La Pléiade: Une nouvelle édition de la Divine Comédie

La Pléiade: Une nouvelle édition de la Divine Comédie

Une nouvelle édition de la Divine Comédie publiée dans la prestigieuse collection de La Pléiade est un événement rare, et il ne faut pas bouder son plaisir: cette édition est une réussite. Elle l’est d’abord par les principes qui ont guidé sa conception et en premier lieu le choix de réaliser une édition bilingue. Pour le texte original, c’est celui établi par Giorgio Petrocchi qui a été retenu, et pour la traduction celui de Jacqueline Risset. 

L’équipe réunie autour de Carlo Ossola, professeur honoraire au Collège de France, est impressionnante. Pasquale Porre, professeur d’Histoire médiévale et spécialiste de St Thomas d’Aquin, y côtoie Luca Fiorentini fin connaisseur des commentateurs de Dante, Ilaria Gallinaro, une chercheuse indépendante et Jean-Pierre Ferrini qui fut l’élève de Jacqueline Risset. 

Sans surprise en regard des compétences et de l’érudition des membres de ce collectif, l’édition critique de la Divine Comédie qui est proposée est remarquable par sa densité et sa richesse. 

L’édition du texte est complétée d’une prudente chronologie-biographie du poète. Une réserve qui s’explique par l’absence de documents et de témoignages. Cela rend très difficile de reconstituer précisément la vie de Dante mais aussi les dates et les conditions dans lesquelles il a composé ses œuvres. 

56 ans se sont écoulés depuis la précédente édition

On trouve également dans ce volume une «anthologie» composée d’une quinzaine de textes extraits d’œuvres d’auteurs du XXe siècle donne à voir et à percevoir l’œuvre sous différentes facettes. Ils permettent de saisir comment il a été compris et appréhendé par des écrivains et des poètes contemporains, comme Borges, Yves Bonnefoy, Ossip E. Mandelstam…

Mais pourquoi cette nouvelle édition de la Divine Comédie a-t-elle tant tardé? Il s’est en effet écoulé 56 longues années entre la publication de celle-ci et la précédente.

Ce chiffre de 56 doit tout à la magie des anniversaires, car à travers ces deux éditions sont célébrées la naissance et la mort du Sommo poeta. En 1965, lorsque furent publiées les Œuvres complètes de Dante, entièrement traduites et commentées par le seul André Pézard, se célébrait le 650e anniversaire de la naissance du poète. 2021 est l’année du 700e anniversaire de sa mort. 

56 ans est une vie d’homme. La conception des deux ouvrages ne peut donc être similaire. Le premier est l’œuvre d’un homme alors que le second est un travail d’assemblage, fruit de la collaboration de plusieurs spécialistes. 

De Michele Barbi à Giorgio Petrocchi et d’André Pézard à Jacqueline Risset

Une différence majeure se tient au «cœur» de chacune de ces éditions et les caractérise. On le sait, nous ne possédons aucun manuscrit original de la main de Dante. Les textes en vulgaire illustre utilisés sont tous établis après de longues et complexes recherches philologiques et ils diffèrent pour certains passages. 

Pour l’édition de 1965, André Pézard expliquait avoir suivi le texte publié en 1921 par la Società dantesca italiana et établi par Michele Barbi.1 Il s’agissait alors pour les Italiens de commémorer un anniversaire, celui du 600e de la mort de Dante! Mais, faute de place, celui-ci ne pouvait être publié dans le volume de La Pléiade, qui ne comprenait que la seule traduction d’A. Pézard. 

Pour l’édition 2021, c’est le texte de la Commedia, établi par le philologue italien Giorgio Petrocchi en 1966-1967 qui a été retenu. Il est accompagné de la traduction de Jacqueline Risset originellement publiée entre 1985 (l’Enfer) et 1990 (le Paradis). 

Deux textes en dialogue

Il peut paraître curieux de choisir un texte qui accuse déjà plus de 30 ans d’âge, même si Jacqueline Risset a retravaillé et corrigé sa traduction jusqu’en 2010, peu de temps avant son décès en 2014.

