Cronaca, Livres
Une nouvelle édition de la Divine Comédie publiée dans la prestigieuse collection de La Pléiade est un événement rare, et il ne faut pas bouder son plaisir: cette édition est une réussite. Elle l’est d’abord par les principes qui ont guidé sa conception et en premier lieu le choix de réaliser une édition bilingue. Pour le texte original, c’est celui établi par Giorgio Petrocchi qui a été retenu, et pour la traduction celui de Jacqueline Risset.
L’équipe réunie autour de Carlo Ossola, professeur honoraire au Collège de France, est impressionnante. Pasquale Porre, professeur d’Histoire médiévale et spécialiste de St Thomas d’Aquin, y côtoie Luca Fiorentini fin connaisseur des commentateurs de Dante, Ilaria Gallinaro, une chercheuse indépendante et Jean-Pierre Ferrini qui fut l’élève de Jacqueline Risset.
Sans surprise en regard des compétences et de l’érudition des membres de ce collectif, l’édition critique de la Divine Comédie qui est proposée est remarquable par sa densité et sa richesse.
L’édition du texte est complétée d’une prudente chronologie-biographie du poète. Une réserve qui s’explique par l’absence de documents et de témoignages. Cela rend très difficile de reconstituer précisément la vie de Dante mais aussi les dates et les conditions dans lesquelles il a composé ses œuvres.
56 ans se sont écoulés depuis la précédente édition
On trouve également dans ce volume une «anthologie» composée d’une quinzaine de textes extraits d’œuvres d’auteurs du XXe siècle donne à voir et à percevoir l’œuvre sous différentes facettes. Ils permettent de saisir comment il a été compris et appréhendé par des écrivains et des poètes contemporains, comme Borges, Yves Bonnefoy, Ossip E. Mandelstam…
Mais pourquoi cette nouvelle édition de la Divine Comédie a-t-elle tant tardé? Il s’est en effet écoulé 56 longues années entre la publication de celle-ci et la précédente.
Ce chiffre de 56 doit tout à la magie des anniversaires, car à travers ces deux éditions sont célébrées la naissance et la mort du Sommo poeta. En 1965, lorsque furent publiées les Œuvres complètes de Dante, entièrement traduites et commentées par le seul André Pézard, se célébrait le 650e anniversaire de la naissance du poète. 2021 est l’année du 700e anniversaire de sa mort.
56 ans est une vie d’homme. La conception des deux ouvrages ne peut donc être similaire. Le premier est l’œuvre d’un homme alors que le second est un travail d’assemblage, fruit de la collaboration de plusieurs spécialistes.
De Michele Barbi à Giorgio Petrocchi et d’André Pézard à Jacqueline Risset
Une différence majeure se tient au «cœur» de chacune de ces éditions et les caractérise. On le sait, nous ne possédons aucun manuscrit original de la main de Dante. Les textes en vulgaire illustre utilisés sont tous établis après de longues et complexes recherches philologiques et ils diffèrent pour certains passages.
Pour l’édition de 1965, André Pézard expliquait avoir suivi le texte publié en 1921 par la Società dantesca italiana et établi par Michele Barbi. Il s’agissait alors pour les Italiens de commémorer un anniversaire, celui du 600e de la mort de Dante! Mais, faute de place, celui-ci ne pouvait être publié dans le volume de La Pléiade, qui ne comprenait que la seule traduction d’A. Pézard.
Pour l’édition 2021, c’est le texte de la Commedia, établi par le philologue italien Giorgio Petrocchi en 1966-1967 qui a été retenu. Il est accompagné de la traduction de Jacqueline Risset originellement publiée entre 1985 (l’Enfer) et 1990 (le Paradis).
Deux textes en dialogue
Il peut paraître curieux de choisir un texte qui accuse déjà plus de 30 ans d’âge, même si Jacqueline Risset a retravaillé et corrigé sa traduction jusqu’en 2010, peu de temps avant son décès en 2014.
La clé de ce choix, que porte Carlo Ossola le maître d’ouvrage de cette édition, se trouve dans quelques lignes mises en exergue par Jacqueline Risset dans l’édition originale de sa traduction du Paradis (Flammarion, 1990):
J’évoque avec gratitude, la mémoire de Giorgio Petrocchi qui a suivi mon travail jusqu’à sa mort prématurée
«Lorsque l’on met les deux textes côte à côte, ils ont un dialogue, résume Carlo Ossola. Le texte italien de G. Petrocchi et le texte français nous viennent de deux personnalités qui à Rome ont eu durant des années un échange. Les archives de Jacqueline Risset contiennent des lettres de G. Petrocchi. Ils se fréquentaient. Sans compter ce qui n’a pas laissé de traces: les rencontres à la faculté de lettres, les échanges téléphoniques».
C’est dans cet esprit que dans la nouvelle édition le texte en vulgaire illustre et celui en français se font face, ligne à ligne, vers à vers, offrant ainsi une lecture croisée permettant les comparaisons..
Le passage à une traduction plus «fluide»
La nouvelle édition se justifie aussi sans doute par… la traduction elle-même. Celle d’André Pézard reposait sur un pari, qu’il présentait ainsi dans son Avertissement:
Il leur (aux lecteurs) faudra un petit effort pour accepter la discipline ou le défi que je leur propose: cet usage d’une langue qui n’est nullement sacrée, que personne ne parle mais n’a jamais parlé sous cette forme; dont le tissu courant est le français moderne, mais français dépouillé de tous ses vains modernismes; et en revanche enrichi de joyaux retrouvés. (Avertissement XIX)
Aujourd’hui, cette langue étrange —qui masque une incroyable précision et justesse de la traduction— inventée par A. Pézard a vieilli. Il était sans doute temps pour La Pléiade de proposer une traduction plus «fluide», comme Carlo Ossola caractérise celle de J. Risset.
C’est donc celle-ci qui a été retenue, mais “nue”, c’est-à-dire sans l’introduction et les notes de l’édition originale.
Pour l’introduction, il est peut-être dommage qu’elle n’ait pas été reprise, au moins pour partie, car celle-ci donnait le “ton” singulier de sa traduction:
Dante n’est pas seulement —dans son lointain XIVe siècle— très proche; il est aussi, ce qui est difficile à exprimer, et peut-être pas encore tout à fait exprimable, en avant de nous. (…) quelque chose se dessine, dirait-on, à partir du texte de Dante, lu aujourd’hui: quelque chose qui brise d’un coup le bibelot, et de façon inattendue opère une métamorphose de la matière: à la fois attention multipliée, prolongée jusqu’au-delà de l’audible de la chute du cristal, et distraction souveraine, négligence, qui laisse les mots trouver pour nous, et les rejoint tout à coup d’un coup d’aile, et dans la prise du souffle…
Les notes en fin de volume, une bonne idée?
Jacqueline Risset avait choisi d’éclairer le texte de la Divine Comédie dans l’édition initiale de Flammarion par des notes simples et directes —une vingtaine environ par chant—, à portée essentiellement informative. Ces notes ont été abandonnées pour être remplacées par un volumineux appareil de plus de 500 pages, faisant du nouveau Pléiade un ouvrage, érudit et savant.
Cet abandon était sans doute inévitable, mais il enlève de la “chair” à la traduction originale. Les notes éclairent en effet souvent les doutes, les choix et les remords des traducteurs et des traductrices. En ce sens, elles font partie du texte.
On peut aussi regretter que ces notes soient regroupées en fin de volume. André Pézard avait réussi à obtenir une dérogation en raison des spécificités de la Divine Comédie:
L’Éditeur, écrivait-il, dans son Avertissement, a rompu —non pas en ma faveur mais en faveur de Dante— une règle impérieuse et raisonnée, “toutes les notes en fin de volume”. (…) Les Italiens eux-mêmes, et les professeurs comme les autres, ont constamment besoin de notes pour entendre la Comédie: parfois trois ou quatre notes pour un seul vers, inintelligible sans ce recours immédiat. (p. XXXVIII).
