Paul et Gaëtan Brizzi ont choisi de raconter l’Enfer de Dante sous forme de roman graphique. Une aventure ambitieuse mais ô combien périlleuse. Conscients de ces difficultés, les deux auteurs demandent dans leur préface, «aux connaisseurs de l’œuvre leur indulgence». Elle est plus que nécessaire. 

Charon_L'Enfer_de_Dante_Paul_Gaetan Brizzi

Charon, le nocher de l’Achéron, vu par les frères Brizzi.

Visuellement, l’ouvrage, L’Enfer de Dante, en impose. Les dessins pleine page, le trait délicat des personnages mythologiques, les décors immenses aux murs vertigineux et aux colonnes semi-écroulées… les frères Brizzi créent un univers peuplé de pièges et de chausse-trappes, habité de monstres, lieu de tous les dangers. 

On peut seulement regretter qu’ils restent trop prisonniers de l’Enfer imaginé par Gustave Doré au XIXe siècle au point d’en épouser parfois trop étroitement le graphisme. Toutefois, cette proximité esthétique avec l’univers romantique de la fin du XIXe siècle offre un monde cohérent et anxiogène à souhait dans lequel s’organise le récit.

La douceur de la lame du spadassin

Pour leur version de l’enfer, les frères Brizzi indiquent, dans leur préface, avoir choisi une approche de vulgarisation: 

Faire un livre pour un vaste public au risque de s’aliéner le milieu intellectuel. Bref, rester humbles, mais veiller, aussi et surtout, à ne pas trahir l’esprit du génie italien. (…) 

Au risque de lui faire insulte, nous nous sommes rendu compte que si Dante a incontestablement écrit un chef d’œuvre, sa démarche essentiellement poétique se développe au détriment du récit lui-même, qui n’obéit aucunement aux codes auxquels nous sommes familiarisés aujourd’hui. Les tableaux se suivent et parfois se ressemblent, le ton reste le même tout au long du récit et la quête des protagonistes devient redondante.

Avec quelle douceur le spadassin glisse la lame de son couteau dans le cœur de sa victime! La poésie s’oppose au récit… un ton monocorde… des tableaux qui se ressemblent… une quête redondante…L’élève Dante est recalé. Son vieux scénario poussiéreux, la manière dont il mène son histoire ne correspondent pas aux «codes auxquels nous sommes habitués aujourd’hui». 

Une historiette simplette

Place donc à une version rénovée du récit. Celui-ci se résume en historiette simplette: Dante a aimé Béatrice. Il ne l’oublie pas.  Un jour qu’il s’est perdu dans une forêt, elle lui demande «de la retrouver». Il aura pour guide, au travers de l’Enfer, le poète Virgile. L’histoire se termine en happy end: Virgile s’efface tandis que les deux amoureux se retrouvent et s’enlacent. 

On peut regretter le manque d’ambition éditoriale des auteurs et leur refus de prendre à bras le corps l’œuvre et la poésie de la Divine Comédie comme l’a fait par exemple Go Nagai en transposant en manga l’œuvre de Dante, ou encore Giulio Chierchini et Massimo Marconi avec leur Inferno di Topolino. La poésie n’était alors pas un obstacle pour ce dernier. Il n’avait pas hésité à versifier le texte en terzine comme l’original! Que l’on n’imagine pas que cet Inferno ait été destiné à un quelconque public d’intellectuels. Il est d’abord paru en feuilleton dans Topolino, le magazine de Disney en Italie! 

Pour leur Enfer, les frères Brizzi suivent la trame générale du voyage imaginé par le poète florentin mais en émascule le but. Ce n’est plus l’âpre et lumineux chemin de conversion qu’est la Divine Comédie mais son seul objet devient pour Dante de «retrouver l’amour de ma vie», c’est-à-dire Béatrice. On passe de l’amour divin à l’amour charnel. 

Des changements minuscules mais essentiels

Ils n’hésitent pas non plus à retrancher des épisodes, à en développer d’autres, voire à en inventer. 

