible chiffon sanglant». L’émotion fut énorme et ce crime déclencha une terrible vendetta. C’est ainsi —dit-on— qu’à Florence commença l’affrontement entre Guelfes et Gibelins.
Les vers de Dante pour se souvenir
De cet épisode, il nous reste aujourd’hui, les vers de Dante
Gridò : Ricorderaiti anche del Mosca,
chi dissi, lasso “Capo ha cosa fatta
che fu il mal seme del gente tosca7
et une pierre gravée sur le Ponte Vecchio rappelant où se trouvait une statue romaine de Mars, le premier protecteur de Florence. Elle est alors installée sur le pont et c’est à ses pieds que Buondelmonte trouva la mort. La statue sera emportée par une crue en 1233. Aujourd’hui, il ne nous reste qu’une terzina du Paradis gravée sur une autre plaque installée “côté ville”, On peut lire:
…Convienasi a quella pietra scema
che guarda il ponte, che fiorenza fesse
vittima della sua pace postrema8
Et Béatrice? La maison des Bardi (il n’est pas mention de “tour” dans les chroniques) où, peut-être, elle est morte a disparu. Il reste une via dei Bardi que l’on emprunte en tournant à droite au débouché du Ponte Vecchio.
Cette rue nous emmène via les jardins Bardini vers san Miniato al Monte d’où l’on peut découvrir toute la ville de Florence, avec en son centre Santa Maria del Fiore et à son côté, le Baptistère. Le jeune Durante Alighieri y reçut sans doute le sacrement du baptême en 1266. Il était d’usage alors de baptiser tous les nouveaux-nés de l’année dans une cérémonie collective le samedi saint. Au XIVe siècle, de 5500 à 6000 enfants étaient ainsi baptisés.9Mais pour parler de cela plus en détails, un autre voyage sera nécessaire en prenant, pourquoi pas, comme point de départ le Baptistère.
- Illustration de première page: La Madonna della Misericordia (atelier de Bernardo Daddi) date de 1352. Elle est la plus ancienne représentation de Florence.