C’est une exposition remarquable qu’avait organisé du 12 février au 8 mai 2022, à Berlin le Kupferstichkabinett autour de deux grands artistes: la Danoise Ebba Holm et l’Allemand Klaus Wrage. Ces deux artistes méconnus ont su grâce à des techniques, atypiques, la linogravure pour la première, et la xylographie pour le second, traduire en images la poésie de la Divine Comédie.

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Klaus Wrage: Dante aveuglé par la lumière de St Jean, Le Paradis, Chant XXV

Avril 2022 à Berlin. Il faut marcher à travers les immenses travées vides du Kupferstichkabinett, escalader plusieurs volées d’escalier, pousser une porte et enfin entrer dans l’exposition Höllenschwarz und Sternenlicht, «Enfer noir et Lumière des étoiles». 

Sur les murs, se détachent, soigneusement encadrées et alignées, les linogravures de l’artiste danoise Ebba Holm et les gravures sur bois de l’Allemand Klaus Wrage. Il est paradoxal que ce musée qui possède 84 illustrations de Botticelli sur la Divine Comédie1 n’ait présenté que des auteurs contemporains, ou quasi contemporains. 

Il est sans doute injuste de ne pas retenir les autres artistes exposés, comme Odilon Redon, Gustave Doré ou encore Arnold Böcklin, mais le cœur, l’ossature de l’exposition est faite des œuvres d’Ebba Holm et Klaus Wrage. 

Le travail de ces deux artistes peu connus en France mérite que l’on s’y arrête. 

Une sagesse qui n’est qu’apparence

Les œuvres de Ebba Holm (voir biographie ci-dessous) se caractérisent par une sobre élégance, et son dessin illustre, au sens propre du terme, les scènes. C’est, par exemple, une version très apaisée et romantique qu’elle présente du couple Paolo et Francesca (Chant V de l’Enfer): Francesca est nichée dans le corps de Paolo, sa tête reposant sur le sein de ce dernier. Ils sont comme posés sur un îlot de calme au milieu de la tempête de vents violents qui est censée les emporter et les tourmenter. 

Mais il ne faut pas en rester à cette sagesse apparente. Ebba Holm a lu et relu le texte de la Divine Comédie et se l’est profondément appropriée. Le dessin où elle ramasse en une seule illustration les trois chants de l’Enfer «sous la pluie de feu» (XIV à XVI) en est un exemple. 

Le lecteur de la Divine Comédie reconnaît en avant-plan le corps de Capanée allongé «qui semble ne pas se soucier du brasier», plus loin  il voit Brunetto Latini se saisir des pans du manteau de Dante, mais aussi ces Florentins qui «forment tous trois une roue. / Comme les lutteurs nus et huilés / cherchent leur prise». Mais au-delà de ces détails, on est frappé par la force du tableau d’ensemble que forment ces trois chants ainsi rassemblés sous nos yeux. 

D’un coup, on voit le chemin que suivent Dante et Virgile, protégé des flocons incandescents par des vapeurs dont on distingue les volutes. Le jeu du noir du chemin et du ciel avec le blanc de la plaine de sable dramatise encore la scène. Chaque petite tache blanche qui se détache du sombre du ciel devient un point de feu et l’on devine le désarroi et la souffrance des damnés à leurs gestes désarticulés. 

La force de l’abstraction de Ebba Hom

La force de Ebba Holm se trouve peut-être dans d’autres dessins où elle joue l’abstraction. Nous en avons une amorce avec cette illustration qui représente la porte d’entrée de l’Enfer. Virgile et Dante sont deux silhouettes minuscules devant une immense bouche noire. Quelques lézardes blanches strient les murs de cette grotte et sur le fond sombre se détachent les fameuses phrases d’ouverture du Chant III: «Per me si va nella città dolente / Per me… »

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Ebba Holm, La Divine Comedie

Cette abstraction trouve son acmé dans le dessin d’ouverture. Une large pyramide noire figure l’Enfer et la montagne du Purgatoire, qui s’achève en un large entablement. Cette sombre montagne contraste avec un ciel lumineux où quelques bandes noires permettent de figurer ces étoiles. L’absence de figure humaine évite toute distraction de sens: c’est bien d’une ascension vers le ciel dont il sera question dans cette Divina Commedia dont le titre s’affiche dans une typographie caractéristique des années 1930. 

Avec ce dessin, qui ouvre l’exposition, Ebba Holm, montre à quel point la technique qu’elle utiise, que l’on pourrait trouver rustique car elle n’autorise que les contrastes brutaux entre le noir et le blanc, peut être d’une expressivité rare. 

Le destin heurté de Klaus Wrage

Faut-il voir dans le destin autrement heurté de Klaus Wrage une explication à la vigueur et à la force de son trait. Elle ne saurait se trouver dans la technique qu’il emploie, la xylographie, la gravure sur bois, qui produit aussi des images fortement contrastées en noir et blanc. 