La nouvelle édition comporte une intéressante innovation, dont Jacqueline Risset avait semé les graines dans son ouvrage préparatoire à la traduction de la Comédie, Dante écrivain ou l’intelleto d’amore. (Flammarion, 1982, pp. 229-234).
Elle y explorait alors les rapports entre une poignée d’auteurs du XXe siècle et Dante. Elle y évoquait le très catholique Claudel, pour qui, nous disait-elle «le mot qui explique toute l’œuvre, c’est Amour», Gide, Valéry et surtout Philippe Sollers, dont la revue Tel Quel avait consacré, en 1965, un numéro spécial, Dante et la traversée de l’écriture.
Une anthologie des écrivains et poètes du XXe siècle
L’idée a été reprise et développée sous la forme d’une Anthologie Lectures de Dante au XXe siècle. Elle s’ouvre sur le texte fameux d’Ezra Pound où il écrit: «Dante ou son intelligence peuvent aussi signifier “Tout le monde”». En effet, explique Jean-Pierre Ferrini, qui a coordonné ces pages, «l’usage de la première personne du singulier, qui conjugue de façon inédite la relation entre l’auteur et le narrateur-personnage, projette la vie collective de Dante dans une forme collective», d’où cet «Everyman» du poète américain qui est «nous tous, l’humanité entière».
Pour cette anthologie n’ont été retenus que des auteurs masculins. Or, des auteures féminines y auraient eu toute leur place. Pour en rester à deux exemples, Virginia Woolf, dont «la lecture de la Divine Comédie revient de façon obsédante dans son journal en particulier» ou l’Argentine Victoria Ocampo, auteure d’un remarquable essai De Francesca à Béatrice, ont également lu, commenté et s’étaient inspirées de la Divine Comédie.
Il n’en reste pas moins que la sélection resserrée des textes est passionnante à lire et ouvre à la réflexion. Qu’il s’agisse du regard de Maurice Barrès sur le «style dantesque», «ce qui fait sa perfection, c’est le naturel des mots, joint à la difficulté extraordinaire de cette strophe de trois vers où il les enchâsse», où de la réflexion de T.S. Eliot sur ce que lui a appris la lecture de Dante: «De lui (…) j’ai appris que le matériau qui était le mien, l’expérience d’un adolescent dans une ville industrielle d’Amérique pouvait devenir le matériau de la poésie.»
On pourrait citer aussi Yves Bonnefoy qui s’interroge sur la traduction, Eugenio Montale lorsqu’il affirme que «la vraie poésie ait toujours le caractère d’un don», mais peut-être est-il sage de s’arrêter à Pier Paolo Pasolini dont l’extrait choisi fait écho au texte de Dante:
Il eut une goutte, encore, de sourire malicieux et douloureux dans l’œil incapable de sourire, puis, d’un air amical, il ajouta: «Mais toi, pourquoi veux-tu retourner au milieu de cette dégradation? Pourquoi ne continues-tu pas à gravir cette pente, seul, comme tu es destiné à l’être, et comme tu l’es?»
Cronaca, Livres
En ce mois d’octobre, l’amateur de Dante ne sait plus ou donner de la tête. C’est une avalanche de colloques plus ou moins savants, d’expositions, de manifestations et de publications, au risque de l’indigestion.
Cet embouteillage est le fruit de la conjonction de deux phénomènes. Le premier était prévu. Il s’agit du 700e anniversaire de la mort de Dante. Le second est lié à la fin —peu ou prou— des restrictions de déplacement et de réunion liées au Covid. Du coup, il devient de nouveau possible de voyager entre la France et l’Italie par exemple, d’organiser des réunions dans des salles fermées. Cette ouverture bienvenue permet de tenir des événements qui auraient du se dérouler au long de l’année 2021, et qui le sont en en un calendrier raccourci à quelques semaines. Quand aux publications, on sait à quel point les éditeurs aiment les anniversaires.
Un menu somptueux
Mais ne faisons pas la fine bouche. Le menu de cette fin d’année 2021 est somptueux si l’on regarde les évènements qui se sont déjà tenus et ceux à venir. La liste ci-dessous est loin d’être exhaustive:
- le 14 septembre, s’est tenu à l’Institut Culturel Italien un symposium franco-italien sur La forme dell’acqua dans la Divine Comédie où il était question de la «représentation que Dante fait des fleuves et de l’eau sous touts ses formes, symboles et significations».
- du 28 au 30 septembre, en Corse, un colloque interdisciplinaire s’est tenu à Bastia et à Corte sur le thème «Dante, la poésie et la musique en Corse»;
- les 7 et 8 octobre, à Nancy, un colloque international sur la Mondialisation de Dante (les débats sont encore visibles ici);
- le 8 octobre 2021, s’est tenu une journée d’études Dante: riletture, traduzioni e riscritture nelle lingue e nelle romanze, à l’Institut français de Florence;
- du 7 au 9 octobre, l’Accademia Nazionale dei Lincei à Rome organisait un colloque La biblioteca di Dante et à cette occasion était inauguré une exposition « immersive » sur les paysages et personnages de la Divine Comédie. Cette exposition court jusqu’au 16 janvier 2022;
- les 14 et 15 octobre c’était au tour de la Bnf —avec l’École des Chartes— d’organiser le colloque Dante en France, qui fut l’occasion de découvrir les richesses —notamment en terme de manuscrits— qu’elle détient.
- L’Institut Culturel Italien à Paris n’est pas en reste. Après avoir organisé en juin la magnifique exposition Drawing Dante, la Divine Comédie, moteur créatif de la bande dessinée en juin, celui-ci a tenu et tient toute une série de manifestations intéressantes. Le 13 octobre, René de Ceccatty auteur d’une traduction récente (en octosyllabes) de la Divine Comédie faisait une conférence sur Dante et la France, le 18, se tenait un colloque sur La «selva oscura»: Dante Ariosto, Tasso, le 21 octobre, un concert sur l’Univers musical de Dante, par l’Accademia dei Cameristi di Bari, et enfin le 3 novembre ce sera Julia Hartley et Dante, une sorte de carte blanche à cette jeune britannique spécialiste en littérature comparée.
- Il ne faut pas oublier le Musée Rodin. Il organise le 22 octobre une journée d’études consacrée à Dante, qui fut l’une des sources d’inspiration majeure du sculpteur
- Enfin, la galerie 24b crée une exposition inédite à Paris, sur la Divine Comédie, 700 ans une comédie actuelle, du 22 octobre au 12 novembre
L’édition n’est pas en reste
Les éditeurs se sont aussi mis de la partie pour célébrer le 700e anniversaire de la mort de Dante. Pour en rester à l’essentiel:
- La Pléiade publie une nouvelle édition de la Divine Comédie, 56 ans après celle des œuvres complètes d’André Pézard dans la même collection. Pilotée par Carlo Ossola, ce volume ne contient que la Divine Comédie mais en édition bilingue, avec la traduction de Jacqueline Risset.
- En Italie, Salerno Editrice publie le premier volume —Inferno— de la nouvelle, et très attendue, édition la Divina Commedia pilotée et commentée par Enrico Malato.
- Une jeune maison d’édition lilloise, les éditions Laborintus, publient une nouvelle traduction de l’œuvre de jeunesse de Dante, Vita Nuova, traduite par Nacéra Guenfoud Sairou et Giovanna Paola Vergari.
Maintenant, le plus difficile: comment rendre compte de toute cette bouillonnante activité, autrement que sous forme d’un sec sommaire qui ne rend pas compte de la richesse des contributions et des débats, et qui ne détaille pas l’intérêt de ces nouvelles parutions d’œuvres majeures. C’est à cela que nous allons nous attacher dans les prochaines semaines.
