Le Staatsoper de Hambourg propose durant ce mois de mars une belle représentation de l’œuvre de Puccini, Il trittico. Elle est rarement montée dans son ensemble, c’est-à-dire avec les trois opéras qui la composent: Il tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi, ce dernier étant inspiré d’un personnage de la Divine Comédie. Nous y étions le soir du 18 mars. 

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La Chambre de Buoso Donati — décor de Galileo Chini pour la création de Gianni Schicchi au Metropolitan Opera de New York en 1918. L’image de couverture est la toile de « fond de scène » de la pièce, par le même peintre.

Gianni Schicchi est un personnage de la Divine Comédie. Il a inspiré à Puccini un opéra, qui constitue avec deux autres pièces, Il tabarro et Suor Angelica, un même ensemble, Il trittico (le triptyque).

Ce trittico est rarement joué car il mobilise pour chaque représentation une très importante distribution de seize chanteurs et vingt-deux cantatrices sans compter un chœur et un orchestre complet, qu’il est très difficile de réunir. 

Une version complète, mais dans le désordre, du Trittico

C’est pourtant ce défi qu’a relevé le Staatsoper de Hambourg en produisant une version complète de ce triptyque, avec une distribution superbe. On peut penser par exemple à Narea Son qui fit une magnifique Lauretta dans Gianni Schicchi, ou Elena Guserva qui porta superbement deux rôles essentiels de ce trittico: Giorgetta dans il tabarro et surtout celui de Suor Angelica dans la pièce éponyme. Roberto Frontali de son côté sut être une malicieux Gianni Schicchi et un sombre Michele qui voit l’amour le fuir dans il tabarro.

À Hambourg, l’ordre dans lequel Puccini avait pensé les trois pièces a été modifié, comme cela avait déjà été le cas lors de l’édition 2022 du Festival de Salzbourg. Il s’ouvre sur un débridé et joyeux Gianni Schicchi, suivi de l’épisode dramatique du tabarro, où un mari tue l’amant de son épouse, pour se terminer sur un magnifique et très sombre Suor Angelica où l’héroïne pleure la mort de son enfant. 

En ouverture, le rideau se lève sur un grand salon où est réunie une famille. Ses membres attendent la mort du vieux Buoso, couché à l’écart, dans une alcôve. Il n’est pas encore mort mais déjà chacun s’affaire, qui à prendre des objets précieux, qui à rechercher fébrilement le testament. On explore les tiroirs, les papiers volent partout. De deuil, il n’est guère question. Au contraire, tout est fait pour hâter l’agonie du mourant. La scène est proche de la Commedia dell’arte. 

Enfin le jeune Rinuccio s’exclame: 

Salvàti, salvàti, 

Il testamento di Buoso Donati. 

Le testament est trouvé! Mais Rinuccio ne le donnera à sa tante Zita qu’à la condition que celle-ci consente à ce qu’il  épouse Lauretta, la fille d’un paysan Gianni Schicchi. On ne peut pas dire que ce projet enthousiasme la famille: «Un Donati épouser la fille d’un paysan!» peste le père. 

Gianni Schiacchi détourne le testament à son profit

Tout cela est oublié à la lecture du testament. Tout le monde découvre alors que Buoso lègue ses biens aux moines d’un couvent voisin. Que faire? Rinuccio relance la piste Gianni Schicchi. On va le chercher. Après s’être fait prier, il accepte finalement de prendre la place de Buoso. L’affaire est dangereuse. Tout le monde risque d’avoir la main coupée si l’usurpation est découverte.

On convoque le notaire et Buoso-Schicchi commence à dicter son “testament”. Après avoir laissé de la menue monnaie aux “frères mineurs”, des biens éloignés aux membres de la famille, il annonce: «Lascio la mula, / quella che costa trecento fiorini, / che è la migliore mula di Toscana… / al mio devoto amico… Gianni Schicchi. (…) Lascio la casa di Firenze / al mio caro devoto affezionato amico… Gianni Schicchi!». (“Je laisse la mule / celle qui coûte trois cents florins, / qui est la meilleure mule de Toscane… / à mon ami dévoué Gianni Schicchi. (…) / Je laisse la maison de Florence / a mon cher ami dévoué et affectionné… Gianni Schicchi!».)