Klaus Wrage (voir sa biographie ci-dessous) est un quasi contemporain de Ebba Holm, puisqu’il naquit en 1891. Si lui aussi séjourna brièvement en Italie vers 1912, c’est la Grande Guerre de 1914-1918 qui va durablement le marquer. Engagé volontaire dès 1914, il sera gravement  blessé en Champagne. Dès qu’il est rétabli, il est envoyé sur plusieurs champs de bataille dont celui de Verdun où il sera fait prisonnier. 

Dans le camp de prisonniers de Chamery, il va découvrir, par hasard, une édition allemande de la Divine Comédie. Tout de suite il s’en empare et va en rester durablement marqué comme il le raconta bien plus tard, dans un livre paru en 1958, Beatrice, Dante’s rechter Weg zu Gott

En 1917, après l’enfer de Verdun, Douaumont et le Camp de Représaille, j’ai trouvé la Divina Commedia de Dante à l’hôpital militaire et j’ai commencé à la dessiner. J’avais expérimenté un enfer que je n’aurais jamais imaginé auparavant, et la confusion due à une catharsis a secoué mon âme déchirée, mais le paradis de la bouche souriante et des yeux splendides me transportèrent au Purgatoire et au Paradis. Nous avons cru autrefois de manière optimiste en la lumière et dans le progrès, dans l’être. L’horreur de ne pas être s’est emparé de nous et du monde seulement après l’enfer des deux guerres mondiales, pendant l’«ère atomique». L’être est éternel, mais le génie dantesque illustre aussi en Enfer le non-être éternel. Mais il nous guide à travers cet Enfer jusqu’au Paradis.2

Un dessin dur et âpre

Ces quelques lignes sont importantes, car Klaus Wrage fait partie des rares artistes à avoir illustré l’ensemble de la Divine Comédie. Il donne corps à sa vision dès le début des années 1920, en réalisant une série d’incunables, dont il fit don pour une grande partie au Kupferstichkabinett. Les collections du musée s’enrichirent ainsi de 123 gravures sur bois illustrant l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. 

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Un exemple du travail de Klaus Wrage avec la mise en regard du texte et de l’image. (Photo Marc Mentré)

Las, les aléas de la Seconde Guerre Mondiale, firent que cette collection fut perdue… avant d’être retrouvée il y a quelques années sur le marché de l’art espagnol. 

Le trait de Klaus Wrage n’est pas aimable en tout cas pour la vision qu’il donne de l’Enfer. 

C’est le visage dur d’un homme au regard perdu, à l’expression inquiète qu’il dessine pour Dante au Chant I de l’Enfer. Point de répit dans le Chant V. La scène dans laquelle les âmes sont prises dans la tempête est d’un réalisme cru: les corps disloqués sont aspirés, projetés, emmêlés. Et lorsqu’il fait un gros plan sur Paolo et Francesca, certes le couple est enlacé, mais l’épaisse lame de la dague qui les a frappés perce encore leurs corps. Leurs visages, tout comme celui de Dante, sont marqués d’une profonde détresse. 

Difficile de choisir, tant chaque scène à de force, que ce soit celle des “gourmands” du Chant VI enfoncés dans la boue sous une pluie glacée et lourde, ou encore la haine primaire qu’exprime le visage de Filippo Argenti lorsqu’il s’efforce de se hisser sur la barque qui transporte Virgile et Dante à travers le marais du Styx.

La lumière accompagne les envoyés du Ciel

Dans plusieurs de ses dessins sur l’Enfer, Klaus Wrage joue sur l’accumulation des corps,  comme la scène —oh combien glaçante!— des usuriers assis au bord de la falaise sous d’énormes flocons de feu. Ce tableau se détache d’un fond noir, celui de l’Enfer, où rien ne brille ni ne luit. 

Si donc l’Enfer de Klaus Wrage est noir, son Purgatoire est plus contrasté. Il continue certes de dessiner de sombres images. Par exemple, celle où se dressent les silhouettes squelettiques des âmes du Chant XXIII du Purgatoire, dont «chacune avait les yeux sombres et caves, le teint pâle, et tant privée de chair / que la peau épousait les os.» (v. 22-24) est d’une violence saisissante. 

Mais le Purgatoire est marqué par l’irruption de la lumière. Aux larges aplats noirs de l’Enfer, succèdent des dessins aux traits appuyés sur des fonds blancs. Ils deviennent presque lumineux lorsqu’apparaît un envoyé du Ciel, comme l’ange qui, au Chant II, conduit les âmes des rivages du Tibre à la plage du Purgatoire. 

Cette lumière éclate dans les dessins épurés et graphiques du Paradis, un défi auquel cet illustrateur s’est confronté. Comment traduire la poésie de Dante, alors que souvent le poète lui-même avoue ne pas avoir les mots pour retranscrire ce qu’il voit. Le graphisme de Klaus Wrage se fait plus épuré et abstrait. 

