Les huit ans de #DivCo

Les huit ans de #DivCo

Cela fait huit ans ce mercredi 27 mai 2020 que La Divine Comédie est publiée quotidiennement sur Twitter. Écrire un peu légèrement, le dimanche 27 mai 2012, «ce projet nécessitera une dizaine d’années avant que ne soit twitté le dernier vers du dernier chant du dernier Cantique» était sans doute une forme d’inconscience. Mais sans cette naïveté, il est probable que le projet #DivCo n’aurait jamais vu le jour.

À l’origine, l’idée était simple. Elle se voulait une expérimentation sur Twitter. Il s’agissait de publier un poème pour offrir une respiration littéraire à un réseau social qui en manquait alors cruellement. Pour attirer et retenir l’attention volatile des utilisateurs, la nécessité d’utiliser une œuvre forte s’est immédiatement imposée. La Divine Comédie, cette œuvre universelle, cet hymne à l’amour, ce poème où s’invente une langue, où se brasse la bassesse et la noblesse humaine, m’est alors apparue comme une évidence.

Nous sommes alors en 2012. Les tweets étaient limités strictement —qui s’en souvient?— à 140 signes et tout comptait: les images, les comptes que l’on citait… À l’ère des threads longs comme des jours sans pain cela prête à sourire. Ce carcan devait être la seconde raison qui m’a conduit à retenir La Divine Comédie: une terzina « tenait » dans un tweet et cela que l’on soit au début ou à la fin du poème.

Restait à condenser le hashtag. Celui des premiers tweets, se révélait trop long, bien qu’il soit plus explicite. C’est pour cela que dès le 29 mai, #divinecomedie cédait la place à #DivCo, et depuis il n’a pas changé. Voici en tout cas, exhumé de ce qui paraît (à l’ère des réseaux sociaux) un lointain passé, les deux premiers tweets:

La suite de l’histoire n’est qu’aménagements de détails avec l’événement que fut la suppression de la contrainte des 140 signes. Cette libéralité permet désormais de publier, si le sens ou la construction de la phrase l’exige, de publier deux terzine et leur traduction.

La traduction, principale évolution éditoriale du projet #DivCo

L’évolution éditoriale principale tient à la traduction. Pendant une grosse année, ce sera celle de Lamennais (disponible sur Wikisource) qui sera publiée. Mais si cette traduction est de grande qualité, elle souffre d’un défaut majeur pour le projet #DivCo: la publication du texte de Dante s’effectue terzina par terzina; la traduction doit donc par cohérence en épouser le même rythme, ce que ne permet pas celle de Lamennais.

Cette contrainte a guidé les choix de la traduction qui est proposée sur #DivCo et sur ce site. La version française suit le plus étroitement possible le texte original pour que s’établisse une correspondance forte entre les deux textes. À cette contrainte lourde, j’ai refusé d’en ajouter d’autres, à savoir une traduction rimée et “enchaînée”. Ce refus s’explique pour une raison principale: le français ne « sonne » pas, ne chante pas, comme la « langue vulgaire » de Dante. Pour s’en convaincre, il suffit de lire à voix haute quelques vers du texte original et leur traduction, et ce quelque soit la traduction! On ne retrouve pas la musaïque de Dante.

La langue joue, mais aussi la poésie. Dante, derrière son extraordinaire régularité, utilise un vers —l’hendécasyllabe— en constant et savant déséquilibre. Retrouver ce glissement constant dans notre poésie où se côtoient les très réguliers alexandrins, décasyllabes et octosyllabes est mission impossible. Se retrancher sur le vers libre est bien sûr une possibilité, mais aussi une facilité: Dante n’a pas mêlé dans La Divine Comédie rimes longues et courtes. Sans nul doute, toutes ces tentatives l’amuseraient, lui qui se jouait de toutes les métriques et était capable dans une même terzina d’écrire un vers en latin, le suivant en toscan et le dernier en provençal. 

Et puis à vouloir à toute force transposer une poésie dans une langue qui lui est étrangère le risque est grand de tordre le texte et d’en oublier qu’il faut aussi en rendre la force, l’ambiance, les scènes et les personnages qui y sont campés, la vivacité des dialogues, sans oublier le sens d’un texte où politique, philosophie et théologie se croisent et se mêlent. Certains passages du Purgatoire et du Paradis se révèlent à cet égard particulièrement périlleux. (Dans l’article Traduire, le choix de la poésie, cette réflexion était déjà présente).