- Illustration: Image extraite de la présentation de Nathalie Coilly, Chargée de collections incunables, Réserve des livres rares, Bnf, lors des journées Dante en France des 14 et 15 octobre 2021..
Cronaca, Livres
Le Dante d’Elisa Brilli et de Giuliano Milani est une tresse. L’un de ses brins est composé des rares documents qui attestent l’activité citoyenne, politique, culturelle et diplomatique du poète dans l’Italie du Nord d’un Moyen Âge finissant. L’autre brin est constitué de ses œuvres, sorte de contrepoint dans lesquelles Dante lui-même retrace sa vie, ses ambitions, ses échecs et ses espoirs.
C’est sur cette matière d’autant plus friable que Dante «ne cesse de réécrire son parcours dans ses œuvres» qu’est construit ce Dante. Son sous-titre Des vies nouvelles, s’il est un clin d’œil au premier libello du poète florentin, raconte aussi une entrée dans cette «forêt obscure» qu’est la vie du poète et les chemins multiples qu’il faut parcourir au risque de s’égarer pour essayer de le suivre.
Mais que nous apporte de nouveau ce livre? Nous pourrions nous satisfaire, pour en rester aux récentes biographies francophones, du remarquable Dante d’Enrico Malato, fruit d’une vie de recherches sur le poète et son œuvre. Tout comme pourrait nous contenter le très récent Dante d’Alessandro Barbero, qui retrace avec verve son parcours entre une Florence, qui le porte au sommet des responsabilités politiques, avant de le condamner à l’exil et à une errance à travers l’Italie du Nord.
Le statut professionnel de Dante: poète
Dès les premières pages, les doutes sont balayés, même si la lecture peut être déroutante pour un béotien. L’ouvrage ne cède pas à la facilité en s’appuyant et analysant de nombreuses références poétiques, en particulier des œuvres de jeunesse peu connues du grand public. Mais le choix de reporter en fin d’ouvrage, le copieux appareil de notes (et l’épaisse bibliographie) facilite grandement la lecture.
Le portrait de Dante que dressent Brilli et Milani est celui d’un homme dont l’identité s’est faite par la poésie et pour la poésie, et cela dès son plus jeune âge. Ce sera d’ailleurs son seul «statut professionnel» tout au long de sa vie. Explorant la décennie qui s’étend de 1283 à 1293, dans le chapitre qu’il baptise Adolescence, ils relèvent:
Le jeune Dante fait de la poésie. Il en fait avec une intensité qui n’a pas d’égal dans son entourage. (…) Dante achève une poésie tous les deux mois, si on se limite aux poèmes dont la paternité est certaine; une tous les douze jours si on lui attribue le Fiore.
Une activité débordante surprenante, puisque le poète —qui n’a pas de métier— n’en tire aucune rémunération. Il n’est ni jongleur ni ménestrel ni homme de cour. C’est la preuve avance Elisa Brilli et Giuliano Milani
d’une passion et d’un choix de vie, autant qu’un moyen de promotion individuelle et, au fur et à mesure qu’il se fait connaître dans le milieu florentin, sociale.
Le «Je» de la personnification
Pour autant, notre poète ne fait pas de la poésie par simple jeu intellectuel. Au cours de ces années, il va explorer, utiliser, remanier et réinventer. Par exemple, il va jouer de la personnification. Celle d’Amour bien sûr, mais aussi de Mélancolie, d’Ire, de Douleur ou encore de la Mort. Lui-même va, en quelque sorte, se dédoubler en un “Je” qui sera souvent le narrateur de la poésie.
Mais les deux auteurs insistent, ce jeu d’écriture n’en est pas un. Ils prennent pour exemple la canzone Donna pietosa e di novella etate, que Dante va reprendre dans la Vita Nuova:
La donnée fondamentale que Donna pietosa livre, tant pour l’histoire culturelle que pour les récits de soi à venir de Dante, est la valeur de la mort et de la méditation sur la mort pour tout homme à la fin du Moyen Âge. Avant tout, cette chanson est le témoin de la nonchalance avec laquelle un jeune homme curieux d’expérimenter l’écriture en jouant avec les personnifications, les visions et les registres, peut transgresser le terrain de l’intériorité traditionnellement réservé à la poésie d’amour, pour en arriver à décrire les limites de l’expérience terrestre et, à peine entrevu, l’au-delà.
Une audience et un communauté à conquérir
Les enjeux de sa poésie sont multiples pour Dante. Il cherche notamment à travers un dialogue avec d’autres poètes, mais aussi dans la recherche de ce que l’on appellerait aujourd’hui une “audience” ou une “communauté” à acquérir “un espace légitime et public”. Ce sont ces enjeux qui se retrouvent exacerbés lors de la publication de la Vita Nuova:
Il ne s’agit pas là d’un pari littéraire à proprement parler, mais d’un pari plus radical encore: faire en sorte que l’activité littéraire en langue vernaculaire soit socialement reconnue et dotée d’une valeur supérieure à celle d’échange (qu’à la poésie pour les ménestrels qui gagnent ainsi leur vie) ou de divertissement plus ou moins engagé (…). Un tel pari est vital pour le jeune Dante (…) il mobilise, sélectionne et réorganise sa production lyrique dans un ouvrage qui a l’ambition de donner la preuve de ses qualités éthiques, artistiques et intellectuelles auprès d’un public élargi.
La vie de Dante, sur le plan politique, va s’emballer dans la dernière décennie du XIIIe siècle. Sa carrière éclair commence en 1295 et s’achève en 1301 par l’ambassade particulièrement importante à Rome.
Comment s’explique cette ascension extrêmement brutale qui voit un “inconnu” n’appartenant ni à une des familles nobles ni à l’une de celles qui dominent l’activité économique de Florence accéder aux principales responsabilités politiques de la cité?
L’influence des Ordres mendiants
Elisa Grilli et Giuliano Milani formulent l’hypothèse que Dante aurait reçu un sérieux coup de pouce de la part des ordres mendiants, Franciscains et Dominicains:
Si l’on considère cette présence politique des ordres mendiants (à Florence — Ndr), la contemporanéité entre la fréquentation de leurs couvents de la part de Dante et les premières traces de son engagement dans les institutions de la Commune semble loin d’être une coïncidence fortuite.
Mais on le sait cette carrière politique ambitieuse a été brisée par le retour des guelfes noirs dans les fourgons de Charles de Valois, l’éviction des guelfes blancs et pour Dante la condamnation à l’exil.
Pour lui, c’est une catastrophe et il le dira dans l’admirable chanson de l’exil, Tre donne intorno al core mi son venute:
«(…) E io, che ascolto nel parlar divino
consolarsi e dolersi
così alti dispersi,
l’essilio che m’è dato, onor mi tegno:
ché, se giudizio o forza di destino
vuol pur che il mondo versi
i bianchi fiori in persi,
cader co’ buoni è pur di lode degno.
(…)
Canzone, uccella con le bianche penne;
canzone, caccia con li neri veltri,
che fuggir mi convenne,
ma far mi poterian di pace dono.
Però nol fan che non san quel che sono:
camera di perdon savio uom non serra,
ché ’l perdonare è bel vincer di guerra.
(Et moi qui écoutait leur parler divin / se consoler et plaindre / de si noble bannis, / je tiens pour un honneur l’exil qui m’est donné: / car si jugement ou force du destin, veut que le monde change / les fleurs blanches en fleurs sombres, / tomber avec les bons reste digne de louange. (…) Chanson, chasse avec les plumes blanches, / chanson, chasse avec les chiens noirs / que j’ai du fuir / quand ils pouvaient me faire don de la paix. / Mais ils ne le font pas, ne sachant qui je suis: / le sage homme ne ferme pas la chambre du pardon, / car pardonner est belle victoire de guerre.)
