Dantedì: Flânerie dans les pas de Dante à Florence

Dantedì: Flânerie dans les pas de Dante à Florence

Quelques heures de liberté à Florence suffisent à mettre ses pas dans ceux de Dante Alighieri. Une flânerie à la recherche de quelques-unes des traces qu’il a laissées dans sa ville. Une promenade toujours inachevée mais qui prend toute sa saveur à la veille du Dantedì, la journée que les Italiens consacrent au Sommo poeta. 

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La statue de Dante, sur la place Santa Croce à Florence, est l’œuvre d’Enrico Pazzi. Elle fut inaugurée en 1865. Photo: Marc Mentré

Au fond de la place Santa Croce à Florence, sur le côté de l’église éponyme, se dresse un Dante gigantesque, couronné des lauriers du poète. Il est hissé sur un piédestal massif qui arbore fièrement en dédicace “A DANTE ALIGHIERI L’ITALIA” suivi d’une date en chiffres romains “ M DCCC LXV”. Quatre lions se dressent chacun à un coin de ce socle tenant une carapace de tortue. Sur chacune d’elle est gravé le titre aujourd’hui difficilement lisible d’une œuvre “mineure”: Vita Nuova, Convivio, De vulgari eloquentia et Monarchia

C’est Dante lui-même qui tient dans sa main droite un exemplaire de la Divine Comédie. Derrière, un aigle, symbole de l’Empire romain, semble veiller sur lui. Le poète ne paraît guère joyeux. On le sent soucieux, mais on lit sur son visage une grande détermination. 

L’inauguration du monument, le 14 mai 1865 par le roi Victor-Emmanuel II, et une foule venue de toute l’Italie, ne fut pas seulement l’occasion de fêter le 600e anniversaire de la mort du poète. C’était aussi le “père fondateur” de l’idée même d’Italie —et de sa langue— qui était célébré. 

Une machine à remonter le temps

En quittant la lumineuse piazza Santa Croce pour s’engager dans les rues étroites, le promeneur s’engage dans une machine à remonter le temps. Certes Florence à l’apparence d’une ville de la Renaissance, mais avec un peu d’attention, on décèle facilement les traces des constructions médiévales ne serait-ce que par ces murs et façades de gros moellons de pierre brune qui affleurent partout.

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La maison de Dante. Photo Marc Mentré

La maison de Dante est au cœur de ce vieux Florence, cœur historique de la ville. On la découvre au détour d’une ruelle, bâtisse austère de trois étages construite au bord d’une placette. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas à proprement parler de LA maison où vécut le poète, mais d’une maison où l’on installa un musée à lui dédié pour le… 700e anniversaire de sa naissance ! Il a donc —logiquement— ouvert ses portes en 1965. 

Dans la Florence contemporaine, où l’expression “sur-tourisme” n’est pas vaine, ce musée apparaît comme un havre de paix. Pas de groupes menés par un guide brandissant son oriflamme, cette modeste bâtisse ne saurait les accueillir. On y croise des individus solitaires, des familles, des grands-mères qui expliquent à leurs petits-enfants la vie du poète… 

La sanglante bataille de Campaldino

Ce musée a été réaménagé il y a quelques années avec l’idée d’en rendre la visite plus interactive. Celui qui a connu l’ancien aménagement regrettera que l’immense plan en bois de la Florence médiévale et celui qui représentait la bataille de Campaldino aient disparu. 

Après avoir gravi un long escalier de pierre, le visiteur entre dans une pièce nue, où un panneau affiche les dates essentielles de la vie du poète. Derrière une tenture noire se cache une autre pièce où nous sommes censés revivre à grands coups de hennissements et de bruits de ferraille la sanglante bataille de Campaldino (1289) qui vit la victoire des troupes florentines et de leurs alliées contre celles d’Arezzo, scellant la victoire des guelfes sur les gibelins.