La clé de ce choix, que porte Carlo Ossola le maître d’ouvrage de cette édition, se trouve dans quelques lignes mises en exergue par Jacqueline Risset dans l’édition originale de sa traduction du Paradis (Flammarion, 1990): 

J’évoque avec gratitude, la mémoire de Giorgio Petrocchi qui a suivi mon travail jusqu’à sa mort prématurée

«Lorsque l’on met les deux textes côte à côte, ils ont un dialogue, résume Carlo Ossola. Le texte italien de G. Petrocchi et le texte français nous viennent de deux personnalités qui à Rome ont eu durant des années un échange. Les archives de Jacqueline Risset contiennent des lettres de G. Petrocchi. Ils se fréquentaient. Sans compter ce qui n’a pas laissé de traces: les rencontres à la faculté de lettres, les échanges téléphoniques».2  

C’est dans cet esprit que dans la nouvelle édition le texte en vulgaire illustre et celui en français se font face, ligne à ligne, vers à vers, offrant ainsi une lecture croisée permettant les comparaisons.. 

Le passage à une traduction plus «fluide»

La nouvelle édition se justifie aussi sans doute par… la traduction elle-même. Celle d’André Pézard reposait sur un pari, qu’il présentait ainsi dans son Avertissement

Il leur (aux lecteurs) faudra un petit effort pour accepter la discipline ou le défi que je leur propose: cet usage d’une langue qui n’est nullement sacrée, que personne ne parle mais n’a jamais parlé sous cette forme; dont le tissu courant est le français moderne, mais français dépouillé de tous ses vains modernismes; et en revanche enrichi de joyaux retrouvés. (Avertissement XIX)

Aujourd’hui, cette langue étrange —qui masque une incroyable précision et justesse de la traduction— inventée par A. Pézard a vieilli. Il était sans doute temps pour La Pléiade de proposer une traduction plus «fluide», comme Carlo Ossola caractérise celle de J. Risset.

C’est donc celle-ci qui a été retenue, mais “nue”, c’est-à-dire sans l’introduction et les notes de l’édition originale. 

Pour l’introduction, il est peut-être dommage qu’elle n’ait pas été reprise, au moins pour partie, car celle-ci donnait le “ton” singulier de sa traduction: 

Dante n’est pas seulement —dans son lointain XIVe siècle— très proche; il est aussi, ce qui est difficile à exprimer, et peut-être pas encore tout à fait exprimable, en avant de nous. (…) quelque chose se dessine, dirait-on, à partir du texte de Dante, lu aujourd’hui: quelque chose qui brise d’un coup le bibelot, et de façon inattendue opère une métamorphose de la matière: à la fois attention multipliée, prolongée jusqu’au-delà de l’audible de la chute du cristal, et distraction souveraine, négligence, qui laisse les mots trouver pour nous, et les rejoint tout à coup d’un coup d’aile, et dans la prise du souffle…

Les notes en fin de volume, une bonne idée? 

Jacqueline Risset avait choisi d’éclairer le texte de la Divine Comédie dans l’édition initiale de Flammarion par des notes simples et directes —une vingtaine environ par chant—, à portée essentiellement informative. Ces notes ont été abandonnées pour être remplacées par un volumineux appareil de plus de 500 pages, faisant du nouveau Pléiade un ouvrage, érudit et savant.

Cet abandon était sans doute inévitable, mais il enlève de la “chair” à la traduction originale. Les notes éclairent en effet souvent les doutes, les choix et  les remords des traducteurs et des traductrices. En ce sens, elles font partie du texte.

On peut aussi regretter que ces notes soient regroupées en fin de volume. André Pézard avait réussi à obtenir une dérogation en raison des spécificités de la Divine Comédie:

L’Éditeur, écrivait-il, dans son Avertissement, a rompu —non pas en ma faveur mais en faveur de Dante— une règle impérieuse et raisonnée, “toutes les notes en fin de volume”. (…) Les Italiens eux-mêmes, et les professeurs comme les autres, ont constamment besoin de notes pour entendre la Comédie: parfois trois ou quatre notes pour un seul vers, inintelligible sans ce recours immédiat. (p. XXXVIII). 

La nouvelle édition comporte une intéressante innovation, dont Jacqueline Risset avait semé les graines dans son ouvrage préparatoire à la traduction de la Comédie, Dante écrivain ou l’intelleto d’amore. (Flammarion, 1982, pp. 229-234). 