Pour illustrer le Chant XXV du Paradis, celui où Dante, ébloui par la lumière de Saint Jean, devient quasiment non-voyant, il dessine une sombre silhouette. On devine qu’il s’agit de Dante. Il se tient immobile au milieu d’une multitude de cercles qui tournent et dansent autour de lui, à l’exception d’un seul au centre, qui est celui de Saint Jean. C’est pour lui que Dante se brûle les yeux et s’efforce de «voir quelque chose qui n’est pas ici». (v. 123). 

L’exposition ferme ses portes le jour où est publié cet article3. Il n’en existe guère de traces, si ce n’est quelques articles dans des journaux allemands comme celui de la Frankfurter Allgemeine Zeitung auquel on peut se référer. Il serait dommage que ces deux artistes mis en lumière à cette occasion retournent dans un oubli injuste. 

EBBA HOLM

Ebba Holm est née le 29 mai 1889 à Frederiksberg, dans la banlieue de Copenhague. Elle fait des études artistiques classiques: une École d’Art en 1906, puis l’Académie des Beaux Arts, dont elle sort diplômée en 1913. Elle va ensuite voyager en Allemagne, en France à Paris, mais surtout en Italie où elle effectuera plusieurs longs séjours entre 1913 et 1939. Ces séjours seront déterminants dans sa vision de l’art et dans sa technique. Il est très probable qu’elle découvre l’œuvre de Dante lors du six centième anniversaire de sa mort en 1921. 

Passionnée par la période médiévale, mais aussi par la peinture italienne de la Renaissance et le baroque, elle peindra de délicates aquarelles de paysages. Surtout elle adoptera et cultivera sa technique de linogravure, qui consiste à graver en creux sur du linoléum une image pour ensuite l’imprimer sur un tissu ou un papier. Une technique qu’elle travaillera particulièrement lorsqu’elle collaborera de 1924 à 1926, à la revue spécialisée italienne Xilografia

Ebba Holm est décédée le 30 novembre 1967 à Copenhague.

Son œuvre majeure —à tout le moins aux yeux des amateurs de Dante—  sont la centaine de linogravures qu’elle a réalisées pour illustrer l’édition d’une traduction en danois de la Divine Comédie parue en 1929. Le Kupferstichkabinett acheta à la fin des années 1920 une centaine d’impressions en lin de ses œuvres. C’est une partie d’entre elles qu’y sont accrochées sur les murs de l’exposition. 

KLAUS WRAGE

Klaus Wrage est né le 18 avril 1891 à Malente-Gremsmühlen, dans le Holstein, une région septentrionale de l’Allemagne. Son père Hinrich Wrage (1848-1912) était un peintre paysagiste reconnu.

Après avoir étudié la philosophie et la Science naturelle à l’université de Tübingen, puis de peinture à Münich, il part en 1912 en Italie. Au cours de ce séjour, sur les bords du Lac de Garde,  il sera l’élève de Hans Lietzmann. Il étudia notamment le nu masculin. 

Engagé dans l’armée allemande dès 1914, blessé en Champagne, il participe plus tard à la bataille de Verdun où il est fait prisonnier. C’est lors de sa détention qu’il découvre la Divine ComédieLibéré en 1920 il retourne dans sa région natale le Holstein. Il  y épousera la danseuse et chorégraphe, Greta Wrage von Pustau.

Lors de son retour, il  réalise  vingt quatre dessins à la pointe sèche sur la Vita Nova, avant de se consacrer à la Divine Comédie en utilisant cette technique si particulière et expressive qu’est la xylographie, ou gravure sur bois. Il va réaliser 99 gravures et autant de textes gravés produisant de la sorte un ensemble complet de la Divine Comédie

Dante l’accompagne toute sa vie. Il développe une analyse toute personnelle de l’œuvre basée sur la numérologie en particulier le chiffre 4, dont l’extrait suivant, de son livre Beatrice, Dante’s rechter Weg zu Gott, donne un aperçu: 

36 est le numéro du Graal. Trois fois douze = 36. Les Templiers forment sa protection, et aussi son impact sur le monde (= 4) montre le chiffre symbolique 36, c’est-à-dire 9 x 4 = 36. Aussi ici, la racine numérique de 36 = 9. 360° est le cercle, symbole de la perfection divine. Ce symbolisme des nombres était encore très vivace au temps de Dante, et pourrait vous en dire beaucoup sur la manière dont je l’ai vécu de manière vivante dans mon travail artistique, que je le veuille ou non, parce que moi aussi je suis un Thomas mécréant. Il n’est pas étonnant que la signification symbolique des nombres soit encore vivante.4

Klaus Wrage est décédé le 11 septembre 1984, à Eulin-Fissau.

  • À LIRE: Klaus Wrage, Illustratore della Divina Commedia di Dante, a cura di Sibyl von der Schulenburg e Giancarlo Lacchin, il Prato, Saonara, 2021. Ce petit livre soigné de quelques 120 pages, outre une bibliographie complète de Klaus Wrage, contient une cinquantaine de xilographies de l’artiste, ce qui en fait un ouvrage précieux