«Dans l’enfer, les places les plus brûlantes sont réservées à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité». Cette citation se retrouve partout sur le web, se multiplie sur les réseaux sociaux et se décline dans toutes les langues. Elle est attribuée à Dante Alighieri, mais le poète n’en est pas l’auteur. 

Le « succès” de cette pseudo-citation tient à plusieurs facteurs, le premier d’entre eux étant un paradoxe. Dante Alighieri est un auteur connu, dont la renommée a traversé les siècles, au point que son prénom —devenu son patronyme— est entré sous forme d’adjectif dans le langage commun: le moindre événement pour peu qu’il soit terrifiant, dramatique, grandiose… se voit qualifier quasi automatiquement de « dantesque« .

Pourtant, si le nom du poète et celui de son œuvre majeure font partie du langage courant, il n’en va pas de même du contenu de La Divine Comédie, qui demeure largement méconnu. En dehors de l’Italie, où celle-ci est étudiée lors de la scolarité, qui l’a réellement lue? Des universitaires, des amoureux de poésie et de la langue italienne, mais au final bien peu de monde. 

Or, un lecteur —s’il a parcouru le premier cantique de La Comédie— sait que plus Dante et Virgile s’enfoncent dans les profondeurs de l’enfer, plus celui-ci est froid et glacé. Au 9e Cercle, au fond de l’entonnoir infernal, les damnés gisent pétrifiés dans des poses grotesques pris dans les glaces du Cocyte. Mais ce n’est pas la place des “neutres”, c’est celle des « traîtres”.

Leur place est entre la porte et le gouffre de l’Enfer

Pour trouver les coupables de neutralité, il faut remonter à l’entrée de l’Enfer. Ils se trouvent dans un entre deux mal défini, situé entre la « porte » et le gouffre de l’enfer proprement dit. Un lieu « misérable » comme le dit Virgile à Dante, parce qu’ils n’ont leur place ni au Paradis ni en Enfer.

l’anime triste di coloro

che visser sanza ’nfamia e sanza lodo. (…)

Caccianli i ciel per non esser men belli,

né lo profondo inferno li riceve

(les âmes misérables de ceux / qui vécurent sans infamie et sans louange (…)  / Les cieux les chassent pour ne pas s’enlaidir  / et le profond enfer ne les reçoit pas — Chant III, v. 35-41)

La condamnation morale de ces « neutres », par Dante est nette: ils ne méritent que l’oubli et Dante, dit Virgile, ne doit pas leur consacrer une seule ligne. Symboliquement, alors que toute La Divine Comédie est nourrie de dialogues avec les damnés ou les esprits, aucun de ces “neutres” ne s’adresse à Dante, et lui en retour ne semble guère curieux de nous les décrire ou de s’entretenir avec l’un d’eux.

Les damnés jetés dans le feu éternel

Pour créer la citation apocryphe il fallait un autre ingrédient, que les auteurs vont puiser dans une représentation plus classique de l’enfer selon laquelle les damnés sont jetés dans le feu éternel: 

Le christianisme, qu’il s’agisse du catholicisme romain, de l’orthodoxie orientale ou du protestantisme, est aussi largement structuré par des concepts de jugement et par l’idée d’un supplice éternel en enfer pour ceux qui ne satisfont pas aux critères nécessaires. Le symbole ou credo de saint Athanase (…) se termine par ces mots: «Et ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle ; mais ceux qui auront fait le mal, au feu éternel.»1

La combinaison est gagnante. Il suffit d’ajouter la touche finale: “la crise morale”. L’image d’un “Dante exilé” juge moral et éthique correspond parfaitement à cette proposition. N’est-ce pas lui qui fustige « sa” Florence dissolue et corrompue, condamne des papes à l’enfer, chante la noblesse qui s’acquiert par la vertu.

Cette pseudo-citation est d’autant plus pratique qu’elle est plastique: quelle société ne s’est pas trouvée un jour en « crise morale »? Il se trouvera toujours un Torquemada pour la dénoncer et vouer aux gémonies —l’enfer brûlant— ces “neutres” qui refusent de s’impliquer pour la combattre.

Un outil rhétorique stratégique

Cela seul suffirait à expliquer la persistance de cette fausse citation dans le discours public, mais le fait que des responsables politiques de poids l’aient utilisée a augmenté sa popularité.

Laura Ingallinella, une philologue italienne, travaille sur cette question. Dans un premier article, The Hottest Place in Hell: Neutrality and the Politicization of Dante in the United States, elle s’interroge: «Comment Dante, son autorité, et les implications religieuses de La Divine Comédie ont été transformées en un outil rhétorique stratégique dans les débats politiques américains au vingtième siècle»? 

Elle trace l’origine de cette pseudo-citation à la Première guerre mondiale, et plus précisément entre 1915 et 1917, c’est-à-dire dans la période précédent l’entrée en guerre des Américains aux côtés des Français et des Britanniques.

