Dante, le film de Pupi Avati

Dante, le film de Pupi Avati

Dante est-il resté toute sa vie cet enfant-adolescent énamouré d’une petite fille de huit ans rencontrée au hasard d’une fête entre voisins? C’est ce que suggère Pupi Avati dans son film Dante. Nous sommes allés le voir à Turin, le 30 septembre, le lendemain de sa sortie nationale dans les salles, en Italie.

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Dante dessinant le plan de l’Enfer. Scène extraite du film «Dante» de Pupi Avati.

Nous sommes vers 1350, une trentaine d’années après la mort de Dante. Un homme malade, Boccace (formidable Sergio Castellitto), calé dans un fauteuil installé dans une carriole brinquebalante, roule vers Ravenne. Caché dans un revers de son vêtement, il tient une bourse de cuir. Les dix florins d’or qu’elle contient sont destinés à la fille de Dante, Antonia, devenue sœur Béatrice, moniale dans un couvent de  Ravenne. 

Il est le messager de Florence. La cité entend, avec cette somme, compenser les souffrances injustes subies par le poète en raison de son exil et de la spoliation de ses biens après sa condamnation en 1302 (lire: Dante, deux siècles pour une amnistie). 

Boccace, personnage central du film

Boccace, double de Pupi Avati, est le personnage central du film. C’est lui qui mène l’enquête, rencontre les témoins, retrouve les lieux fréquentés par le poète. C’est lui encore qui raconte aux spectateurs des épisodes de la vie de Dante, et dessine ainsi en creux ce fanciullo qu’est toujours resté dans l’esprit de Pupi Avati le Sommo poeta

Le film est ainsi construit sur deux plans temporels: celui du voyage de Boccace dans les magnifiques paysages et châteaux de l’Italie septentrionale entre Florence et Ravenne, et celui de la vie de Dante, 30 à 50 ans auparavant, racontée par de brefs flashbacks, construits comme autant de tableaux. 

La scène où l’on voit le petit Dante assister à l’agonie et à la mort de sa mère en est un: Bella est placée sur un lit surélevé entourée de la famille et du voisinage proches. La scène est quasi figée jusqu’au moment de son dernier souffle. Alors, le cierge qu’elle tient à la main glisse au sol et la flamme s’éteint. 

Même dispositif pratiquement pour Béatrice après sa mort: son corps nu est disposé sur un lit-scène semblable pour être habillé d’une somptueuse robe jaune. La scène du cœur dévorée par une Béatrice tenue par Amour, tirée de la Vita Nuova est tout aussi statique et hiératique.

Une mise en scène dépouillée

Ce choix d’une mise en scène dépouillée a sans doute été dictée par le faible budget du film. Il interdisait la reconstitution de grands événements comme par exemple la bataille de Campaldino à laquelle participa Dante. Pupi Avati n’en a conservé que les préparatifs et une scène de victoire dans une chapelle où sont traînés les corps de deux des vaincus du jour: celui du commandant de l’armée gibeline, Guglielmino degli Ubertini et de son neveu Guglielmo Pazzo. 

En dépit de ces limites, le film, grâce à un grand souci des détails, se veut une reconstitution fidèle de la vie dans la Florence et la Toscane médiévale à la charnière du XIIIe et du XIVe siècle. Mais sous ce socle historique solide, Pupi Avati ouvre les portes de son imaginaire dès lors qu’il s’agit de Dante. 

Notre connaissance de la vie du poète florentin est trop lacunaire pour retracer exactement chaque moment de son existence. Personne ne sait si Dante a assisté en personne à l’agonie de sa mère.  De même nous ignorons si avec son «premier ami», Guido Cavalcanti, ils sont allés dans un bordel après la victoire de Campaldino, où encore s’il avait dessiné sur un drap le plan de l’Enfer (image ci-dessus). 

Profitant de ces interstices, Pupi Avati réinvente la relation entre Dante et Béatrice. De son propre aveu —si l’on en croit la Vita Nuova— Dante eut rarement l’occasion de croiser le chemin de Béatrice et surtout de lui adresser la parole. Or ici, elle s’adresse à lui alors qu’elle se rend à l’église encadrée par deux sœurs. Son «Te saluto» est proprement inimaginable d’une part par la différence sociale. Bice Portinari est une jeune fille de la haute société florentine et Dante le modeste fils d’un usurier, mais aussi parce que c’est elle qui s’adresse en premier à un homme.

Des scènes délicieusement poétiques

De même, il n’est pas possible que fraîchement mariée avec un Bardi, membre d’une puissante famille banquière, elle se soit de nouveau adressée au même Dante. Le scandale aurait été énorme. 