Le fait d’avoir été banni devient une marque de distinction
Cette chanson était destinée à être commentée dans le Livre XIV de son Convivio, mais l’ouvrage restera inachevé. Elle a peut-être été composée en 1302-1304, soit au début de son bannissement. Mais au-delà des questions de datation des œuvres, qui est très délicate durant la période d’exil, l’importance de ce poème tient à d’autres facteurs:
Non seulement le fait d’avoir été banni devient une marque de distinction, mais c’est ce qui permet de faire le pont entre son expérience individuelle et celle universelle de l’humanité, ainsi qu’entre la poésie d’amour pratiquée autrefois et les thèmes moraux et doctrinaux.
Ce sont d’ailleurs les écrits de Dante pendant cette période, et en particulier les épîtres qui lui sont attribuées (au nombre de 13) qui permettent d’éclairer quelque peu les premières années de la période d’exil.
C’est une version nuancée de cette période que proposent les deux auteurs, refusant de prendre pour argent comptant «le récit autobiographique que Dante tissera une dizaine d’années plus tard», notamment dans La Divine Comédie. Une version dramatisée qui l’aurait vu rompre brutalement avec le parti des Blancs pour faire «parte per se stesso» (part(i) pour soi-même).
Deux mondes interdépendants
Au contraire, Elisa Brilli et Giuliano Milani préfèrent mettre l’accent sur «la nature fluctuante des appartenances et les échanges continus qui relient ces deux mondes», à savoir le monde communal, celui des villes comme Florence, Arezzo, Pise… et le monde courtois des Malaspina, Guidi, della Scala… «Tous deux, soulignent-ils, sont les deux parties complémentaires et interdépendantes d’un même univers». Ils ajoutent «les allers-retours en factions (gibelins, guelfes blancs et noirs) ne sont pas du tout exceptionnels».
En tout cas, c’est bien le même poète, celui qui a expérimenté formellement dans sa jeunesse à Florence, qui s’attaque dans cette période d’exil à ce “monument” qu’est La Divine Comédie. Une notion qui interroge et qui a amené certains chercheurs à privilégier la notion de “document” ou si l’on préfère d’instant book. La Comédie serait alors «un livre d’actualité rédigé sous la pression des contingences.»
C’est une troisième voie séduisante que proposent les deux auteurs, celle d’un livre “testament”:
Le terme serait à prendre d’abord dans le sens courant de l’époque de Dante: un acte écrit à la première personne, en tout état de conscience et volonté, servant à «sauver son âme et se perpétuer», et qui se caractérise par ce que les juristes appellent sa «révocabilité», c’est-à-dire le fait de pouvoir être mis à jour.
Une nouveauté absolue dans la littérature médiévale
Une vision séduisante, car d’une part elle permet de «penser la raison pour laquelle l’écriture du poème est susceptible d’évolution» et d’autre part, elle permet de placer au centre de l’analyse le «je», un testament étant lié à son rédacteur. C’est une innovation radicale, remarquent-ils, car ce personnage-narrateur de La Comédie «est une nouveauté absolue dans la littérature médiévale».
Il permet aussi à Dante de renouer avec ses expérimentations de jeunesse en utilisant de nouveau le procédé du «récit de soi»:
«Loin d’être des «moments», les références à la vie de Dante constituent une partie essentielle du poème car toute affirmation concernant le personnage-narrateur affecte également la raison d’être de la Commedia dans son ensemble.»
Pour autant Elisa Brilli et Giuliano Milani se refusent tout au long de leur Dante à traiter ces «récits de soi» comme des sources biographiques, mais plutôt à les prendre «comme objets d’études et donc d’histoire en soi».
Ce choix leur permet d’aborder de manière beaucoup globale la vie du poète, en refusant de s’enfermer dans «les détails érudits, que l’on ne pourra probablement jamais établir». C’est le cas par exemple pour le poème Tre donne, mais aussi pour la datation précise de la plupart de ses épîtres, ou encore celle de la rédaction de ses œuvres majeures que sont le Convivio, le De Vulgari eloquentia et bien sûr de La Commedia.
Ce renoncement s’avère fécond, puisqu’il permet de redonner une cohérence aux grandes phases de la vie de Dante, son adolescence, sa jeunesse à Florence, sa jeunesse en exil, sa vieillesse, mais aussi une cohérence à une vie toute entière consacrée à l’écriture et à la poésie et qui fait désormais partie de notre mémoire.
Notes
- Dante, Des vies nouvelles, par Elisa Brilli et Giuliano Milani, Fayard, Paris, 2021
- Elsa Brilli est professeure de littérature médiévale à l’université de Toronto (Canada). Elle a déjà publié Firenze e il profeta (Carroci, Rome, 2012), dirigé Dante’s Biographies and Historical Studies: An Ouverture publié dans le volume 136 des Dante Studies (John Hopkins University Press, Baltimore, 2018) et avec Justin Steinberg et Williams Robin l’International Seminar on Critical Approaches to Dante.
- Giuliano Milani est professeur d’histoire médiévale à l’université Gustave Eiffel Paris-Est. Il a déjà publié L’Homme à la bourse au Cou, Généalogies et usage d’une image médiévale (Presses Universitaires de Rennes, 2019). Sous sa direction et celle de Teresa De Robertis, Laura Regnicoli et Stefano Zamponi le Codice diplomatico dantesco, dans la Nuova edizione commentata delle opere di Dante (Salerno Editrice, Rome, 2016). Il a également co-dirigé avec Antonio Montefusco Dante attraverso i documenti. II. Presupposti e contesti dell’impegno politico a Firenze (1295-1302)
Cronaca, Livres
En février 2021 devrait paraître l’édition française du “Dante” d’Alessandro Barbero, mais sans attendre nous avons lu l’édition italienne originale. Au terme d’une enquête minutieuse, l’auteur nous brosse le portrait d’un Dante intime et fragile, brisé en pleine ascension sociale et que l’épreuve de l’exil va transformer de manière irréversible.
Le 11 juin 1289, jour de la Saint Barnabé, l’armée florentine arrive devant le château de Poppi. Devant elle, s’étend une vaste plaine, Campaldino. En face, les troupes d’Arezzo barrent la vallée. Un jeune Florentin de 24 ans, Dante Alighieri, se trouve en première ligne, parmi les 150 feditori de Florence qui vont recevoir la charge de la cavalerie adverse…
Le livre d’Alessandro Barbero s’ouvre par cette scène de guerre, et le Dante qu’il nous raconte est loin des canons traditionnels: oubliés ou quasi la poésie, le dolce Stil novo, La Divine Comédie… Place au soldat, à l’homme d’action, au responsable politique ambitieux, à l’exilé errant de cour en cour.
C’est un Dante intime qui s’esquisse. Un enfant né dans une famille relativement aisée. Un homme fier, hautain, peut-être méprisant et dédaigneux, mais confiant en ses capacités intellectuelles. Un homme ancré dans la société du Moyen Âge et lié par un complexe réseau familial et d’amitiés.
«Son écriture était maigre et longue et très convenable»
Le pari d’Alessandro Barbero est audacieux tant les traces de la vie du Sommo poeta sont fragiles, dispersées et incomplètes. Par exemple, aujourd’hui encore aucune source directe ne permet d’affirmer que Dante se trouvait à la bataille de Campaldino.
Seul nous le dit un commentaire de Leonardo Bruni dans la Vita di Dante, qu’il consacra au poète. Dans ce témoignage qui remonte à 1436, il écrit:
Il (Dante – Ndr) participait à tous les exercices; de fait, dans cette bataille mémorable et immense, il fut à Campaldino, jeune et en bon estime, il se trouva dans l’armée combattant vigoureusement à cheval et au premier rang.