Bref, la publication sur Twitter nécessitait une traduction sur mesure; ce sera la mienne. C’est celle que l’on retrouve sur ce site, qui est l’enfant du projet #DivCo. Elle n’est d’ailleurs pas achevée, car elle suit le rythme de la publication sur Twitter. Le dernier vers sera publié le 14 septembre 2021. Une manière —modeste— de célébrer le 700e anniversaire de la mort du Sommo poeta et de lui rendre hommage.

  • Ilustration: Premier portrait connu de Dante Alighieri, fresque (détail) du Palazzo dei Giudici, Florence 
  • Pour aller plus loin
    J’ai réintégré sur le site ladivinecomedie.com deux articles publiés initialement sur le blog [the] Media Trend, (ce blog est actuellement en sommeil) où j’expliquais la démarche ayant présidé à la naissance et à la poursuite du projet de publication sur Twitter #DivCo. Je n’ai corrigé que quelques fautes d’orthographe.
  • La Divine Comédie de Dante à l’heure de Twitter (publié initialement le 27 mai 2012)
  • La Divine Comédie, Twitter et le Journalisme (publié initialement le 4 janvier 2014)

 

 

Dante s’invite dans l’Enfer du Brexit

Dante s’invite dans l’Enfer du Brexit

Ce 6 février le président du Conseil européen, Donald Tusk, a oublié le langage diplomatique: c’est en enfer qu’il a souhaité envoyer les promoteurs du Brexit. «Un endroit spécial leur est réservé», a-t-il ajouté. Il n’en fallait pas plus pour enflammer Twitter et faire temporairement de… Dante, l’un des principaux sujets de conversation sur le réseau social outre-Manche.

  • (Illustration : Détournement d’une gravure de Gustave Doré par Paul Gallantry (@pjgallantry))

Cet «étrange phénomène de viralité» a été remarqué par La Repubblica qui a consacré un article au phénomène: Così nel Regno Unito Dante è diventato virale grazie alla Brexit (Au Royaume-Uni, Dante est devenu viral grâce au Brexit). De quoi regarder de plus près.

Tout est parti d’un tweet de Donald Tusk (@eucoprésident) où il écrivait: «Je me suis demandé à quoi pourrait ressembler cet endroit spécial en enfer, réservé à ceux qui ont promu le Brexit sans même avoir l’esquisse d’un plan pour le mener à bien en toute sécurité.»

Ce tweet a généré 26.000 retweets et a été “Liké” 91.000 fois, ce qui est un score plus qu’honorable, et un hashtag  devait s’installer.

Très rapidement, la conversation autour du tweet dérivait sur l’enfer et la place qui devait être attribuée aux promoteurs du Brexit, les Brexiteers,  Et pour cela l’Enfer de Dante, où les pécheurs sont punis selon leurs fautes constitue une formidable ressource, que ne vont pas manquer d’utiliser avec beaucoup d’humour les Britanniques.

La comparaison avec l’Enfer paraît appropriée. Paul Tomlinson (@hydrazine) n’hésite pas à citer quelques vers du Chant IV de l’Enfer, où Dante décrit « la vallée de l’abîme” pour illustrer ce que lui inspire le processus de négociation du Brexit:

  • (Texte original: «Oscura e profonda era e nebulosa / tanto che, per ficcar lo viso a fondo, / io non vi discernea alcuna cosa» — et traduction française: “Elle était tellement obscure, profonde / et embrumée que, aussi loin que se fixait / mon regard, je ne discernais rien”. — v. 10-12)

Mais où placer les Brexiteers désignés par Donald Tusk? Lucy Childs (@lullichill) suggère de les envoyer aux 4e, 8e et 9e cercles de l’enfer où sont punis respectivement «la cupidité (l’avarice), la fraude et la trahison». Même raisonnement pour Chris Haddow (@fr0mn0where). Après avoir noté que D. Tusk s’adressait en fait «à un très, très petit groupe de personnes» il pense que «peut-être trouverait-il une place pour ces personnes dans la vision de l’enfer de Dante entre les cercles 8 (Fraudeurs) et 9 (Traîtres)?»