La messe est dite: les Donati sont dépossédés de leur héritage, des biens de Buoso. 

L’histoire est connue des lecteurs de la Divine Comédie. Au Chant XXX de l’Enfer, Dante croise des 

ombre smorte e nude, 

che mordendo correvan di quel modo 

che ’l porco quando del porcil si schiude

 (“deux ombres blêmes et nues, qui couraient en mordant comme fait / le porc lorsque s’ouvre la porcherie”. v. 25-27). 

L’une d’elles est Gianni Schicchi, qui semble «folletto» (“enragée”). Dante apprend alors que 

come l’altro che là sen va, sostenne, 

per guadagnar la donna de la torma, 

falsificare in sé Buoso Donati, 

testando e dando al testamento norma

(comme celui qui là s’en va, osa, / pour gagner la reine du troupeau, / se déguiser en Buoso Donati / testant et donnant au testament forme légale. v. 42-45)

Une histoire connue des contemporains de Dante

L’histoire racontée par Dante était connue à son époque, puisqu’elle est rapportée avec grands détails et pratiquement dans les mêmes termes par les commentateurs qui étaient ses quasi contemporains comme l’Anonimo Fiorentino. Par exemple, la “mule” —la «donna de la torma», comme l’appelle Dante— est «la meilleure mule de la Toscane» dit l’Anonimo.

Il est très probable que Dante ait connu personnellement tous les détails de cette affaire, car il avait épousé une Donati (Gemma). Par ailleurs, Buoso était l’oncle des trois enfants de Simone Donati, celui qui dans la version de l’Anonimo appelle au secours Gianni Schicchi. Il s’agit de Piccarda qu’il rencontre au Paradis, de Forese l’ami avec lequel il avait échangé des tenzone dans sa jeunesse et de Corso le chef des guelfes noirs dont il rappelle dans la Comédie les circonstances atroces de sa mort. 

La probabilité est d’autant plus forte que le poète ait une bonne connaissance de l’histoire que Gianni Schicchi, mort en 1280, était de la famille de’ Cavalcanti, celle de son “premier ami”, Guido 

Giovacchino Forzano, le librettiste de Puccini était un Florentin

Giovacchino Forzano, le librettiste de Puccini, s’est inspiré de ces quelques vers du Chant XXX —et sans doute des commentaires— pour composer le livret de cet opéra et en particulier l’anecdote de la “meilleure mule de Toscane”. Il en fera la proposition à Puccini alors même qu’il est en train d’écrire Suor Angelica. Le 3 mars 1917, il écrit à son éditeur Tito Ricordi: 

Il y a quelques jours, j’ai donné au Maestro Puccini le livret de Suor Angelica. Le Maestro est resté – grâce à Dieu  – très satisfait […]. J’ai également terminé une courte trame  sur Gianni Schicchi. Vous connaissez l’opinion du Maître sur ce sujet vraiment riche en ressources et d’un comique hors du commun.1

Dès lors, le travail va rapidement avancer. Puccini travaille la musique de Suor Angelica, tandis que G. Forzano avance de son côté sur Gianni Schicchi. Le sujet lui est d’autant plus familier qu’il est originaire de Borgo San Lorenzo, un village du contado florentin. 

En juin 1917, le texte de Gianni Schicchi est terminé. Puccini, raconte le critique Michele Girardi, l’accueille avec enthousiasme: 

Il esquisse immédiatement un projet d’opéra bouffe  avant de revenir avec un engagement renouvelé pour l’opéra du couvent (presque entièrement composé fin juin et dont l’instrumentation est faite  le 14 septembre suivant). Gianni Schicchi suit de près : le 20 avril 1918, les dernières notes de la partition sont écrites. 2

À Hambourg, un changement artificiel

La première de Il trittico aura lieu à New York en 1918 et sera un succès, tout comme le seront les premières représentations en Europe, par exemple en 1919 à Rome. En dépit de ces succès initiaux très rapidement l’œuvre sera démembrée et chacun des opéras joué séparément, souvent en association avec des œuvres d’autres compositeurs. 