Le poète y participa au premier rang des feditori, les cavaliers chargés de recevoir la charge de la cavalerie arétine, les généraux florentins ayant choisi une stratégie défensive. Les cavaliers gibelins, au nombre de 300 environ, s’alignèrent sur deux ou trois rangs si serrés «que le vent ne devait pas passer entre les lances». Ils avancèrent d’abord doucement pour se lancer ensuite au grand galop au cri de «San Donato cavaliere!» et enfoncer les lignes guelfes. Par miracle, Dante sortit vivant de cette effroyable mêlée, mais les images de combat, les horribles blessures des combattants, les lâchetés de certains et le courage d’autres le hantèrent toute sa vie. Sa Comédie est aussi un récit de guerre.1 

Au même étage, on trouve des jeux qui permettent d’entrer dans l’histoire des arti, ces puissantes corporations qui faisaient à l’époque de Dante la politique de la ville. Bien sûr, on est particulièrement attentif à celle des Medici e Specializi (Médecins et pharmaciens) à laquelle appartint le poète et qui lui permit de jouer un important rôle politique dans la ville, jusqu’à être élu prieur de mi-juin à mi-août 1300. Une table interactive retrace aussi le conflit qui opposa les Guelfes et les Gibelins et qui ensanglanta pendant près d’un siècle les rues de la ville.

La douce polyphonie des récitants

Mais, l’essentiel, pour l’amoureux de Dante se trouve à l’étage supérieur consacré à la Divine Comédie. Le visiteur passe d’abord devant une bibliothèque qui occupe tout un mur et abrite d’innombrables éditions de la Divine Comédie dans toutes les éditions et traductions imaginables, sans doute pour dire que cette œuvre est devenue universelle. Puis on entre dans une pièce où sont projetées sur un mur d’immenses reproductions des illustrations de Gustave Doré, accompagnées d’une récitation d’extraits du poème. L’essentiel n’est pas dans ce dispositif. Il est de se trouver accompagné par d’autres visiteurs qui récitent à voix basse ces extraits, créant une douce polyphonie. 

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Le cercle étroit de Florence au temps de Dante

Sortant de ce lieu apaisé, on se prend à chercher les traces de la Florence médiévale et de l’univers dantesque. Quelques pas et c’est fait. La piazza dei Donati est à côté, et si l’on avance un peu on tombe sur la rue dei Cerchi. On se souvient alors que les deux familles, ennemies mortelles lorsque s’affrontaient les guelfes blancs et les guelfes noirs, étaient voisines. Que toutes ces familles étaient du même quartier de Florence, le sestiere de la Porta san Pietro.

Remonter vers ce qui est aujourd’hui la Biblioteca delle Oblate, traverser la via Folco Portinari, nous rappellera que c’est peut-être là «che questa mirabile donna apparve a me vestita di colore bianchissimo». Merveilleuse apparition de Béatrice, alors âgée d’environ 18 ans, telle que Dante la raconte dans la Vita Nuova.2 Poursuivre un peu le long de cette rue nous mène devant l’hôpital Santa Maria Nuova, celui-là même qui fut fondé par Folco Portinari (le père de Béatrice) en 1286. Il entra en service deux années plus tard.3 

Une trentaine de plaques pour célèbrer le poète 

Pour accompagner cette recherche d’une Florence oubliée, en 1907, la commune avait décidé d’installer une cinquantaine de plaques commémoratives, sur les murs de la ville célébrant le poète et son œuvre.Il en reste une trentaine. Il en est une par exemple, via del Corso à deux pas de la maison du poète, où l’on peut lire un célèbre passage de l’Enfer, celui où le colérique Filippo Argenti, après avoir vainement essayé d’entraîner Dante dans les eaux bourbeuses du Styx, alors qu’il est poursuivi par les autres damnés, décide de se déchirer lui-même les chairs:

Tutti gridavano : «A Filippo Argenti !»

E ‘l Fiorentino spirito bizzaro 

in se’ medesmo si volgea co’ denti 4

Cette plaque est installée sur le mur d’une maison qui appartint à la puissante famille des Adimari, à laquelle F. Argenti était apparenté. Mais de la maison d’époque il ne reste rien. Elle fut saccagée et brûlée en 1343. 

Toutefois, toutes les constructions de l’époque ne furent pas détruites, même si nous ne pouvons qu’imaginer aujourd’hui la «forêt de tours» qu’était avant 1250 Florence. «Certaines hautes de 120 brasses (70 mètres), soit plus des deux tiers de la hauteur de la coupole de Brunelleschi», dit John Majemy.5. Leur hauteur était proportionnelle au niveau de richesse de chacune des familles. Outre cette marque de puissance, elles étaient aussi un moyen de se protéger à la moindre émeute. Les deux tours jumelles, l’Asinelli, pour la plus grande, et la Garisenda pour la plus petite, symboles de Bologne, donnent une idée concrète de la hauteur que pouvaient atteindre ces édifices. 