D’autres twittos se veulent plus précis: «Nous connaissons parfaitement, grâce à Dante», écrit Steve Glover (@akicif) «les lieux destinés en enfer aux leaders de la campagne du Brexit: pour ceux qui ont menti au sujet de montagnes radieuses, il s’agit de la quatrième fosse du huitième cercle – ceux dont la tête est tordue et ne peut plus voir devant». Il évoque ainsi le Chant XX  où se trouvent les âmes des devins et des prophètes.1,

Dans ce consensus, l’avis de Luke Baker (@BakerLuke) tranche. Il lui semble que «la description des Limbes par Dante pourrait convenir pour certains comme une juste description du Brexit.» Ce sont les âmes de ceux qui sont nés avant l’arrivée du Christ sur Terre qui s’y trouvent car ils n’ont pu connaître la “vraie foi”. Ils ne subissent pas les terribles peines de l’Enfer, mais ne peuvent espérer rejoindre le Paradis. Cet “entre-deux” éternel peut ressembler au Brexit, mais conviendrait-il aux Brexiteers? 

D’autres ne se satisfont pas de l’Enfer tel qu’il est décrit par Dante et estiment qu’il faut ajouter un dixième cercle pour les « Brexitteers ». Mais si Clever Hedge (@cleverhedge) s’interroge encore sur l’endroit où sera inséré ce cercle «entre les cercles déjà existants de l’enfer de Dante», d’autres comme John Slater (@AmateurFOI) ou G H Neale (@GHNeale) n’hésitent pas à le placer au plus profond de l’Enfer, en dessous du cercle des «Traîtres» et de… Lucifer:

Mais Twitter ne serait pas Twitter s’il n’y avait pas détournement, comme celui proposé par Paul Gallantry (illustration d’ouverture) ou Gareth Evanson (@GarethEvanson) qui crée un délirant «Enfer du Brexit» où l’on part du cercle des «bananes droites» pour arriver à celui du «vote du peuple»:

Les propos de Donald Tusk amusait moins du côté des Brexiteers. L’un de leurs leaders, le conservateur Jacob Rees-Mogg (@Jacob_Rees_Mogg), devait se fendre d’un tweet furieux: «En tant que théologien, M. Tusk est loin de la classe de (Thomas) Aquin et il semble avoir oublié le commandement qui interdit le faux témoignage.»

Cela devait lui attirer plusieurs réponses assez sèches dont celle —œil pour œil— de Paul (@PaulOnBooks): «M. Rees-Mogg comme wag2 est loin de la classe de (Donald) Tusk et il semble toujours avoir oublié le commandement qui interdit le faux témoignage».

Last but not least, cette discussion twitterienne incitait certains à ouvrir, sur d’autres supports, plus largement et plus profondément leur réflexion sur le Brexit et l’Enfer. C’est le cas de Benedict Spence (@BenedictSpence) avec sa longue réflexion sur le site The Article, précisément titrée: Precisely where, in Hell, is the “special place”? A trip through Dante’s Inferno…

Dans cet article, ce Brexiteer non repentant, cherche, un peu à la manière de Dante une place pour ses contemporains, et en particulier les hommes politiques (Brexiteers ou non), dans chacun des cercles de l’Enfer: Nigel Farage et David Osborne dans le 8e cercle, celui des Fraudeurs, David Cameron et Michael Gove dans le 9e Cercle, celui des Traîtres. 

Mais il ne sait où placer, Theresa May, Jeremy Corbin et le «chef des Brexiteers»:

Il n’y a pas réellement de cercle pour eux; Ils n’ont trahi personne, ni été spécialement hérétiques. Tout ce qu’ils ont fait c’est de s’en tenir à leurs principes, et faire du mieux qu’ils pouvaient selon leur compréhension du monde autour d’eux. Il n’y a pas de place dans l’Enfer de Dante pour cela.

Alors, peut-être l’Enfer de Dante est-il une fausse piste —ou a tout le moins incomplète— et il faudrait, dans ce suivre suivre Joseph Noone (@noone_joseph) lorsqu’il écrit que «L’enfer n’est ni (celui de) Bosch ni l’enfer de Dante. Pas de feu et de soufre! Ce sont des débats communs sans fin sur des solutions alternatives aux solutions alternatives avec des divisions tard dans la nuit & May poussant son Brexit vers le haut de la colline européenne à Bruxelles avant de redescendre à Londres!»