Pour appuyer ses dires, Bruni cite une lettre autographe de Dante, dont il décrit la calligraphie: «son écriture était maigre et longue et très convenable, selon les quelques lettres que j’ai vu que j’ai vu écrite de sa propre main». Malheureusement, tout cela est perdu.
Au final, la présence de Dante semble peu contestable, mais c’est sur ce fil ténu qu’est construit le livre d’Alessandro Barbero. Il avance méthodiquement, recoupant tant faire se peut les dates, les témoignages, évitant dans la mesure du possible cette source d’auto-authentification qu’est La Divine Comédie.
Le Dante d’Alessandre Barbero est donc né dans une famille relativement aisée. Il en possède en tout cas tous les marqueurs, l’un des principaux étant sa participation comme cavalier à la bataille de Campaldino. La possession d’un cheval, d’une armure, son alignement en première ligne autant de signes qui trahissent sa position sociale. Mais pour autant, était-il noble?
Un portrait du Clan Alighieri
On sait qu’il le revendique dans La Divine Comédie, faisant remonter ses quartiers de noblesse à son aïeul Cacciaguida. Et le fait que Farinata degli Uberti, incarnation de la vieille noblesse florentine, lui adresse la parole et dialogue avec lui au Chant X de l’Enfer est souvent interprété comme un indice des origines nobles de la famille de Dante.
Dans une société organisée et hiérarchisée comme l’était la Florence féodale de la fin du XIIIe siècle, la question était loin d’être anecdotique. Elle l’était encore moins pour Dante, car en dépendait «sa collocation dans la société florentine et ses rapports avec ses meilleurs amis.»
Tout le travail d’Alessandro Barbero est donc de démêler les fils complexes des origines familiales de Dante, de reconstituer sa famille, d’en dresser un arbre généalogique, et de replacer ce portrait du “clan Alighieri” dans une Florence à la féodalité bien réelle mais à la définition beaucoup plus floue, qu’elle ne l’était alors, par exemple, dans la France voisine.
L’importance du patronyme
Dans ce contexte, deux marqueurs sont importants, le patronyme étant le premier d’entre eux. Dante nous dit A. Barbero «était fier de posséder un nom depuis quatre générations.» et cela est corroboré par le fait qu’à Florence on disait «gli Alighieri (ou, pour être précis, “gli Alaghieri”)».
Mais un nom sans richesse n’était rien dans une ville en pleine expansion où s’opposaient vieilles familles (nobles) au patrimoine constitué et nouveaux riches industriels, commerçants et banquiers.
Ici, très clairement Dante n’est ni l’un l’autre. Certes «il possédait un patrimoine» et était donc relativement aisé puisqu’il semble être le premier membre de sa famille «qui pouvait se permettre de vivre de ses rentes». Cette richesse réelle —mais relative— n’est pas un fait communément accepté par les commentateurs remarque Alessandro Barbero.
Toutefois, l’origine de ce patrimoine n’était guère glorieuse:
Son père, son grand-père, ses oncles étaient des usuriers, au moins dans le sens technique du terme.
Ce “petit bourgeois” presque “balzacien” peut être considéré comme un modéré lorsqu’il se lance en politique. En tout cas, il s’est coulé dans la mouvance idéologique majoritaire de l’époque:
C’est un popolano quoique d’orientation modérée, enclin au compromis avec les “Grands” et horrifié par la dictature des petites gens.
De facto, il va tourner le dos à ses amis nobles
Mais pour modéré qu’il soit, dans cette Florence fracturée, emplie de haine, nourrie de vendetta, difficile d’être neutre, surtout qu’il participe à l’exercice du pouvoir du “popolo”. De ce fait, il tourne le dos à ses amis nobles, dont le premier d’entre eux est Guido Cavalcanti. Souvent on ne retient que la rupture poétique; en fait, il en une autre qui est politique:
Guido avait connu un autre Dante, désireux de fréquenter les bandes de jeunes nobles, auteur de vers qui célébraient une culture et un style de vie aristocratique; désormais, il ne le reconnaît plus.
La suite de l’histoire est connue: l’exil et la mort de Guido, l’hostilité du pape Boniface VIII, l’engagement sans cesse croissant de Dante dans la définition de la politique de Florence, le retour des guelfes noirs dans les malles de Charles de Valois en novembre 1301, la —plutôt les— condamnation à l’exil… mais ici je laisse les lecteurs découvrir le minutieux et passionnant travail de reconstitution du parcours de Dante auquel s’est livré Alessandro Barbero.
Pour Dante, en tout cas, à partir de 1302 tout devient compliqué, et pour l’auteur de sa biographie également. Les sources manquent pour raconter son parcours:
Dante vécut en exil les vingt dernières années de sa vie. Ce sont des années sur lesquelles nous savons peu, bien moins que ce que nous avons pu reconstituer jusqu’à présent. Il n’existe pratiquement pas de document d’archives qui nous parle de lui; les allusions autobiographiques contenues dans ses œuvres deviennent toujours plus cryptiques, et peuvent être interprétées selon les modes les plus divers.
Les mystères de Vérone et de Bologne
Par exemple, difficile de percer, ce qu’A. Barbero appelle les “mystères de Vérone”: par quel membre des Scaglieri, Dante est-il accueilli (recueilli?) au début de son exil? Il y a ensuite les « mystères de Bologne”: combien de temps (s’il y est allé) le poète est-il resté dans cette, ville dirigée par des Guelfes blancs alors que “depuis la rupture, les Blancs voulaient sa peau»? Etc.
Pourtant, cet exil va transformer Dante. Ce responsable politique d’une commune, représentant du “popolo” va devenir un adepte de la culture de cour. vue comme une forme suprême de raffinement également intellectuel:
il n’est pas douteux que durant ces années Dante fréquenta les grandes familles nobles qui dominaient les régions montagneuses de l’Italie centrale.
L’histoire d’une rupture entre deux Dante
Ce sera pour lui un changement profond. Politiquement ces familles appartiennent et dirigent le parti gibelin et sont des soutiens de l’Empire. Mais il est une autre évolution plus subtile que souligne Alessandro Barbero:
même s’il restait fidèle à l’affirmation des Dolci rime selon laquelle la véritable noblesse est celle de l’âme, Dante élaborait cependant une vision du monde dans laquelle il restait peu d’espace pour la foule des trafiquants, changeurs, usuriers et entrepreneurs, en grande partie paysans justes urbanisés et enrichis de peu, qui formaient le peuple des communes.
Bref, ce que raconte Alessandro Barbero est l’histoire d’une rupture entre deux Dante, celui de Florence et celui de l’exil. Une rupture poignante mais irréversible. Dante va même devenir étranger à la langue de sa ville. Dans la canzone Amor, da che convien pur ch’io mi doglia, il écrit qu’il espère que cette canzone parvienne à
Fiorenza, la mia terra
Il appelle ainsi Florence, car il l’a toujours nommée ainsi et toute l’Italie fait de même. Mais à Florence on ne dit plus Fiorenza remarque Alessandro Barbero qui s’appuie sur Remigio del Chiaro Girolami, le prédicateur dominicain de Santa Maria Novello. Celui-ci disait,
que désormais seuls les étrangers utilisaient ce nom: les citoyens ne l’appelaient plus ainsi, mais dans leur langue corrompue l’appelaient Firençe. Sans le savoir, Dante s’était transformé en un étranger.
Notes
- DANTE, par Alessandro Barbero, Laterza, Rome – Bari, 2020
(Édition en langue italienne. Toutes les citations sont extraites de DANTE et traduites par moi. Une édition en français de cet ouvrage devrait paraître le 17 février 2021 chez Flammarion.)