Elle y explorait alors  les rapports entre une poignée d’auteurs du XXe siècle et Dante. Elle y évoquait le très catholique Claudel, pour qui, nous disait-elle «le mot qui explique toute l’œuvre, c’est Amour», Gide, Valéry et surtout Philippe Sollers, dont la revue Tel Quel avait consacré, en 1965, un numéro spécial, Dante et la traversée de l’écriture

Une anthologie des écrivains et poètes du XXe siècle

L’idée a été reprise et développée sous la forme d’une Anthologie Lectures de Dante au XXe siècle. Elle s’ouvre sur le texte fameux d’Ezra Pound où il écrit: «Dante ou son intelligence peuvent aussi signifier “Tout le monde”». En effet, explique Jean-Pierre Ferrini, qui a coordonné ces pages, «l’usage de la première personne du singulier, qui conjugue de façon inédite la relation entre l’auteur et le narrateur-personnage, projette la vie collective de Dante dans une forme collective», d’où cet «Everyman» du poète américain qui est «nous tous, l’humanité entière». 

Pour cette anthologie n’ont été retenus que des auteurs masculins. Or, des auteures féminines y auraient eu toute leur place. Pour en rester à deux exemples, Virginia Woolf, dont «la lecture de la Divine Comédie revient de façon obsédante dans son journal en particulier»3 ou l’Argentine Victoria Ocampo, auteure d’un remarquable essai De Francesca à Béatrice, ont également lu, commenté et s’étaient inspirées de la Divine Comédie

Il n’en reste pas moins que la sélection resserrée des textes est passionnante à lire et ouvre à la réflexion. Qu’il s’agisse du regard de Maurice Barrès sur le «style dantesque», «ce qui fait sa perfection, c’est le naturel des mots, joint à la difficulté extraordinaire de cette strophe de trois vers où il les enchâsse», où de la réflexion de T.S. Eliot sur ce que lui a appris la lecture de Dante: «De lui (…) j’ai appris que le matériau qui était le mien, l’expérience d’un adolescent dans une ville industrielle d’Amérique pouvait devenir le matériau de la poésie.»

On pourrait citer aussi Yves Bonnefoy qui s’interroge sur la traduction, Eugenio Montale lorsqu’il affirme que «la vraie poésie ait toujours le caractère d’un don», mais peut-être est-il sage de s’arrêter à Pier Paolo Pasolini dont l’extrait choisi fait écho au texte de Dante:

Il eut une goutte, encore, de sourire malicieux et douloureux dans l’œil incapable de sourire, puis, d’un air amical, il ajouta: «Mais toi, pourquoi veux-tu retourner au milieu de cette dégradation? Pourquoi ne continues-tu pas à gravir cette pente, seul, comme tu es destiné à l’être, et comme tu l’es?»

Dante et l’Averroïsme

Dante et l’Averroïsme

Dante était-il averroïste? “Dante et l’averroïsme” s’efforce de répondre à cette question complexe. Cet ouvrage qui vient de paraître aux Belles Lettres apporte de nombreux éléments de réponse qui en font une lecture ardue mais indispensable.

Nous sommes dans le Chant X du Paradis. Une couronne flamboyante s’est formée autour de Dante et Béatrice. Une voix se détache, celle de saint Thomas. Il présente successivement les douze sages qui composent ce cercle. Le dernier nommé est Siger de Brabant: 

la luce etterna di Sigieri,

che leggendo nel Vico de li Strami

sillogizzo invidiosi veri 

(c’est la lumière éternelle de Siger / qui, enseignant dans la rue du Fouarre, / provoqua l’envie par ses syllogismes de vérité.1 – v. 136-138)

«Trois vers, trois ruisseaux pour un océan d’articles, de livres et de thèses» comme l’écrit joliment Alain de Libera dans son Avant-propos. Ce sont autant de grilles de lectures, de schémas, d’interrogations qui se sont accumulées au fil du temps… avec sous-jacent cette question récurrente: Dante était-il «averroïste»? 

Siger de Brabant, un hérétique?

En effet, en plaçant Siger de Brabant parmi celui des sages qui composent la couronne de flammes qui entoure Dante et Béatrice au Chant X, le poète aurait endossé les thèses du philosophe. Or celles-ci ont été combattues par Saint Thomas d’Aquin et l’Église. Elles furent, en particulier, désapprouvées par l’évêque de Paris, Etienne Tempier. Il publia, le 7 mars 1277, un décret dans lequel il condamnait des propositions philosophiques et théologiques inspirées des œuvres d’Aristote et d’Averroès. Siger qui enseignait alors à Paris, comme l’indique Dante dans le Chant X, faisait partie des philosophes visés.