Bref, le Brexit serait la condamnation au supplice de Sisyphe, obligé de remonter sans cesse un rocher qui roule au bas de la pente dès qu’il l’a déposé au sommet de la montagne. Mais dans ce cas, n’oublions pas que Sisyphe a été condamné pour avoir voulu —par orgueil— défier les dieux. Or, à Bruxelles, il n’y a pas de dieux…

La Divine Comédie, Twitter et le Journalisme

La Divine Comédie, Twitter et le Journalisme

Le 27 mai 2012 commençait cette bizarre aventure de publier La Divine Comédie de Dante sur Twitter. Un gros millier de tweets plus loin, a commencé le 2 janvier 2014 la publication du Chant XVII. Nous sommes donc pratiquement au milieu de l’Enfer, qui compte 34 chants. L’aventure ne s’arrête pas là, puisque suivront la publication du Purgatoire et du Paradis, le dernier vers devant être publié très probablement à la fin de l’année 2021 ou au début de 2022.

  • Article publié originellement sur le blog [the]Media Trend, le 3 janvier 2014 (republié ici en conservant la même date, avec quelques mises à jour indispensables)

Pages 121 et 122, de Tweets, L’histoire s’écrit-elle en 140 caractères? d’Olivier Tesquet et Christelle Destombes 1, le lecteur un peu curieux tombera sur les trois vers « d’ouverture » de La Divine Comédie accompagné de courtes explications, où il est question d’un « projet un peu fou » qui consiste « à twitter des tercets du poème de Dante », l’objectif étant de publier l’intégralité du texte sur une dizaine d’années.

Depuis le début de cette aventure, mes interlocuteurs me demande souvent pourquoi je me suis lancé dans cette aventure, et beaucoup s’interrogent sur la pertinence du projet. Ma réponse peut parfois sembler incertaine, car je n’ai aucune certitude. Il s’agit à mes yeux d’une « expérimentation poétique et sociale » et j’ignore ce qui pourra sortir du triple choc auquel je soumets La Divine Comédie :

  • celui d’une œuvre du Moyen Âge projetée dans notre système médiatique —et d’édition— contemporain;
  • la collision du temps long de la publication—dix ans— et du temps court de Twitter;
  • la confrontation d’un espace fragmenté et émietté avec ce qui fait l’essence d’une œuvre à savoir sa cohérence.

Mais entrons dans le détail des raisons qui m’ont amené à tweeter La Divine Comédie et m’encouragent à continuer:

  • La première tient bien sûr à l’œuvre elle-même, et Twitter me paraissait un bon moyen d’en faire partager au public la beauté et la force. C’est un premier pari, car il faut que chaque tweet soit un « moment poétique » et se suffise à lui-même. J’avais expliqué lors du lancement, que l’écriture et la structure du poème, en particulier sa régularité, le permettait. En effet, tous les vers sont de onze syllabes (hendécasyllabes) et sont enchaînés par « tercets », d’ailleurs appelé terzina dantesca (pour plus de détails, lire ici sur Wikipedia). Or, il se trouve que trois vers tiennent dans un tweet, hashtags compris. En voici un exemple, parmi des centaines. Nous sommes dans le septième cercle, et les violents contre Dieu sont couchés sur le sable sous une pluie de feu et voici comme la pluie est décrite (« Sur tout le sable, lentement, / pleuvaient de larges flocons de feu, / comme neige sur les Alpes un jour sans vent.):