Ces changements par rapport à l’œuvre originale paraissent parfois minuscules et sans conséquence: Dante monte dans la barque de Charon pour traverser l’Achéron, un serpent tient lieu de queue à Minos, les avares (il n’y a plus de prodigues) portent des pierres au lieu de pousser des rochers de leur poitrine… 

Ce sont autant de coups de canif dans l’œuvre de Dante. Par exemple, dans la Divine Comédie, le lecteur ignore comment Dante traverse l’Achéron. Charon refuse de le laisser monter dans sa barque, car «jamais ici ne passe une âme bonne», comme l’explique Virgile. Dante conserve le mystère: il s’évanouit d’un côté et se réveille de l’autre côté du fleuve sans que nous n’ayons plus d’explication, en revanche nous savons que lors de sa « vraie mort », il ne fera pas partie des damnés.

De même, la longue queue est un élément constitutif du monstre Minos imaginé par Dante. Ce n’est pas un élément décoratif. Elle lui sert à indiquer à chaque pécheur dans quel cercle il doit descendre pour exécuter sa peine. 

De même encore, priver les avares de leurs antagonistes, les prodigues, est comme priver un papillon de l’une de ses ailes. Outre qu’au Moyen Âge l’avarice et la prodigalité sous les deux faces d’un même péché, la scène ainsi mutilée perd son sens, sa force et sa beauté. Dante nous décrit un ballet épuisant et infini qui voit les damnés divisés en deux camps (avares et prodigues) pousser sans cesse, vague après vague, leur rocher à la force de leur poitrine, chaque camp se rencontrant avant de se diviser de nouveau. 

Le tonneau de Diogène et Aristote

Certaines de ces modifications peuvent s’expliquer par le pur plaisir graphique des auteurs. Visiblement, ils se sont régalés (et régalent aussi leur lecteur) à dessiner le Minotaure, les géants (qui ont réussi à casser leurs chaînes) où les centaures, mais l’essentiel des changements paraît sinon gratuit du moins un tribu payé à une supposée “culture populaire” 

Comment expliquer, si ce n’est pour cette seule raison, que Diogène (et son tonneau) bénéficie de deux pages, lui dont seul le nom est cité parmi ceux d’une dizaine d’autres philosophes de l’Antiquité au Chant IV (vers 137) et non Aristote «le maître de ceux qui savent».  

Comment expliquer que pour leur Lucifer —dont Dante avait soigneusement composé l’apparence avec ses ailes gigantesques et sa triple face—, ils aient repris l’imagerie traditionnelle de la “Bête cornue”? Ce faisant, ils oublient que dans la Divine Comédie, les ailes de Dis (Satan) jouent un rôle essentiel: ce sont elles qui génèrent le vent glacial qui fige l’eau du Cocyte en une glace où sont emprisonnées les âmes des damnés. 

La simplification ne suffisait pas, il fallait aussi donner un peu de relief au récit. Dante est au royaume des morts, mais il est vivant. Donc, il doit se restaurer et dormir. Le voilà se régalant d’un poulpe pêché par Virgile dans le marais du Styx (!) qui entoure la Cité de Dis. La chair dut être bonne, car après Dante s’endort tranquillement… Dante dormir en Enfer, étrange idée… 

«Vous qui suivez mon vaisseau qui va chantant…»

Que dire après avoir parcouru cet Enfer? Que l’illustration est sans aucun doute réussie mais que la faiblesse des dialogues et d’un scénario trop pauvre affaiblissent considérablement l’ensemble et que fondamentalement, contrairement aux vœux des auteurs, l’œuvre de Dante est trahie.

Avant de se lancer dans leur aventure, les frères Brizzi auraient dû méditer ces quelques vers de Dante que l’on trouve au début du Paradis et ne «pas perdre de vue» le poète florentin 

O voi che siete in piccioletta barca, 

desiderosi d’ascoltar, seguiti 

dietro al mio legno che cantando varca, 

tornate a riveder li vostri liti : 

non vi mettete in pelago, ché forse, 

perdendo me, rimarreste smarriti.

(Oh vous qui êtes dans si petite barque / désireux d’écouter, et suivez / mon vaisseau qui va chantant, / retournez revoir vos rivages: / ne gagnez pas la haute mer, car peut-être, / me perdant de vue, vous resteriez égaré. — Le Paradis, Chant II, v. 1-6)

Note

  • L’enfer de Dante par Paul eet Gaëtan Brizzi, édition Daniel Maghen, Paris, 2023, 160 pages.