- Alessandro Barbero enseigne l’Histoire médiévale à l’Université du Piémont Oriental, à Vercelli. Essayiste et romancier il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Bella vita e guerre altrui di Mr Pyle, gentiluomo. pour lequel il a obtenu le prestigieux prix Strega en 1996. Il a aussi publié entre autres Carlo Magno, un Padre dell’Europa, Donne madonne, mercanti e cavalieri, Sei storie medievali, un Dizionario del Medioevo (avec Chiara Frugoni).
Cronaca, Livres
Il est une formule que l’on ne peut pas appliquer à Dante et à sa dépouille: celle du « repos éternel”. Guy Raffa montre dans “Dante’s Bones” comment la figure du poète a été utilisée —et souvent manipulée— dans la construction de l’État italien. Cette histoire en cache une autre, tout aussi importante: la saga des ossements du Sommo poeta.
Le 14 mai 1865, sur la Piazza Santa Croce de Florence, transformée en amphithéâtre, c’est la foule. Le roi Victor Emmanuel II est présent, les principales autorités politiques et militaires du pays, des représentants de toutes les provinces de l’Italie.
Au centre de la place, encore masquée par des draps, se dresse une gigantesque statue de Dante. L’Italie s’est réunie autour de celui que beaucoup considèrent comme son “père” pour célébrer le 600e anniversaire de sa naissance.
Moins de quinze jours plus tard, le samedi 27 mai, des maçons découvrent, caché dans un mur proche du tombeau de Dante, un coffre de bois contenant des ossements. Sur ce qui sert de couvercle, on peut lire l’inscription suivante à l’encre noire:
DANTIS OSSA
Denuper revista die 3 Junij
1677
(Ossements de Dante, vu une nouvelle fois le 3 juin 1677)
sur un flanc, de la même encre noire, une inscription plus large, donne cette fois le nom de son auteur:
DANTIS OSSA
a me Fr(at)e Antonio Santi hic posita
Ano 1677. Die 18 Octobris.
Dante célébré à Florence comme le “père” d’une Italie qui vient d’être (ré)unifiée renaît ainsi, quasiment au sens littéral du terme, à Ravenne où ses restes viennent d’être découverts.
Deux histoires qui se croisent et se mêlent
Dante’s Bones, de Guy Raffa professeur d’Italian Studies à l’Université du Texas à Austin, est le récit de ces deux histoires: celle de l’Italie qui se construit et se cherche une identité commune et l’incroyable saga des ossements de Dante. Les deux se chevauchent, se mêlent, parfois s’écartent mais rarement s’ignorent.
Alors que se préparent le 700e anniversaire de la mort du poète, la lecture de cet épais volume, fruit d’une longue enquête, est indispensable pour comprendre l’importance du poète dans la vie littéraire et culturelle mais aussi politique de l’Italie.
Dante’s Bones est également l’histoire de l’antagonisme de deux villes, Florence et Ravenne, qui chacune revendique être la patrie de Dante. La première parce que le Sommo poeta y est né et qu’il se revendiqua tout au long de sa vie Florentin, même s’il l’était «de naissance et non de mœurs» et la seconde parce qu’elle fut son dernier refuge et le lieu de sa mort.
L’intervention avortée des Médicis
Assez rapidement, explique Guy Raffa, Florence, cette «mère peu aimante», comme le dit l’épitaphe gravée encore aujourd’hui sur le sarcophage qui abrite le corps, demandera le retour des restes du poète.
Avec l’intervention de Laurent le Magnifique les demandes se font plus pressantes, mais c’est en 1513, que commence la “saga des ossements”. Jean de Médicis (deuxième fils de Laurent le Magnifique), est élu pape sous le nom de Léon X. Immédiatement les Florentins agissent. La sœur aînée de Léon X, dans ce que Guy Raffa décrit comme «une lettre extraordinaire» lui écrit que
le temps est venu est venu que ces ossements (de Dante), après leur long et défavorisé exil, peuvent et doivent, sans délai, revenir dans leur patrie.
Elle ajoute que telle était la volonté de leur père (Laurent), mais que c’est aussi celle de l’ensemble de la cité. Le pape cède à cette très familiale pression et demande donc la fin de « l’exil de Dante”. Il espère certainement de la sorte gagner les louanges des Florentins, mais aussi «de nombreuses personnes de toutes les parties de l’Italie».
Et les reliques de Dante devinrent celles d’un saint…
Avec l’intervention du pape, les ossements de Dante changent de statut. La question ne se réduit plus à être l’affaire de deux villes —Ravenne et Florence— elle commence à intéresser aussi de facto l’ensemble de la population italienne, même si l’Italie en tant que nation n’existe alors pas.
Mais il est un autre changement. Il ne s’agit plus seulement pour les Florentins, écrit Guy Raffa, de faire revenir
les restes de leur «poète sacré» de Ravenne à Florence mais de faire leur translation (translatare), le terme technique employé lors du déplacement du corps d’un saint vers l’emplacement le plus approprié.
Un changement de vocabulaire qui ne manque pas d’ironie à propos des restes d’un poète qui à sa mort était accusé d’hérésie, par le représentant du pape Clément V en Italie , le cardinal Bertrando del Poggetto et par le prêcheur dominicain Guido Vernani.
Passons quelques péripéties, mais lorsqu’une délégation florentine, forte de la décision du pape, aidée de solides maçons, descellent de nuit (!) «pratiquement comme des voleurs» la tombe du poète, ils ne trouvent… rien. Le tombeau est vide.
On le saura plus tard, les ossements ont été volés et dissimulés par les frères franciscains dont frère Santi auteur des inscriptions sur le coffre de bois. Leur couvent jouxte la tombe. Il s’agissait pour eux de protéger le corps de Dante, écrit Guy Raffa,
d’une « translation » illégitime de son dernier refuge dans la vie vers la cité qui avait puni de son vivant Dante par un injuste exil.
Cet acte se justifierait aussi, par la proximité de Dante avec les Franciscains et la méfiance vis-à-vis d’une Église corrompue. Le poète n’a en effet jamais caché son admiration et son affection pour saint François d’Assise dont il partageait les idées sur la pauvreté évangélique. Il aurait même fait partie, sur la fin de sa vie, du Tiers-ordre franciscain.
Mais cette histoire ouvre une des grandes questions de l’histoire de la tombe de Dante, et l’énigme est sans réponse, dit Guy Raffa. En effet, les envoyés florentins se taisent. La tombe est refermée comme si de rien n’était et aucune recherche n’est lancée pour retrouver les os et pour connaître l’identité des voleurs.
La redécouverte des os du poète
Si nombre d’initiés n’ignoraient rien de cette disparition, il faudra attendre la découverte fortuite de 1865 —trois siècles et demi plus tard— pour que le grand public en prenne connaissance.
L’émotion est alors immense. L’examen des ossements est réalisé par les meilleurs spécialistes de Ravenne. On fait le décompte macabre des os pour savoir s’il est possible de reconstituer le squelette. La réponse est positive. Il ne manque que de petits os et la mâchoire inférieure. Rien qui empêche l’exposition du corps, dans une incroyable mise en scène.
Le catafalque de cristal qui servit à exposer le corps de Dante à Ravenne en juin 1865
Le 24 juin 1865, dans la chapelle de Braccioforte, à Ravenne, les restes de Dante Alighieri soigneusement reconstitués sont exposés dans un cercueil transparent, «ses côtés et son couvercle étant formés de feuilles de cristal bordées d’or.» La foule se presse, venue de toute l’Italie, durant les deux jours de cette “exposition”.
Dante se trouve donc dans une position étrange: il est devenu une figure nationale, fondatrice, célébrée comme telle, et fêtée comme un saint… mais la hiérarchie catholique ne veut pas de lui. Elle s’oppose naturellement, dit Guy Baffa
aux célébrations de Florence (de 1865 – Ndr) qui glorifient le poète médiéval comme le prophète et le partisan de l’État-nation moderne.