En 1915, un certain Henry Dwight Sedgwick publie un essai sur l’engagement de l’Italie dans la guerre. Un parallèle tentant. Les Italiens sont restés longtemps neutres avant de se dégager de la Triple Alliance pour finalement déclarer la guerre à ses deux anciens alliés, l’Allemagne et l’Autriche Hongrie, en 1915. Dans ce texte, il écrit notamment:

(Les Italiens) ont une conception de la neutralité passablement différente de la nôtre. Pour eux la neutralité n’est pas, comme nous pensons que cela doit être, quelque chose dont nous devons être fier. (…) Cela est peut-être du à l’influence des plus grands Italiens. Peu de phrases sont gravées aussi profondément dans l’esprit italien que les célèbres vers du Chant III de l’enfer. (…) Le mépris de Dante Alighieri à l’égard de ceux qui demeurent neutres quand le bien combat le mal fait partie de l’héritage des Italiens. Pour ces raisons l’Italie est prête à se battre et se bat.

Pendant la Première guerre mondiale, la pseudo-citation devient un aphorisme

Cette conclusion, remarque L. Ingallinella, sera reprise dans de nombreux journaux aux États-Unis et «vont cimenter l’association entre Dante et la (non) neutralité», à un moment où l’entrée en guerre du pays est un sujet politique brûlant.

Deux ans plus tard, alors que les États-Unis viennent d’entrer en guerre, un pasteur baptiste de la ville de Charlotte en Caroline du Nord, commence son discours ainsi:

Dante, dans son Enfer, met ceux qui sont neutres dans l’éternel combat entre le bien et le mal à l’endroit le plus bas de l’enfer

La pseudo-citation est déjà devenue un aphorisme, même si «elle n’est pas cristallisée dans la forme que nous connaissons aujourd’hui.»

Au cours de la Seconde guerre mondiale, cette phrase qui circulait déjà beaucoup dans les milieux religieux, va devenir virale. Il s’agit encore une fois de convaincre les responsables et l’opinion de renoncer à la neutralité. C’est à cette période aussi qu’elle subir sa dernière mue et que sera adoptée la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.

Pour Kennedy cette phrase était devenu un motto

Deux personnalités politiques, John F. Kennedy et Martin Luther King,  vont faire un usage abondant de cette citation, lui donnant une résonance peu commune et l’ancrant encore un peu plus dans l’imaginaire commun.

C’est sans doute à la fin de la Seconde guerre mondiale que Kennedy découvrit la pseudo-citation. En tout cas, nous raconte Laura Ingallinella, «il la nota dans un carnet d’aphorismes daté des années 1945-46.» Mais le plus étonnant est que cette phrase deviendra pour lui un sorte de motto: «Il l’utilisera au moins vingt-six fois au cours de sa carrière politique et présidentielle.»

L’usage qu’en fera Martin Luther King sera un peu plus tardif et sans doute moins fréquent, mais lui aussi donnera à cette citation un poids particulier. C’est le cas, par exemple, lors d’une manifestation à New York, le 15 avril 1967. Il s’agissait alors de demander l’arrêt de la guerre du Vietnam. Le pasteur King va commencer son adresse aux quelques 120.000 manifestants par ces mots:

Je me joins à vous pour cette mobilisation car je ne peux pas être un spectateur silencieux pendant que le mal fait rage. Je suis ici parce que je suis d’accord avec Dante: «Les endroits les plus chauds de l’enfer sont réservés à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité.»

Quand la mauvaise monnaie chasse la bonne

Depuis, la pseudo-citation poursuit son chemin, et s’impose de plus en plus, selon la bien connue Loi de Gresham chère aux économistes. Elle veut que la «mauvaise monnaie chasse la bonne». Elle a maintenant sa place dans les dictionnaires de citations que l’on trouve sur des sites « de référence » comme ceux d’Ouest France ou du Monde. Une dernière illustration spectaculaire de son emploi se trouve dans le roman Inferno où son auteur Dan Brown n’hésite pas à l’utiliser.

Est-ce si grave pourrait-on se demander? Non, répond-on sur le site de la bibliothèque et du musée de John Kennedy, où l’on célèbre le « presque vrai”: «Cette supposée citation n’est pas réellement dans l’œuvre de Dante, mais est basée sur une similaire.», est-il écrit. Une remarque partagée par Harper’s Magazine,

Bien sûr, Dante n’a jamais vraiment dit cela, mais le sens de la citation se trouve clairement dans les lignes du troisième Chant de l’Enfer. La dernière ligne de ce passage, non ragioniam di lor, ma guarda e passa (v. 51), a émergé comme une expression familière en italien moderne, utilisée pour éviter la discussion de personnes jugées indignes d’attention.

Cette histoire est aussi celle de milliers de voix fugaces

En tout cas, remarque Laura Ingallinella,

Cette citation s’est adaptée aux nombreuses voix qui l’ont employée stratégiquement dans leurs discours, sermons et tweets. Elle a également acquis une audience mondiale dans de nombreuses langues autres que l’anglais et est maintenant utilisée bien au-delà des États-Unis (…) le processus créatif qui a conduit à la création de cette citation a nécessité d’innombrables voix fugaces pendant des décennies, quelques unes d’entre elles seulement étant recueillies sur papier et nous sont maintenant disponibles. Cette histoire porte en partie seulement sur la voix de Dante, c’est aussi la leur.

C’est donc tout a fait logiquement qu’on la retrouve aujourd’hui utilisée par les militants de #BlackLives Matters, comme on peut le voir dans le tweet ci-dessous:

Mais le plus surprenant est sans doute la reprise de la pseudo-citation par des Italiens eux-mêmes. La boucle est ainsi bouclée…

https://twitter.com/Dayafter2012/status/1264826262675210241?s=20

  • Illustration: La Ciudad sin Dios — Image extraite d’un manuscrit (413-426)