L’année précédente, raconte Luca Fiorentini, Siger avait été «invité à se présenter, avec les maîtres Goswin de la Chapelle et Bernier de Nivelles, au tribunal de l’inquisiteur dominicain Simon du Val: les trois hommes devaient répondre à l’accusation d’avoir professé des doctrines hérétiques in regno Franciæ»2. L’accusation devait avoir porté car après 1277, on perd la trace de Siger; il n’écrit plus. Il mourra assassiné par l’un de ses secrétaires à Orvieto, en 1284, alors qu’il allait (semble-t-il) chercher refuge auprès du Pape.

Dante_et_laverroisme_Alain_de_Libera_Jean-Baptiste_Brenet_Irene_Rosier-CatachOn comprend donc pourquoi il y a matière à débat. Dante et l’Averroïsme(1), qui vient de paraître, n’entend pas clore la réflexion mais préciser, éclaircir des débats devenus obscurs, sortir des contradictions et «sur les grands enjeux», apporter des avis «précis et tranchés», comme le dit Alain de Libera.

Cette matière fuyante qu’est l’averroïsme

Mais d’abord peut-être faut-il essayer de définir cette matière fuyante qu’est l’averroïsme. Elle l’est d’autant plus qu’il s’agissait à l’époque —rappelons-le— de lire un philosophe grec non chrétien, Aristote, à travers le Commentaire d’un philosophe et théologien musulman, Avarroès, qui venait d’être traduit en latin. Depuis les choses se sont encore compliquées: l’averroïsme, nous dit A. de Libera «est une sorte d’hydre, dont les têtes poussent ou, coupées, repoussent (…). Il y a autant d’averroïsmes que d’averroïstes, et d’averroïstes que de grilles de lectures et de choix d’objets découpés par les historiens dans la masse, en croissance, quasi exponentielle, des données médiévales , en philosophie comme en théologie.»

Dans ces conditions, le chapitre que Jean-Baptise Brenet consacre à «l’averroïsme aujourd’hui» est un éclairage bienvenu et indispensable. En premier lieu parce qu’il donne une définition de ce que l’on entend par «averroïsme». Cela correspond, écrit-il:

dans la scolastique latine aux diverses lectures philosophiquement favorables à la doctrine de l’intellect défendue par Avarroès(2) dans son Grand Commentaire du traité De l’âme d’Aristote. C’est-à-dire, plus techniquement, toute conception soutenant cette triple thèse:

  1. la séparation «substantielle» de l’intellect —et principalement celle de l’intellect dit «matériel», qui constitue la puissance et le substrat de la pensée;
  2. son unicité absolue, malgré la diversité des individus;
  3. son éternité, enfin, non seulement a parte post (dans le futur), mais a parte ante (dans le passé)

L’intellect est une substance séparée des corps ; il est, même à l’état «matériel»3 unique pour toute l’espèce humaine; il est inengendré et incorruptible.

Sur le plan théologique, cette doctrine conduit donc à priver les hommes de leur âme spirituelle individuelle, puisqu’il existe un «intellect» unique, immatériel, qui ne saurait avoir la forme d’un être humain. L’une des conséquences de cette définition est de considérer que l’être humain ne peut être immortel, alors que l’intellect commun l’est. 

Mais problème, cette définition est celle de Thomas d’Aquin. Il la donna « en creux », en quelque sorte, en réfutant cette thèse, notamment dans son traité De l’Unité de l’intellect (lire ici plus précisément ce qu’il établit et réfute). Les analyses et propositions de Siger de Brabant par exemple sont plus nuancées. Pour lui, explique J.-B. Brenet, 

l’homme n’est ni l’intellect, ni le corps, mais le tout dont l’intellect et le corps, quoique séparés in esse, constituent chacun deux parties. L’homme est donc bel et bien homme par l’intellect, mais il n’est pas requis pour autant, dit Siger, que l’intellect s’unisse au corps comme la figure à la cire.