Très rapidement, les craintes de l’Église sont avérées. En 1870, les États pontificaux sont annexés, sans que Dante, qui n’a jamais rien imaginé de tel, ait à y voir.
La naissance du mouvement irrédentiste
Dans le même mouvement, Venise est reconquise sur l’Empire austro-hongrois, mais non la côte qui longe l’Adriatique. C’est la naissance du mouvement irrédentiste, qui va faire de Dante une figure emblématique, non plus nationale, mais nationaliste.
Guy Baffa n’hésite pas à écrire qu’en 1908, pour l’anniversaire de sa mort:
Dante était un dieu dans l’imaginaire italien à ce moment de l’histoire de la nation, un dieu qui inspirait et sanctifiait les efforts pour libérer les populations italiennes toujours exilées de la patria;
La guerre de 1914-1918 accentue encore cette tendance. Le nationalisme et l’irrédentisme se combinent lorsque l’Italie se voit refuser à l’armistice l’annexion des territoires promise par les Alliés lors du Traité de Londres du 26 avril 1915:
C’est un bien étrange anniversaire qui sera célébré en 1921 à l’occasion du 600e anniversaire de la mort de Dante. Trois ans se sont écoulés seulement depuis la fin de la Grande guerre au cours de laquelle 650.000 soldats italiens sont morts et un million blessés:
Il était inévitable que les événements commémoratifs sur la tombe du père déifié de l’Italie, lui-même un soldat, serait le double de la célébration de la victoire de la nation mais aussi un tribu aux vies perdues et aux corps mutilés pour y parvenir. (…) Le 11 septembre 1921, Ravenne devient le cœur et l’âme de l’Italie.
Une campana particulièrement symbolique
Cette acmé nationaliste va se traduire par des embellissements de la tombe de Dante. Le maire de Rome, Giannetto Valli, offre des portes réalisées à partir du bronze fondu d’un canon autrichien et une couronne de laurier, également en bronze. Il offre aussi une campana (cloche) d’argent dont le son appellera les Italiens à se rassembler, dit le maire de la ville éternelle, «autour de l’autel le plus sacré de notre peuple.»
Une campana extrêmement symbolique pour Guy Raffa, car elle rappelle l’un des passages parmi les plus émouvants de La Divine Comédie. Au Chant VIII du Purgatoire, alors que la nuit va tomber Dante étreint de nostalgie pleure son exil qu’il voit comme l’éloignement du marin:
Era già l’ora che volge il disio
ai navicanti e ’ntenerisce il core
lo dì c’han detto ai dolci amici addio;
e che lo novo peregrin d’amore
punge, se ode squilla di lontano
che paia il giorno pianger che si more;
(“C’était l’heure déjà qui change le désir / des navigateurs et le jour où ils ont dit adieu / à leurs doux amis attendrit leur cœur; / et le son lointain d’une cloche, / qui paraît pleurer le jour qui se meurt, / s’il l’entend, blesse d’amour le nouveau pèlerin;” — v. 1 à 6)
Ce 11 septembre 1921, le premier à faire sonner cette cloche si chargée de de symboles sera un héros de la guerre, Antonio Fusconi. Il servit dans les Bersaglieri, le corps d’élite de l’armée italienne et perdit une jambe lors des combats contre les troupes autrichiennes.
C’est Gabriel d’Annunzio qui devait porter la question irrédentiste lors de ces cérémonies. Il n’est pas présent physiquement, bien qu’il ait été invité par le maire de Ravenne. C’est par un télégramme qu’il s’adresse à la foule présente. Son absence explique Guy Raffa
est un signe d’humble respect vis-à-vis de l’incomparable Dante, mais, surtout, est un signe de protestation à l’encontre de l’Italie officielle (ses chefs politiques et militaires) qui ont trahi leur promesse de libérer tous les Italiens en refusant de combattre pour Fiume et pour les autres jusqu’à présent “territoires non retournés” (à l’Italie)
Le fascisme s’approprie l’image du poète
L’importance de l’événement fait qu’il ne peut être ignoré des fascistes. À la veille de la prise de pouvoir par Mussolini, la tentation d’utiliser l’aura du Sommo poeta est trop forte.
Ceux-ci organisent ce que l’on a appelé la “Marche sur Ravenne”, le 12 septembre. Elle rassemble 3.000 hommes venus de toute l’Émilie. Leur seul fait d’armes est de dévaster les sites associés aux socialistes et aux communistes, comme la Camera del Lavoro (Bourse du Travail).
Guy Raffa note tous les petits détails qui font que Dante sera présenté comme une sorte de héros pré-fasciste. Par exemple, des scientifiques examinent-ils une nouvelle fois les restes du poète en 1921? C’est l’occasion d’apporter une pierre à cet édifice. Tandis que l’un, Fabio Fossetto accentue le côté «viril de Dante», l’autre, Giuseppe Sergi voit dans les os du poète «un modèle de supériorité raciale». Rien d’anodin dans ces remarques. Le racisme est un élément fondateur du fascisme et Mussolini va s’emparer du poète pour en faire le héros de sa cause:
La virilité et les capacités intellectuelles de Dante, telles qu’elles sont déduites de sa dépouille physique, font de lui l’apothéose de cette grande, même si elle est déclinante, race méditerranéenne.
Dans ces conditions, il était inévitable qu’après la prise de pouvoir de Mussolini, le Duce soit identifié comme étant le «veltro» qui, prophétisait Dante dans le Chant I de l’Enfer, «fera mourir dans la douleur la louve» et en débarrassera «l’humble Italie».
Une influence persistante et omniprésente
Cette exaltation de la figure d’un poète pliée aux nécessités de la propagande provoque ce que Guy Raffa nomme de «graves distorsions» entre les idées et les valeurs de Dante et la réalité du fascisme. Quel rapport entre l’Empire, facteur de paix, rêvé par Dante dans sa Monarchie et celui que s’efforce de construire Mussolini en Afrique, par la force des armes, par exemple?
De cet épisode, il ne reste que poussières. Du Danteum, immense monument qui devait être construit à Rome en l’honneur du poète, ne subsiste que des plans et quelques photos. Pour ce qui est des os de Dante, après avoir été mis à l’abri des bombardements pendant la guerre, ils sont retournés dans leur catafalque de marbre à Ravenne et ne l’ont plus quitté depuis.
L’histoire s’achève-t-elle là? Guy Raffa se refuse à lire dans une quelconque boule de cristal, mais il se plaît à remarquer l’influence du Sommo poeta sur nombre d’auteurs et d’artistes italiens mais aussi d’autres pays au fil des siècles. il remarque son «influence omniprésente» et persistante, et souligne que,
même si le corps de Dante vit en exil, quoiqu’il en soit, son personnage et son imaginaire trouvent toujours plus de maisons hospitalières dans le monde.
Quand est-il de l’Italie? Quand est-il de la querelle entre Florence et Ravenne? À la fin de Dante’s Bones Guy Raffa ne répond pas directement à ces questions. Il ouvre un nouveau chapitre qu’il ne fait qu’esquisser. Il semble nous dire que Dante certes appartient au bel paese qui l’a vu naître, mais surtout il appartient à nous tous. Il a cette belle formule «les os du poète et sa Divine Comédie —ses vies après la mort, physique et spirituelle, ses deux corps continueront à étinceler de feux créatifs qui conserveront l’homme et son œuvre vivants à travers le temps et l’espace.» Un souhait que l’on ne peut que partager.
Notes
- Dante’s Bones, How a Poet invented Italy, par Guy P. Raffa, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, Londres, Grande-Bretagne, 2020.