Des tours d’une hauteur limitée à 29 mètres

En 1250, le gouvernement du Primo popolo mit un frein à cette escalade, en ordonnant qu’aucune tour ne dépasse 50 brasses (29 mètres), et ne domine le nouveau Palazzo del popolo (l’actuel Bargello) construit à cette époque. Il s’agissait de mettre au pas les familles nobles de Florence, en les privant de ce qui était aussi un outil de guérilla urbaine. Mais même ainsi bridées, les Magnati de Florence ne renoncèrent pas pour autant à leurs tours.

Aujourd’hui, il est toujours possible d’en voir de quasiment intactes, comme la Torre della Castagna, même s’il lui manque les éléments extérieurs comme les escaliers et les balcons qui étaient en bois. Il est vrai que c’est dans cette tour —qui se trouve également à moins de 200 mètres de la maison de Dante— que se réunissaient les prieurs avant la construction de ce que l’on appelle aujourd’hui le Palazzo Vecchio. Peut-être est-ce en passant devant cette tour, que la conscience et l’ambition politique du poète sont nées…

Béatrice a épousé un banquier de la puissante famille Bardi. Celle-ci s’était installée Oltrarno, c’est-à-dire de l’autre côté du fleuve. Il faut alors emprunter le Ponte Vecchio pour s’y rendre.. 

 «Cosa fatta, capo ha!»

Difficile d’oublier que c’est ici, au milieu de ce pont que le jour de Pâques 1215,6, le jeune Buondelmonte tout vêtu de blanc, monté sur un cheval blanc et la tête couronnée d’une guirlande de fleurs allait inconscient vers son destin. Le malheureux (ou l’imbécile) avait décidé de son propre chef d’épouser une fanciulla Donati, alors que son mariage avec une Amadei était prévu et organisé. Ce faisant, il avait bousculé les usages, brisé une alliance qui devait réconcilier plusieurs familles, et aussi humilié les Amadei et leurs alliés. 

Ceux-ci s’étaient réunis la veille du crime et avaient scellé le sort du jeune impudent. C’est lors de cette réunion que Mosca dei Lamberti avait proposé de s’en débarrasser «et de mettre une pierre dessus», concluant d’une expression encore utilisée aujourd’hui « Cosa fatta, capo ha!». Elle signifie que lorsqu’un acte, quelqu’il soit, a été commis, il n’est pas possible de revenir en arrière et il faut en accepter les conséquences. 

Un violent coup de masse à la tête jeta Buondelmonte à terre. Les autres assaillants se jetèrent sur lui et lui tranchèrent la gorge. Il fut laissé pour mort et dit la chronique «son vêtement de soie blanche devint un horrible chiffon sanglant». L’émotion fut énorme et ce crime déclencha une terrible vendetta. C’est ainsi —dit-on— qu’à Florence commença l’affrontement entre Guelfes et Gibelins. 

Les vers de Dante pour se souvenir

De cet épisode, il nous reste aujourd’hui, les vers de Dante

Gridò : Ricorderaiti anche del Mosca, 

chi dissi, lasso “Capo ha cosa fatta

che fu il mal seme del gente tosca7

et une pierre gravée sur le Ponte Vecchio rappelant où se trouvait une statue romaine de Mars, le premier protecteur de Florence. Elle est alors installée sur le pont et c’est à ses pieds que Buondelmonte trouva la mort. La statue sera emportée par une crue en 1233. Aujourd’hui, il ne nous reste qu’une terzina du Paradis gravée sur une autre plaque installée “côté ville”, On peut lire: 

…Convienasi a quella pietra scema 

che guarda il ponte, che fiorenza fesse

vittima della sua pace postrema8

Et Béatrice? La maison des Bardi (il n’est pas mention de “tour” dans les chroniques) où, peut-être, elle est morte a disparu. Il reste une via dei Bardi que l’on emprunte en tournant à droite au débouché du Ponte Vecchio

Cette rue nous emmène via les jardins Bardini vers san Miniato al Monte d’où l’on peut découvrir toute la ville de Florence, avec en son centre Santa Maria del Fiore et à son côté, le Baptistère. Le jeune Durante Alighieri y reçut sans doute le sacrement du baptême en 1266. Il était d’usage alors de baptiser tous les nouveaux-nés de l’année dans une cérémonie collective le samedi saint. Au XIVe siècle, de 5500 à 6000 enfants étaient ainsi baptisés.9Mais pour parler de cela plus en détails, un autre voyage sera nécessaire en prenant, pourquoi pas, comme point de départ le Baptistère.