Le triptyque peut également, comme c’est le cas à Hambourg, être monté dans un ordre différent de celui voulu par le compositeur. Un exercice difficile, qui a obligé Axel Ranisch, le metteur en scène, à utiliser un procédé artificiel pour rendre lisible la nouvelle structure proposée. Un procédé tellement artificiel qu’il provoqua dans une salle venue écouter Puccini, ce que l’on appelle pudiquement des “mouvements divers”. 

L’artifice est un documentaire basé sur des interviews de personnalités qui ont connu une actrice nommée Chiara de Tanti. Ce personnage fictif jouait dans une série télévisée (fictive) Gianni Schicchi. Elle rencontre au cours du tournage, nous dit l’histoire, son amant Silvio Bonta avec lequel elle a un enfant, Alfonso. Chiara de Tanti obtiendra le rôle de Giorgetta dans un film Il tabarro, et pour cela une palme au Festival de Cannes. Las, son fils se suicide à 16 ans, Silvio Bonta la quitte. À ce moment, elle doit jouer le rôle de Angelica, qui elle aussi a perdu son fils. Chiara de Tanti va alors se suicider à son tour. 

On le comprend, ce faux-documentaire, ainsi sommairement résumé, est construit pour donner une autre structure au trittico. comme l’explique Axel Ranisch: «Il était important pour moi de terminer par le salut —avec Suor Angelica— et de commencer la soirée par une comédie. Cela donne également le sens pour la superstructure que nous avons imaginée».

Puccini propose une progression « lisible »

Pourtant, Puccini avait pensé son “tryptique” comme un ensemble en tre tinte (trois teintes), avec une progression lisible —on passe de l’obscurité de l’enfer à la lumière— dont l’unité était apportée par la musique. Il tabarro se passe au début du XXe siècle dans le milieu des bateliers en bord de Seine. Les décors du Staatsoper de Hambourg jouent sur un naturalisme exagéré: une cabine délabrée, une grosse bobine qui tient lieu de table, des palans… une brume persistante, qui viennent en écho aux paroles de Luigi, l’amant de Giorgetta, lorsqu’il décrit ses dures conditions de travail: 

meglio non pensare,

piegare il capo ed incurvar la schiena.

Per noi la vita non ha più valore

ed ogni gioia si converte in pena.

I sacchi in groppa e giù la testa a terra.

Se guardi in alto, bada alla frustata.

(mieux vaut ne pas penser, / baissez la tête et courbez le dos. / Pour nous, la vie n’a plus de valeur / et toute joie se transforme en douleur. / Les sacs sur le dos et la tête vers le sol. ÷ Si vous levez les yeux, méfiez-vous du fouet.)

À la violence expressive de la musique de ce premier opus, s’oppose la fausse douceur de celle de Suor Angelica. Nous sommes dans un couvent, ce qui, explique Michele Girardi, «offre la possibilité de construire un tissu musical homogène et rigoureux qui reflète un climat particulier»3

Nous avons quitté la péniche amarrée aux bords de Seine, où l’on travaille, on aime en secret, on se trompe, on se bat, on se tue, pour un lieu aseptisé, que l’on pourrait penser détaché du monde, s’il n’y avait la révélation finale où Sœur Angelica apprend que son enfant est mort. 

Gianni Schicchi, un message d’amour et d’espérance

Avec Gianni Schicchi, on passe à un autre registre. Même s’il est encore question de la mort, celle de Buoso Donati en l’occurrence, nous sommes dans une atmosphère de comédie. La substitution entre Buoso et Gianni Schicchi est une scène de grand guignol, l’amour qui naît entre Rinuccio et Lauretta (la fille de Gianni Schicchi) est pur, symbolisé par le tendre duo final entre eux 

Rinuccio : Ti chiesi un bacio…

Lauretta: … il primo bacio…

Rinuccio: …tremante e bianca volgesti il viso…

Lauretta e Rinuccio: … Firenze da lontano ci parve il Paradiso!