(Édition en langue anglaise, l’ouvrage n’a pas été traduit en français. Toutes les citations sont extraites de Dante’s Bones et traduites par moi)
- Guy P. Raffa, Professeur associé en Italian Studies à l’université du Texas, à Austin. Les livres précédents de l’auteur sont The Complete Danteworlds: A Reader’s Guide to the Divine Comedy et Divine Dialectic: Dante’s Incarnational Poetry. On peut aussi se référer à son site: www.guyraffa.com
Cronaca, Livres
“A riveder le stelle”, le dernier livre du journaliste et écrivain italien Aldo Cazzullo est consacré au seul Enfer de La Divine Comédie. Il y dessine un autoportrait en creux de l’Italie et des Italiens d’aujourd’hui.
La Scala de Milan ouvre sa saison le 7 décembre. Pas d’opéra cette année comme le veut la tradition mais un gala. En regardant la magnifique salle aux loges nimbées d’une lumière orangée pour faire oublier l’absence de spectateur, en écoutant le somptueux chœur des chanteurs rassemblés pour cet événement exceptionnel entonner «Tutto cangia, il ciel s’abbella», le final du Guillaume Tell de Rossini, il était difficile de ne pas penser au livre d’Aldo Cazzullo, A riveder le stelle.
Le rapprochement s’imposait car —coïncidence— le spectacle de la Scala s’appelait aussi …A riveder le stelle. Mais il y avait autre chose. Ce soir-là à la Scala, nous étions à Milan au cœur de la Lombardie, au cœur de l’Italie, avec ce qu’elle a en meilleure part, la musique, l’opéra, le chant…
Les mots d’Aldo Cazzullo qui voit dans l’Italie d’aujourd’hui celle de Dante revenaient alors en mémoire:
Tout de suite, il cite la Lombardie et Mantoue.
«Il» est Virgile que vient de rencontrer Dante au Chant I, et auquel il se présente. La logique voudrait qu’il parle de son chef d’œuvre, l’Énéide, des personnages qui le peuplent, Jules César, Octave Auguste, Énée, Anchise… mais non. Virgile dit d’abord à quel peuple il appartient et où il est né. Dans cette Lombardie où se trouve la Scala.
L’Italie de Dante, un pays divisé et éparpillé
La remarque d’Aldo Cazzullo peut sembler anecdotique. Pourtant, elle fonde la trame de son livre qui est une réflexion sur la manière dont «ses paroles (celles de Dante) ont contribué à créer l’identité italienne.» Et si l’auteur nous remémore les histoires fameuses qui font la trame de La Comédie et nous en rappelle les personnages les plus célèbres, Francesca da Rimini, Ulysse, Ugolino… il ne s’y arrête que parce que l’Italie d’aujourd’hui y plonge ses racines.
Ce parti-pris est en apparence illogique: «Dante a vécu trop tôt pour pouvoir concevoir l’unité politique de notre pays; son horizon était l’Empire.» L’Italie du poète était un pays éparpillé façon puzzle, un pays de la guerre de «tous contre tous». Comment dans ces conditions, Dante peut-il être le «père» de l’Italie réunifiée et indépendante d’aujourd’hui, alors même qu’il ne l’imaginait même pas?
Premier facteur identifié par Aldo Cazzullo, la langue. Au Chant X, Farinata, le grand chef gibelin, s’adresse à Dante parce qu’il a reconnu un compatriote:
La tua loquela ti fa manifesto /
di quella nobil patrïa natio
(“Ton langage montre / que tu es né de cette noble patrie”).
Il a suffi qu’il l’entende parler pour comprendre qu’il est Florentin. Aldo Cazzullo remarque:
Ceci est très italien. S’il est vrai que dans chaque pays il y a des accents du Nord et du Sud, il n’existe pas de territoire comme le nôtre où à chaque crête des collines changent les inflexions, le vocabulaire, les chants, les parfums, les saveurs et les habitudes. Nous sommes un pays de petites patries, et le lien avec le territoire est une richesse, parce que le charme d’être italien tient aussi au fait d’être différent les uns des autres.
Florence, la patrie morale de tous les Italiens
Son point de départ est contre intuitif: c’est la diversité qui ferait l’unité. Mais la langue ne saurait suffire. Farinata est patriote. Alors qu’après la bataille de Montaperti, les vainqueurs du camp gibelin voulaient raser la ville de Florence, lui seul se leva «à visage ouvert» pour s’opposer à cette décision.
Dante n’avait a priori aucune raison d’épargner ce personnage, pourtant,
(il) transforme un ennemi en un héros de la dignité humaine; (…) La politique les divise; leur origine florentine n’est pas seule à les réunir, mais aussi l’amour de la patrie. Et si l’Italie est née des vers de Dante, alors Florence est la patrie morale de nous tous Italiens.
Pour appuyer son assertion, Aldo Cazzullo trace une continuité entre cette époque lointaine et la nôtre par le fait que —par exemple— Florence fut la première ville italienne libérée par la Résistance. Ce fil continu d’insoumission et d’émancipation, il le voit aussi à travers le travail des artistes florentins. Quelles que soient les circonstances, leurs œuvres furent des manifestes politiques au message implicite: «nous continuerons à combattre pour notre liberté et notre indépendance.»
«Le génie et de l’humanité de notre peuple»
Mais Florence, même si elle fut au XIXe siècle l’éphémère capitale d’un pays tout juste réunifié, n’est pas toute l’Italie. Là aussi, Aldo Cazzullo plaide la diversité dans l’unité. L’italie nous dit-il, était déjà à l’époque de Dante
la patrie commune des Florentins et des Siennois, des Génois et des Vénitiens, des Milanais et des Napolitains, des gens qui se ressemblent et qui se détestent.
L’intérêt du livre d’Aldo Cazzullo tient, pour une grande part, en cette remise en perspective du chef d’œuvre de Dante, au fait de montrer à quel point il a irrigué et irrigue encore la vie intellectuelle, culturelle et politique de l’Italie. Et s’il est le «fondateur» du pays c’est parce que:
l’histoire de l’Italie qui viendra après lui ne sera pas faite de grandes victoires militaires, ou de leaders politiques capables de grands desseins stratégiques (sauf rares exceptions). L’histoire de l’Italie sera faite du génie et de l’humanité de notre peuple. Un génie qui s’est exprimé dans la littérature et dans l’art, et une humanité qui s’est traduite en capacité de sacrifice et de résistance. Pour cela nous sommes toujours capables de recommencer après une guerre, après une longue période de pauvreté, après l’exil et la prison.
A riveder le stelle ne se résume bien entendu pas à ce seul aspect. L’y réduire serait l’appauvrir et ne rendrait pas grâce aux qualités de conteur d’Aldo Cazzullo qui s’est refusé à faire un Nième commentaire de La Divine Comédie. Il nous guide d’une main ferme et exigeante sur les pentes accidentées de l’Enfer dans ce récit du voyage de Dante dans l’au-delà. Mais raconter ne signifie pas simplifier; pas question pour lui d’oublier un personnage:
J’ai pensé qu’omettre un seul nom, une seule histoire, c’eût été comme trahir le poète, et le lecteur. Le texte aurait été peut-être moins dense, mais certainement plus pauvre. Au lecteur —mon semblable, mon frère— je préfère demander un effort.
Ici, Aldo Cazzullo se trompe. D’efforts il n’y a guère. En revanche, c’est un grand plaisir de lecture de l’accompagner À Revoir les étoiles.
Notes
- A riveder le stelle, Mondadori coll. Strade blu, Milan, 2020.
(Édition italienne, l’ouvrage n’a pas été traduit en français. Toutes les citations sont extraites de A riveder le stelle et traduites par moi)
- Aldo Cazzullo est un journaliste et écrivain italien, né à Alba en 1966, Il travaille actuellement au Corriere della Sera comme envoyé spécial et éditorialiste. Il a suivi la politique française et est l’auteur notamment de Il mal francese. Rivolta sociale e istituzioni nella Francia di Chirac, Ediesse, Roma, 1996,