Baptistère_Florence

Le plafond du Baptistère, avec le Christ rédempteur au centre. Photo Marc Mentré

  • Illustration de première page: La Madonna della Misericordia (atelier de Bernardo Daddi) date de 1352. Elle est la plus ancienne représentation de Florence.
Béatrice, de Dante à Orval

Béatrice, de Dante à Orval

Est-il possible après sept cent ans de recherches et d’études qu’un pan ignoré de La Divine Comédie soit subitement révélé et mis en lumière? David Pierson en publiant “Béatrice de Dante à Orval” en est convaincu. Mais une conviction fait-elle vérité? 

«La veuve Mathilde, ayant par mégarde laissé tomber son anneau nuptial dans la fontaine de cette vallée, se mit à supplier Dieu, et aussitôt une truite apparut à la surface de l’eau, portant en sa gueule le précieux anneau. Mathilde s’écria alors: “Vraiment, c’est ici un Val d’or!”, et elle décida par reconnaissance de fonder un monastère en ce lieu béni.» Telle est la légende de la fondation de l’abbaye d’Orval de ce monastère cistercien, installé depuis 950 ans dans les Ardennes belges.

C’est à cette légende que s’est intéressé le journaliste David Pierson, plongeant dans l’histoire complexe de l’abbaye et de la période de sa fondation: le XIe siècle. De cette enquête, il a tiré un livre, Béatrice de Dante à Orval, dans lequel il établit un lien entre le Sommo poeta et la fondation du monastère, ce lien n’étant rien moins que… Béatrice. 

Mathilde de Toscane serait la Matelda du Paradis terrestre

Mais d’abord qui est cette « Mathilde” de la légende d’Orval ? Il s’agit sans aucun doute de Mathilde de Toscane. Cette descendante de la grande féodalité italienne et germanique se trouvait alors en Lorraine (Lotharingie à l’époque). Elle devait épouser vers 1069-1070 Godefroy III le Bossu, duc de Basse Lorraine, à Verdun qui se trouve à quelques dizaines de kilomètres d’Orval. De cette union naîtra une petite fille, Béatrice, qui mourut en janvier 1071.

La légende de la fondation de l’abbaye d’Orval se serait construite autour de ce drame. Mais David Pierson va plus loin: «On doit accepter qu’Orval fut fondée par Mathilde de Toscane, non pour retrouver son anneau, mais en mémoire de sa fille Béatrice!» (p.238)

Faut-il pour autant estimer que la bella donna du Chant XXVIII du Purgatoire est Mathilde de Toscane, comme l’affirme David Pierson? 

Cela mérite un peu de prudence. Certes, les premiers commentateurs, comme par exemple Pietro le fils de Dante et Benvenuto da Imola, identifiaient Matelda à Mathilde de Toscane, mais depuis le doute s’est instillé. D’autres personnages sont évoqués comme «la mystique allemande Mechtilde de Hackenborn ou Mathilde de Magdebourg, etc. ou encore (…) des figures allégoriques comme la Philosophie, la Grâce, la dame Primavera de la Vita Nuova (XXIV, 3).10

Grégoire VII, l’amant de Mathilde ?

Mais admettons. Là où il devient difficile de suivre David Pierson, c’est lorsqu’il affirme que le pape Grégoire VII, lorsqu’il n’était encore que le moine Hildebrand, était l’amant de Mathilde de Toscane, et qu’il serait le père de la petite Béatrice morte en Lotharingie.

Il est vrai qu’historiquement Mathilde fut un soutien constant et fidèle de ce qu’on l’a appelé la réforme grégorienne et elle s’est rangée aux côtés de la papauté dans la « querelle des investitures » qui opposa celle-ci à l’empereur germanique Henri IV. Mais de là à reprendre les pires rumeurs de l’époque et surtout l’accusation des opposants (c’est-à-dire les évêques allemands, partisans d’Henri IV) à Grégoire VII lors du Synode de Worms de 1076, il y a un pas.