  • la deuxième est lié à une forme d’expérimentation. Twitter est un média de flux, où la durée de vie d’une information est brève: une heure en moyenne, souvent moins, parfois un peu plus. C’est aussi un média où la consultation est par définition aléatoire: personne ne consulte sa timeline [où ses timelines, si l’on utilise des outils comme Tweetdeck ou Hootsuite], en permanence. Dans ses conditions, il me semblait impératif de donner des rendez-vous fixes. Pour cela j’ai fixé arbitrairement une heure de parution: 8h30.2. Pour respecter cet horaire, j’utilise un outil de programmation en ligne, Clocktweets, (aujourd’hui rebaptisé Swello) qui a fait preuve sur la durée d’une grande fiabilité. Ce système de publication à heure fixe est d’ailleurs utilisé par d’autres comme François Vinsot qui publie chaque matin, à 7 heures, dix tweets de son Roman sans titre [pour le suivre, c’est ici].
  • la troisième est liée à une interrogation: un tweet est un élément isolé, décontextualisé: est-il possible dès lors de publier une œuvre complète et de le faire sur une période extrêmement longue, sans qu’elle ne se dissolve dans le flot de Twitter? Là encore, la réponse est positive, mais j’ai été amené à aménager légèrement mon projet initial, qui était de ne publier qu’un seul tweet par jour. Cela est possible dans 80% des cas, mais parfois couper une scène, une description ou une phrase leur ferait perdre leur force et en rendrait la compréhension difficile pour le lecteur, qui serait obligé de se référer au tweet publié la veille. Pour remédier à cette difficulté et conserver la cohérence, je publie donc parfois plusieurs tweets le même jour.
  • la quatrième est liée à la complexité de l’œuvre. Dante rencontre sans cesse des personnages qui appartiennent à son époque, s’appuie sur des images et des métaphores dont nous avons perdu les clés, fait référence à des œuvres et des philosophes qui nous sont aujourd’hui mal connus. Pour cela, je publie lorsque c’est nécessaire un tweet « explicatif », qui souvent contient un lien permettant à ceux qui le souhaitent « d’aller plus loin ». Dans le même état d’esprit, je reprends dans un Storify l’ensemble des tweets publiés pour un chant en y ajoutant des images, des explications supplémentaires et une lecture de l’œuvre en italien, afin que le lecteur ait « dans l’oreille » la beauté de la langue de Dante. (MAJ du 19 mai 2021: Storify a cessé ses activités le 16 mai 2018. Le site ladivinecomedie.com sur lequel vous vous trouvez en a repris l’ensemble du contenu).
  • la cinquième est liée à la langue. Celle de Dante est magnifique mais difficilement accessible pour un francophone [voire pour un Italien!]. Elle nécessite d’être traduite. Ici, pour des raisons liées au droit d’auteur, il m’était difficile de reprendre une traduction existante. Il en existe certes une disponible en wikisource, qui fut réalisée par Lamennais, un prêtre breton qui vécut au XIXe siècle. Problème, elle est rédigée en prose et a vieilli. C’est le cas aussi de la version de l’enfer par Rivarol, laquelle date du XVIIIe! En outre, dans la plupart des traductions existantes en « vers » (je mets des guillemets, car c’est mission quasi impossible), les traducteurs suivent un système de codification et de référencement, qui veut que chaque vers soit numéroté. Un système pratique: par exemple, « Inf. 14, 63  » renverra au vers 63 du chant XIV de l’Enfer (Inf. est l’abréviation d’Inferno).

Pour respecter la publication en tweets, et donc en tercets, il m’a fallu prendre un autre chemin et proposer ma propre traduction de La Divine Comédie. C’est ce que je m’attache à faire, avec beaucoup d’humilité mais aussi avec un grand plaisir, car cela me permet d’entrer encore plus avant dans l’œuvre et de la comprendre plus intimement. Le plus difficile n’est pas la traduction  elle-même. Il existe un nombre incalculable de dictionnaires, d’outils en ligne, qui donnent le sens précis de chaque mot et expression, sachant qu’un même mot [nous sommes au moment où se crée la langue italienne] peut avoir un sens différent selon le cantique ou le chant de La Divine Comédie. C’est un jeu de patience, mais j’ai dix ans devant moi. En revanche, comme dans toute traduction le plus difficile tient au français. L’italien de Dante est une langue superbe, ramassée, où deux mots suffisent à forger une image qui résonne longtemps chez le lecteur. C’est cette concision que je m’efforce de respecter en suivant donc le rythme par tercet de l’œuvre. Ces traductions sont mises au fur et à mesure de la publication des chants en libre accès, sur des Google docs. (MAJ du 19 mai 2021: en fait ces traductions sont maintenant sur le site ladivinecomedie.com, et il n’est plus besoin d’utiliser le système rustique des Google docs). 

  • la sixième est liée au journalisme. Je tweete La Divine Comédie, sur mon compte @mediatrend, dont le contenu est a priori centré sur les médias et le journalisme, et non sur un compte dédié. Cela peut paraître le mariage de la carpe et du lapin, mais dans mon esprit il n’en est rien. J’avais un jour répondu lors d’une interview que l’on pouvait voir Dante comme un précurseur des grands reporters. C’était alors une demi-boutade, mais plus j’avance dans l’œuvre, moins le parallèle me semble absurde.

Par exemple, dès le début du Chant II de l’enfer, Dante nous promet de nous raconter ce qu’il va voir, comme le ferait un journaliste. Tout juste peut-on lui reprocher de ne pas prendre de notes:

1 – Le jour s’en allait, et l’air obscur
délivrait les animaux qui sont sur terre
de leurs fatigues ; moi seul
2 – je me préparais à soutenir
la guerre du chemin et de la pitié,
que retracera la mémoire qui n’erre pas.