Mais de ces deux situations impossibles, Pupi Avati fait deux scènes délicieusement poétiques. La première  par l’échange de regards et la tension (amoureuse?) qu’il crée entre Béatrice et Dante et dans la seconde par l’échange qui se noue entre eux autour de l’une des plus belles poésies du poète,

Tanto gentile e tanto onesta pare 

La donna mia quand’ella altrui saluta, 

Ch’ogne lingua deven tremendo muta 

E li occhi no l’ardiscon di guardare. 

(Si noble et si pudique paraît / Ma dame, quand elle salue quelqu’un, / Que toute langue, tremblant, devient muette / Et que les yeux n’osent la regarder. — Vita Nuova, XXVI). 

Mais le film n’est pas pas bâti sur ces moments poétiques. il est d’abord celui de la vie du poète  telle que racontée dans sa Vita Nuova et par Boccace dans son Tratatello in Laude di Dante

Certes, il est bien question du Dante exilé et poursuivi par la vindicte de Florence. Pupi Avati nous fait toucher du doigt sa misère lorsqu’il fait lire par Boccace la lettre envoyée par Dante à Oberto et Guido de Romena à l’occasion du décès de leur oncle Alessandro. Dans cette lettre, Dante s’excuse de n’avoir pu se rendre aux obsèques 

ce n’est ni l’incurie ni l’ingratitude qui m’a retenu, mais bien la pauvreté soudaine causée par mon exil.1

Mais l’on sent bien que le Dante que le réalisateur veut nous faire connaître est le fanciullo, l’enfant timide, l’adolescent amoureux et hésitant, le jeune homme qui doit sacrifier son amitié pour Guido Cavalcanti sur l’autel du réalisme politique. Le Dante qui, de cœur, n’a jamais quitté Florence. 

Notes

  • Film: Dante
  • Réalisateur et scénariste: Pupi Avati
  • Giovanni Boccaccio, dit Boccace: Sergio Castellitto
  • Dante jeune homme: Alessandro Perduti
  • Gemma Donati: Ludovica Pedetta
  • Beatrice Portinari: Carlotta Gamba
700e anniversaire : Un film sur Dante réalisé par Pupi Avati ?

700e anniversaire : Un film sur Dante réalisé par Pupi Avati ?

À 80 ans, le réalisateur italien Pupi Avati se lance un nouveau défi: réaliser pour 2021, un film sur Dante et participer ainsi à la célébration du 700e anniversaire de la mort du poète.

Sa source d’inspiration? Le Trattatello in laude di Dante de Boccace, comme il le dit dans une interview au site Avvenire.it

Je m’inspirerai du traité de Boccace qui, en 1350, se rendit à Ravenne et rencontra la fille de Dante, Béatrice, pour lui remettre dix florins d’or de la part des capitaines de la compagnie d’Orsanmichele1 afin de compenser le mal causé à son père. Là, il a rencontré beaucoup de gens qui connaissaient Dante et il a commencé une sorte d’enquête sur la vie du Sommo Poeta. Cette biographie est déjà un film avec une infinité d’informations que sans le travail de Boccace nous n’aurions pas eu. 

Le film que projette Pupi avait serait donc la vie de Dante racontée par l’auteur du Décaméron, dont on sait qu’il fut un admirateur du poète. C’est lui par exemple qui ajouta le qualificatif de « divina » à une œuvre qui ne s’appelait encore que « Commedia« . Qualificatif qui devait rester lors des éditions imprimées du texte à partir du XVe siècle. C’est lui encore qui devait initier un cycle de lectures publiques de la Comédie. Ce cycle sera interrompu par la mort de Boccace au Chant XVII, mais il perdure encore aujourd’hui: ce sont les Lecturæ Dantis, qui mêlent la lecture proprement dite des chants et leurs commentaires. 

Cette idée, explique le journaliste Pietrangelo Buttafuoco, dans Il Fatto Quoitdiano, Pupi Avati la porte sans doute depuis 2001. Il ne doute pas de la volonté du réalisateur de voir aboutir son projet surtout rappelle-t-il que ce dernier est un grand bibliophile et un fin connaisseur de Dante. Il a par ailleurs déjà réalisé deux films dont l’action se déroulait au Moyen-Âge: Magnificat en 1993 et I cavalieri che fecero l’impresa sorti en 2001.