Pourtant, cette liaison est au cœur de la démonstration de David Pierson. Il multiplie les sources historiques pour assurer sa thèse et cherche dans La Divine Comédie et les autres ouvrages de Dante, des indices susceptibles de la conforter. En voici deux exemples:

  • le mot valore (ou valor, avvalore). Il est présent «trois fois dans l’Enfer, neuf fois dans le Purgatoire, et dix-huit fois dans le Paradis.» (p. 68) Ce n’est pas un hasard, écrit David Pierson: «Dante a très bien pu jouer sur le mot valore pour en faire oreval».
  • dans le Paradis (Chant XXXI v. 66-69 et Chant XXXII, v. 4-17), D. Pierson établit un lien hardi entre saint Bernard, et la place à laquelle se trouve Béatrice dans la rose céleste de l’Empyrée.

Saint Bernard est le fondateur de l’abbaye de Clairvaux, qui est au «troisième rang cistércien», et Orval se trouve être la troisième «fille» de Clairvaux. Béatrice, de son côté se trouve, nous dit Dante dans le Paradis «dans le rang que forment les troisièmes sièges / se tient Rachel au dessous d’elle, / avec Béatrice comme tu vois» (Ne l’ordine che fanno i terzi sedi, / siede Rachel di sotto da costei / con Bëatrice, sì come tu vedi.— Chant XXXII, v. 7-9). Il suffit donc de superposer les deux hiérarchies et «Béatrice devient Orval» (p.55).

Coder les informations sensibles

Donc, pour résumer, Orval (l’abbaye) est Béatrice, cette dernière étant la fille de Mathilde de Toscane et d’Hildebrand, futur Grégoire VII. Et écrit David Pierson: 

C’est bien pour stigmatiser l’union honteuse de Mathilde et Hildebrand que Dante baptise “Béatrice” “la glorieuse dame de sa pensée”. (…) Cet énorme scandale, Dante le connaît avant d’écrire La Divine Comédie. (…) il attend d’écrire un texte magnifique (pour en assurer la pérennité) tout en codant les informations sensibles pour se mettre, lui et son texte, à l’abri de l’Inquisition et de l’Église. (pp. 236-237)

Beatrice_Dante_Orval

Béatrice de Dante à Orval, David Pierson, Weyrich,Neufchâteau, 2020.

Nous laisserons cette conclusion à l’auteur, car il est très difficile de la partager. La Divine Comédie est un texte vieux de sept siècles. Son auteur, Dante Alighieri, a peut-être semé des indices —plus ou moins— ésotériques dans son texte. Lui-même dans son épître XIII, où il dédicace le Paradis à CanGrande della Scala, explique que sa poésie a plusieurs niveaux de lecture. Mais il ne parle pas de « sens caché ». Dante n’avance pas masqué. C’est un homme qui a fait la guerre, qui a eu d’importantes responsabilités politiques, pourquoi se serait-il abrité derrière on ne sait quel masque pour une affaire vieille de deux siècles (à son époque). 

Quant à régler ses comptes avec les papes, il n’a pas cherché à se mettre à l’abri de l’Inquisition et de l’Église. C’est lui qui envoie des papes en Enfer pour simonie, et non des moindres: Nicolas III et le très contemporain Boniface VIII. Sa Monarchie  n’est pas un texte favorable à la papauté, où en tout cas à la vision théocratique des papes de son siècle. D’ailleurs, cet ouvrage fut mis à l’index pendant quelques siècles.

S’il avait voulu dénoncer la liaison (supposée) entre Mathilde de Toscane et Grégoire VII, il l’aurait fait sans aucun doute et soit directement, soit en utilisant les périphrases dont il est coutumier mais qui permettent d’identifier facilement les personnages qu’il évoque. 

Illustration : Mathilde de Toscane avec Hugues de Cluny et l’Empereur Henri IV (Extrait Vat.lat.4922 — 1115)

L’auteur de l’ouvrage, David Pierson, a apporté le commentaire suivant à ma chronique de son livre:
(Je le publie ici bien.volontiers pour qu’il soit visible de manière permanente, un problème technique faisant que les commentaires sont « dépubliés » après 15 jours)

« Merci pour votre critique de mon livre.

J’aurais aimé pouvoir converser avec vous de vive voix, argumenter dans un confortable fauteuil avec, pourquoi pas, une bière d’Orval à portée de main. Malheureusement, la situation sanitaire nous prive de tous les aspects non verbaux de notre communication et la résume à une conversation épistolaire. Soit.