(R: Je t’ai demandé un baiser… / L…. le premier baiser… / R. … tremblante et blanche tu as tourné ton visage… / Lauretta et Rinuccio / … Florence de loin ressemblait au Paradis!)

Cette Florence si belle, berceau de l’amour des deux amants, Rinuccio l’avait chanté et célébré avant :

Firenze è come un albero fiorito

che in piazza dei Signori ha tronco e fronde, 

ma le radici forze nuove apportano

dalle convalli limpide e feconde!

E Firenze germoglia ed alle stelle

salgon palagi saldi e torri snelle!

L’Arno, prima di correre alla foce,

canta baciando piazza Santa Croce,

e il suo canto è sì dolce e sì sonoro

che a lui son scesi i ruscelletti in coro!

Così scendinanvi dotti in arti e scienze 

a far più ricca e splendida Firenze!

E di val d’Elsa giù dalle castella

ben venga Arnolfo a far la torre bella! 

E venga Giotto dal Mugel selvoso,

e il Medici mercante coraggioso! 

Basta con gli odî gretti e coi ripicchi! 

Viva la gente nova e Gianni Schicchi! 

 (Florence est comme un arbre en fleurs / qui a son tronc et ses frondaisons sur la Piazza dei Signori , / mais ses racines apportent de nouvelles forces / des vallées claires et fécondes ! / Et Florence bourgeonne et vers les étoiles / s’élèvent des palais inébranlables et des tours élancées ! / L’Arno, avant de se précipiter vers son embouchure, / chante en embrassant la Piazza Santa Croce, / et son chant est si doux et si sonore / que les ruisseaux sont descendus vers lui en chœur ! / Ainsi sont venus les artistes et les savants / pour rendre Florence plus riche et plus splendide ! / Et du Val d’Elsa en bas des châteaux / bienvenue à Arnolfo pour embellir la tour ! Et vient Giotto du Mugel boisé, / et Médicis, ce brave marchand ! / Assez de mesquines haines et rancunes ! / Vive le peuple nouveau et Gianni Schicchi !)

On voit donc bien le mouvement de ce trittico et sa forte cohérence interne qui se marque d’abord par une forme de régression temporelle. Le premier opus est contemporain (de Puccini), l’action du deuxième se déroule dans un monastère à la fin du XVIe siècle, et le troisième nous fait faire un bond de quatre siècles en arrière pour nous précipiter dans la Florence de 1299 du «folletto» Schicchi. L’amour d’abord clandestin et porteur de malheur, devient chant d’espoir et d’ouverture. Cela se résume dans le dernier vers du stornello de Rinuccio: «Viva la gente nova». À l’immobilisme mortifère du tabarro, à la nostalgie pesante de Suor Angelica a succédé les promesses du futur de Gianni Schicchi

Il n’est pas sûr que Dante ait apprécié la réhabilitation d’un personnage, Gianni Schicchi, qu’il place au fond de l’Enfer, parmi les traîtres et autres faussaires. 

Distribution (principaux rôles, le 18 mars 2023): 

  • Mise en scène Axel Ranisch
  • DIrection musicale : Leonardo Sini
  • Chœur (direction) Eberhard Friedrich
  • Gianni Schicchi
  • Gianni Schichi : Roberto Frontali (chante aussi le rôle de Michele dans Il tabarro)
  • Lauretta : Narea Son (chante aussi le rôle de l’un des amants dans Il tabarro et de Suor Genovieffa, dans Suor Angelica)
  • Rinuccio: Oleksy Palchykov (chante aussi le rôle de l’un des amants dans Il tabarro)
  • Il tabarro
  • Luigi : Najmiddin Mavlyoanov
  • Giorgetta : Elena Guseva (Chante également le rôle titre de Suor Angelica, dans Suor Angelica)