Il fait preuve d’une curiosité insatiable, ne cessant de poser des questions à son «fixer», le poète Virgile. Dans le Chant III par exemple —célèbre parce qu’il s’ouvre par l’inscription “Vous qui entrez, laissez toute espérance” («Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate»)— il harcèle littéralement celui qu’il appelle «maître»: “Qu’est-ce que j’entends?”, “Pourquoi se lamentent-ils si fort?”, “Pourquoi semblent-ils si pressés de traverser?”, etc.

Il questionne aussi ceux qu’il est amené à rencontrer, comme au Chant V, Francesca et son amant Paolo, assassiné par le mari jaloux. “Venez nous parler”, demande-t-il à ces “âmes en peine”. Il n’hésite pas s’il le juge nécessaire à relancer ses interlocuteurs, comme il fait avec Francesca, qui lui a seulement raconté que c’est “Amour [qui] nous conduisit à une même mort”. Cela ne suffit pas à Dante. Il lui demande de préciser les circonstances du drame, et en particulier comment tout deux devinrent amants:

Mais dis-moi : au temps des doux soupirs,
à quoi et comment amour permit
que vous connaissiez les douteux désirs ?

Tout ce qu’il voit, entend, sent et ressent, il va le raconter sobrement et le plus précisément possible usant de comparaisons lorsque nécessaire pour rendre ce qu’il décrit plus évocateur. Par exemple au début du Chant XV de l’Enfer pour décrire les hautes berges sur lesquelles il marche avec Virgile, et donner une idée de leur taille, il les compare aux digues qu’ont construites les Flamands pour se protéger de la mer. Il sait aussi pratiquer l’ellipse, pour ne garder dans son récit que l’essentiel. Par exemple, à la fin du Chant IV de l’Enfer, il se lance dans une longue énumération de poètes, philosophes et savants qui se trouvent dans les limbes, avant de couper court brutalement (“Je ne peux les nommer tous, / car tant me presse le long sujet, / que maintes fois le dire raccourcit les faits.”):

Mais sans doute le plus fascinant est la manière dont Dante raconte —au sens plein du terme. Chacun des chants est un bijou en terme de narration et de construction, qu’il s’agisse des premiers vers qui toujours nous font rentrer dans la nouvelle histoire, du dernier —isolé— qui est toujours un coup de fouet final, dans le fait qu’il sait en deux ou trois tercets clore un épisode et relancer une histoire qui aurait pu s’essouffler. Dans le Chant XIII, Dante et Virgile finissent d’écouter le mélancolique Pier della Vigna, qui s’est suicidé et dont l’âme est prisonnière d’un buisson. D’un coup, on change de scène: “Nous demeurions encore attentifs au tronc,/ croyant qu’il voulait nous dire autre chose, / quand nous fûmes surpris d’un fracas, / comme l’est celui qui sent / venir le sanglier et la chasse à ses trousses, / car il entend les bêtes, et des branches le craquement.”

Moderne, Dante l’est aussi par sa manière de se mettre en scène. Il fait de sa quête le fil conducteur d’une histoire qui sans cela pourrait paraître décousue. Mais du coup, il n’est pas seulement narrateur. C’est aussi un acteur de cette Comédie. Il hésite, envisage de renoncer, montre sa peur… Ses rencontres avec certains de ses adversaires «de l’autre monde» peuvent l’amener à des dialogues tendus, tandis qu’il fait preuve d’une grande tendresse avec certains de ces compatriotes florentins (“Je suis de votre terre”). Il réussit donc la prouesse d’être à la fois un narrateur distancié et engagé. Du coup son récit prend une force peut commune.

Il n’hésite pas non plus à prendre à témoin son lecteur comme ici à la fin du Chant XVI alors que monte vers lui la bien étrange créature qu’est Géryon (“mais je ne puis me taire ici; et sur les vers / de cette comédie, lecteur, je te jure,/ en espérant qu’ils auront longtemps ta faveur,/ que je vis par l’air épais et obscur / monter en nageant une figure, / extraordinaire même pour qui a un cœur solide”):

À cette étape, je ne vois donc aucune raison d’arrêter un projet chaque jour plus intéressant et enrichissant. Ce l’est d’autant moins qu’une petite communauté de fidèles s’est progressivement constituée, et qu’il me semble impossible de les décevoir. Au contraire, cela me pousse à explorer les possibilités qu’offrent les outils dont nous disposons aujourd’hui, pour expliquer par exemple la structure particulièrement complexe de l’enfer. Pour l’instant, je me contente d’en stocker dans un tableau Pinterest les représentations existantes. Il doit être possible de faire mieux.

À suivre donc.