Un trait d’union fragile

Dante connaissait-il les écrits et des travaux du Maître es Arts de la rue du Fouarre à ce niveau de détails? On l’ignore, et aucun des premiers commentateurs (qui le connaissait peu ou mal), comme le montre Luca Fiorentini, dans le chapitre Portraits d’Averroès et de ses (prétendus) disciples, n’apporte de réponse explicite à cette question. L. Fiorentini ajoute: «Il n’y a du reste aucune mention d’Averroès, ni des doctrines liées à une tradition averroïste réelle ou prétendue, dans les gloses anciennes du Paradis, X, 133-138.»

En revanche, la seule présence de Siger au Chant X relie Dante à l’«averroïsme», Mais ce trait d’union est bien fragile. Par exemple au Chant XXV du Purgatoire, lorsque Dante décrit la formation des ombres, il ne reprend pas la thèse «averroïste» de «l’intellect unique, substance séparée du corps». Par exemple encore, si l’on compte le nombre de citations et de références explicites au sage de Cordoue dans l’œuvre de Dante, le résultat est décevant comme l’exprime Pasquale Porro dans le chapitre au titre provocateur Dante Anti-Averroïste?

Averroès est cité de manière explicite une fois dans l’Enfer (le célèbre passage de IV, 144: Averroès qui fit le grand commentaire [Averoìs che ‘l gran comento feo], une fois dans le Purgatoire (XXV), une fois dans la Monarchie (I, 3, 9), une fois dans le Banquet (IV, XIII, 8), et deux fois dans la Quaestio (12 et 46). Il s’agit évidemment d’une base textuelle faible pour évoquer une forme d’averroïsme. 

En refermant Dante et l’Averroïsme, qui offre un regard complet sur les différentes œuvres de Dante, sur les influences qu’il aurait subies, par exemple de la part de Guido Cavalcanti, son «premier ami», (mais celui-ci était-il avérroïste?), on ne peut que s’interroger sur la réalité de l’averroïsme de Dante. 

Pour autant dans le chapitre, Dante et l’historiographie de l’Averroïsme, qui clos l’ouvrage, Gianfranco Fioravanti rappelle ce qu’il appelle «un fait indéniable»: «Lier l’intellect possible et l’humanité dans son ensemble, une théorie qui distingue Dante de tous les auteurs politiques de l’époque, nous renvoie inévitablement à Averroès et peu importe que l’Averroès de Dante ne soit pas réellement identique au véritable Ibn Rushd.» Bref ajoute-t-il: 

Dante n’est pas averroïste au sens strict du terme, s’il y a bien un sens strict, mais dans certains cas nous percevons entre lui et Averroès une sorte d’air de famille 

Cette conclusion n’en est pas une, mais elle ouvre la voie à d’autres recherches. La porte de l’averroïsme dantesque est donc loin d’être définitivement refermée.

  • Notes
    1. Dante et l’Averroïsme, sous la direction d’Alain de Libera, Jean-Baptiste Brenet et Irène Rosier-Catach, Collège de France et Les Belles Lettres, Paris, 2019.
      Cet ouvrage est issu des travaux d’un colloque organisé sur ce thème les 12 et 13 mai 2015 au Collège de France. Il était organisé dans le cadre de la Chaire d’histoire de la philosophie médiévale, avec les contributions de Jean-Baptiste Brenet, Irène Rosier-Catach, spécialiste du modisme et directrice de la traduction de l’Éloquence en vulgaire, Enrico Fenzi (Gênes), coéditeur du De vulgari eloquentia, Gianfranco Fioravanti (Università di Pisa), Thomas Ricklin (Ludwig-Maximilians Universität München), Luca Fiorentini (ATER, Collège de France), Luca Bianchi (Università del Piemonte Orientale, Vercelli), Pasquale Porro, Paolo Falzone (Università di Roma «La Sapienza»)), Aurélien Robert (CNRS), Iacopo Costa (CNRS), Andréa Tabarroni (Università di Udine).
    2. Averroès (1126-1198) est le nom latin d’Ibn Rushd. Tout à la fois médecin, juriste, théologien et philosophe, il vécut à Cordoue en Andalousie, puis à la fin de sa vie à Marrakech. En Occident, au Moyen Âge, il était connu pour ses Commentaires de différentes œuvres d’Aristote (De l’Âme, De la sensation et des sensibles, Du ciel, Physique et Métaphysique) qui avaient été traduites de l’arabe au latin par le philosophe Michael Scot.
  • Illustration: Averroes, par Andrea Bonaiuto (XIVe siècle) — détail de la fresque Trionfo de Santo Tomás — Santa Maria Novella — Florence
La morale de La Divine Comédie et le voyage d’Ulysse

La morale de La Divine Comédie et le voyage d’Ulysse

Luca Fiorentini et Jean-Louis Poirier ont pour point commun d’avoir écrit un livre récent sur l’univers de Dante. La Société Dantesque de France avait pris l’heureuse initiative, avec la librairie italienne Tour de Babel, de les inviter le 21 mars 2017 à une rencontre avec tous ceux que l’œuvre du grand poète passionne.