Tout en requérant la prudence, et en rappelant que d’autres noms ont été proposés, vous admettez l’identification de la “Matelda” de Dante à la comtesse Mathilde de Toscane. (Votre titre : Grégoire VII, l’amant de Mathilde ?)

Mais « il devient difficile de le suivre », écrivez-vous, lorsque j’affirme que Grégoire VII fut l’amant de Mathilde alors qu’il n’était encore que le cardinal-diacre Hildebrand. Cependant, vous ne parlez pas d’un indice capital qui m’amène à cette assertion : la comparaison que fait Dante entre Matelda et Proserpine (Purg. XXVIII). Dans la Mythologie, cette dernière est fille de Cérès et fut enlevée aux Enfers par Pluton. Pourquoi Dante saluerait-il la première personne qu’il rencontre au Paradis terrestre en lui disant : tu me fais souvenir de Proserpine ce qui revient à dire : tu me rappelles la reine des Enfers ?

Bien évidemment pour nous rappeler cet épisode de l’enlèvement de Proserpine. Ce qui m’amène, certes en accord avec les pires rumeurs de l’époque (mais au moins existent-elles !), à supposer une relation charnelle entre Mathilde de Toscane et son directeur de conscience. Ce dernier étant aussi celui qui réussit à imposer l’une des plus importantes réformes de l’Église et la plus importante du Moyen Âge ! Une relation qui aurait eu pour fruit une petite Béatrice…

Hildebrand / Grégoire VII, l’oublié de Dante ?

Faut-il croire, comme Henri Hauvette en 1911* , que ne sachant où placer Grégoire VII dans son œuvre, Dante a choisi de l’oublier ? Alors que ce pape est celui qui met en pratique la théocratie papale. Un système politique que combat Dante, tant dans le Monarchie, comme vous le rappelez, mais aussi dans la Divine Comédie (Purg. XVI, 127-129). Non ! Grégoire VII est bien présent, victime de la condamnation de Dante à porter les masques de Pluton et Lucifer ! Oui, Lucifer, qui par ses trois bouches avale un traitre au Christ et deux traitres à l’Empire, figure bien Hildebrand. Une affirmation qui me permet au passage d’éclairer le sens du très énigmatique vers « Pape Satan, Pape Satan aleppe » qui ouvre le chant VII de l’Enfer.

Dante lui-même dit qu’il n’a pas choisi le prénom Béatrice (qui signifie celle qui donne béatitude) mais qu’il fut choisi par bien des gens qui ne savent pas ce que c’est que donner un nom ! (Vita Nuova II et mon livre, pp. 236-237). Pourquoi si ce n’est pour fustiger ce scandale ?

Pourquoi Dante se cache ? Car cette fois, contrairement aux autres accusations qu’il porte contre des papes, il ne dispose d’aucune preuve !

La thèse, nouvelle, que je propose permet une lecture transversale de l’œuvre du plus profond de l’Enfer (où est prisonnier Lucifer) jusqu’au sommet du Paradis, dans l’Empyrée où rayonne Béatrice. Là où Dante offre la révélation par la voix de Saint Bernard à qui il fait présenter une hiérarchie « du troisième rang depuis le plus haut gradin ». Or cette description est d’une symétrie parfaite avec la filiation de Clairvaux, abbaye fondée par le saint lui-même et où la place de Béatrice correspond à celle de l’abbaye d’Orval ! Selon cette lecture de Dante, Orval et Béatrice sont donc… équivalentes !

D’où je suppose qu’Orval, en ses débuts et avant de devenir une abbaye, aurait accueilli une chapelle dédiée à la mémoire de la petite Béatrice, fruit d’un amour défendu. Ce qui peut correspondre à la réalité archéologique.

Tout comme lors du sixième centenaire de la disparition du poète, où Miguel Asin Palacios révélait les emprunts de Dante à des légendes arabes, oui, je pense qu’on peut encore découvrir des pans ignorés de la Divine Comédie. Il a fallu cinquante années pour que l’on admette et reconnaisse le bien-fondé des découvertes d’Asin Palacios, je n’espère pas faire mieux.»

* Hauvette Henri, Dante, Introduction à la lecture de la Divine Comédie, Paris, Hachette, 1911, p. 14.