  • Illustration: Le réalisateur Pupi Avati – Photo Marta, Lorenza e Vincenzo Iaconianni – CC A. SA 3.0
Ravenne: des noms sortis de l’oubli

Ravenne: des noms sortis de l’oubli

Ce sont dix noms. Certains sont ceux de personnalités qui fréquentèrent Dante de son vivant et qui sont aujourd’hui méconnus; d’autres sont de ceux de personnages mal connus qui permirent de sauver la dépouille du poète de la disparition. À ces dix, il faut ajouter les prénoms de ses trois enfants qui l’avaient accompagné dans son exil. C’est à tous que la ville de Ravenne veut rendre hommage en donnant leur nom à des rues ou des espaces verts.  

Chi va piano, va sano e va lontano… La célèbre locution s’applique parfaitement au projet en cours à Ravenne de création d’un parc littéraire dédié à Dante Alighieri. Cette idée née en 2014 d’une suggestion conjointe de la Società Dante Alighieri di Roma et de Paesaggio Culturale Italiano a trouvé un écho favorable dans la ville où décéda le poète. 

Concrètement cela se traduit par deux initiatives qui se se croisent, se complètent, et peuvent se développer indépendamment l’une de l’autre. Le premier est un parc littéraire virtuel qui embrasse la Toscane et l’Émilie-Romagne, et dont un site, Le Terre di Dante, recense les initiatives et les événements. 

La deuxième initiative consiste à réfléchir à une nouvelle toponymie des lieux à Ravenne. Une commission ad hoc réunissant plusieurs associations locales 1 s’est mise en place pour réfléchir à une nouvelle toponymie des rues et des lieux. Le projet devrait être formalisé au cours du mois d’août auprès de la mairie de Ravenne, mais a déjà reçu l’accord unanime de tous les partis politiques représentés.

Les noms retenus par cette commission sont pour certains peu connus, mais chacun a sa manière a joué un rôle important nous permettant de connaître l’œuvre du poète ou plus modestement prenant soin et protégeant ses restes. Ce sont —entre autres— trois de ses enfants (Pietro, Jacopo, et Antonia), trois poètes qui rédigèrent une épitaphe pour rendre honneur au poète après son décès (Menghino Mezzani, Giovanni del Virgilio et Bernardo Canaccio), le protecteur de Dante, le conte Guido Novello da Polenta, et… mais partons à leur découverte. 

Pietro Alighieri, probablement le fils aîné de Dante Alighieri et de son épouse Gemma. Il étudia le droit à Bologne, et entrepris une carrière de juge à Vérone. Il est probable qu’il connaissait Pétrarque. Il eut sept enfants; il nomma un garçon Dante et une fille Gemma. Il est l’auteur de trois commentaires successifs —en latin— de La Divine Comédie.

Jacopo Alighieri, est né lui aussi avant 1300. Il put retourner à Florence en 1325. Il entra dans les ordres mineurs, devint chanoine à Vérone et obtint des bénéfices à Valpolicella. il est probablement mort à Florence, pendant l’épidémie de peste de 1348. Il eut deux enfants (illégitimes) avec Jacopa di Biliotto; il nomma Alighiero le garçon et Alighiera la fille. Il est l’auteur d’un commentaire en « vulgaire » de l’Enfer, rédigé en 1322, ce qui en fait le premier commentateur de la Comédie. 

Antonia Alighieri devint très probablement moniale, à la mort de son père, sous le nom de sœur Beatrice au monastère de San Stefano de Ravenne. 

Pino della Tosa était un condottiere florentin. Il se serait opposé avec succès à la volonté de Bertrando del Poggetto (Bertrand du Pouget), légat du pape Jean XXII, qui voulait disperser et brûler les restes de Dante. Plusieurs indices concourent à établir la véracité de cette histoire. D’une part, on sait que Pino della Tosa était à Bologne en 1328, et qu’il y a rencontré Bertrando del Poggetto, alors Signore generale de la ville. D’autre part, Boccace 2 confirme la présence de della Tosa à Bologne et rapporte que le légat avait fait brûler en public l’ouvrage de Dante, De Monarchia. 

Anastasio Matteucci. C’est grâce à cet étudiant alors âgé d’une vingtaine d’années que les ossements de Dante ne furent pas jetés dans une fosse commune en 1865. Lors de travaux effectués à l’occasion du 600e anniversaire de la naissance du poète en 1865, un ouvrier retrouva une cassette contenant des restes humains à l’extérieur du cloître de Braccioforte. La chance voulu qu’Anastasio Matteucci puisse lire l’inscription sur le sarcophage qui commençait par «Ossa Dantis», sauvant ainsi de la destruction les ossements de Dante. 

Antonio Fusconi qui fut pendant 46 ans (de 1920 à 1966) le gardien de la Tombe de Dante à Ravenne.  