Luca Fiorentini, un jeune chercheur auprès de la Chaire de Littératures modernes de l’Europe néolatine du Collège de France, est l’auteur de «Per Benvenuto da Imola, Le linee ideologiche del commento dantesco (il Mulino, Bologne)».

Benvenuto Rambaldi né vers 1330 à Imola (d’où son nom) et mort en 1388 à Ferrare est l’auteur du premier “commentaire” consistant de La Divine Comédie. Il vécut très peu de temps après que la Comédie ait été intégralement publiée et rédigea donc son “Comentum” dans une période —le Trecento— encore proche, culturellement, politiquement et économiquement de celle que connut Dante.

Pour Benvenuto, analyse Luca Fiorentini, le “noyau central” de la Comédie n’est pas le «voyage de Dante, à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, mais la foule des personnages qui habitent ces trois règnes, et les “histoires” que racontent ces personnages». Peu importe, que celles-ci tiennent en quelques vers ou occupent la majeure partie d’un Chant, l’essentiel tient dans le fait que ces “événements” sont en fait «une allégorie des trois états de la vie terrestre». Cette relation étroite que chaque âme entretient avec sa vie terrestre (avec son “histoire”) traduit la “continuité” entre les actes, les faits, que chacun a posé sur Terre, dans le monde des vivants et sa place dans l’autre monde, celui des morts et de l’éternité, c’est-à-dire dans tel ou tel cercle de l’Enfer, sa présence au Purgatoire ou encore dans tel Ciel du Paradis. Cette continuité fait de la Comédie un enseignement moral, d’autant plus efficace qu’il s’appuie sur des personnages, une réalité que les contemporains de Dante connaissait.

L’ouvrage de Jean-Louis Poirier, qui fut enseignant de philosophie en khâgne au lycée Henri-IV, s’attache à une de ces “histoires” célèbres qui composent La Divine Comédie, celle d’Ulysse et de son tragique et ultime voyage. (Ne plus ultra, Dante et le dernier voyage d’Ulysse, Les Belles Lettres).

Ce voyage est une «invention» car Dante n’ayant pas lu L’Odyssée ne connaissait pas, par exemple le retour à Ithaque auprès de Pénélope. Si Ulysse se trouve en Enfer avec son compagnon et ami Diomède, au milieu des “Conseillers perfides” enrobés de flamme du Chant XXVI, c’est en raison de la ruse qu’ils employèrent pour faire tomber Troie (le fameux cheval !) et le vol de la statue d’Athéna (le Palladium), et non pour le voyage lui-même, car celui-ci, insiste Jean-Louis Poirier «aboutit à un naufrage et non à la damnation».

Ulysse a donc un statut à part, matérialisé par la question que lui pose Dante (par la voix de Virgile): «… ma l’un di voi dica / dove, per lui, perduto a morir gissi» (“…mais que l’un de vous dise / où, par lui, perdu il alla mourir”). C’est en effet son ultime voyage qu’il lui demande de raconter, et de ce fait Ulysse symbolise “l’explorateur”, en fait ce que nous sommes tous. Il n’y a pas de transgression de “bornes” qu’il ne faudrait pas franchir, comme par exemple ce “détroit étroit / où Hercule posa ses bornes” (“quella foce stretta / dov’ Ercule segnò li suoi riguardi”). En effet, Jean-Louis Poirier rappelle que «l’Homme a été créé “après” le monde, et cela fait qu’il doit continuer à le découvrir», même si comme le fait Ulysse dans ce “vol fou” (“folle volo”), il en perd la raison

Mais Jean-Louis Poirier ne s’arrête pas à la seule lecture de La Divine Comédie, car c’est la fable du personnage d’Ulysse qui l’intéresse et donc sa transposition dans des œuvres plus modernes comme celle de Melville et de Primo Levi.