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Dante Alighieri lisant la Divine Comédie à la cour de Guido Novello à Ravenne – Andrea Pierini, 1850 .

Menghino Mezzani, vécu de 1295 à 1375/76. Ce notaire fut un ami de Pétrarque et de Boccace. Par Boccace, on sait qu’il connut Dante alors en exil à Ravenne. Il est l’auteur de l’épitaphe Inclinata fama pour la Tombe de Dante3

Giovanni del Virgilio est né à Bologne avant 1300. Il devait son surnom « del Virgilio” au culte qu’il vouait au grand poète latin. Entré en contact avec Dante, alors l’hôte de Guido Novello da Polenta, il commença avec lui, les Églogues, un échange de quatre poèmes en latin. Il répondit comme Menghino Mezzani au « concours » lancé par Guido Novello et proposa une épitaphe qui commence par Théologus Dantes, nullius dogmatis expert4

Bernardo Canaccio, né en 1297,était le fils de Arpinello detto Canaccio de la famille degli Scannabecchi. Il est probable qu’Arpinello exilé à Vérone connu Dante qui résida dans cette villee de 1313 à 1319. Bernardo fut très certainement un ami et un disciple de Dante lorsque celui-ci résidait à Ravenne. On lui attribue l’épitaphe gravée sur le sépulcre qui se trouve dans la tombe de Dante et encore visible aujourd’hui, Iura monarchie…5

Dino Perini est le Mélibée [Melibœus] de la première églogue de Dante, ces poèmes bucoliques échangés avec Giovanni del Virgilio. D. Perini était un notaire florentin qui fit de nombreux séjours à Ravenne et qui se lia d’amitié avec Dante. Boccace le décrit ainsi:

Notre concitoyen et homme de bon entendement, selon ce qui en était dit, était autant qu’il est possibile familier de Dante.

Fiduccio de’ Milotti est l’Alphésibée [Alfisebeo] de la seconde Églogue de Dante. Ce médecin et philosophe habitait Ravenne où il enseignait. Riche et puissant, il fut le beau-père de Giovanni da Polenta, le frère de Guido Novello. 

Piero Giardini était notaire (ou son frère Tura) à Ravenne. Il aurait, selon Boccace, contribué à retrouver les treize derniers chants de la Divine Comédie. Voici le récit qu’en fait Boccace:

Une nuit, vers l’heure que nous appelons « matutino« , Iacopo [Alighieri] est entré dans la maison d’un brave homme de Ravenne, nommé Piero Giardino, disciple de longue date de Dante, huit mois après la mort de son maître. Juste avant cette heure, il avait vu dans son sommeil son père, vêtu de vêtements d’un blanc immaculé, son visage brillant d’une lumière inhabituelle venir vers lui […]. Pour cette raison, alors que la nuit était loin d’être terminée, ils partirent ensemble, et se rendirent à l’endroit indiqué, et là ils ont trouvé une tenture pendue au mur qui était légèrement soulevée. Ils ont alors remarqué dans le mur une petite fenêtre qu’aucun d’entre eux n’avait jamais vu, ni su qu’elle était là. À l’intérieur de celle-ci, ils trouvèrent des écrits, moisis en raison de l’humidité du mur, et près de se décomposer, s’ils étaient restés plus longtemps. Après les avoir délicatement nettoyés de la moisissure, ils ont vu les treize chants qu’ils cherchaient tant.

Guido Novello da Polenta, noble poète romagnolo, fut aussi un poète. Il fut podestà de la cité de Ravenne à partir de 1316 et en sera chassé par son cousin Ostasio Ier en 1322. Admirateur de Dante, il le fit venir à sa cour à partir de 1318/1319 et sera son mécène et son protecteur ainsi que celui de sa famille. Politiquement, Guido Novello recherchait aussi la paix avec les voisins de Ravenne. C’est sans doute pour cela qu’il confia une mission diplomatique à Dante, auprès de la République de Venise. C’est au retour de cette mission que Dante devait contracter une maladie mortelle. Très affecté par ce décès subi, Guido Novello fit des funérailles solennelles au poète et promit l’érection d’un monument funéraire pour célébrer sa mémoire. C’est dans ce cadre qu’il demanda aux plus grands poètes de rédiger des épitaphes célébrant Dante. Las, chassé du pouvoir par son frère, il ne ne put tenir ses promesses. Le monument ne sera pas construit, et les épitaphes ne seront gravées sur le sarcophage contenant la dépouille du corps que dans la deuxième moitié du XIVe siècle. 

Notes