Cronaca
L’exposition « La Fabrique de Dante” qui se tient à la Fondation Bodmer de Genève jusqu’au 28 août 2022, par la richesse et la qualité des ouvrages exposés, « vaut le voyage”, pour reprendre la formule d’un guide touristique célèbre.
Le Codex Guarneri — Fondation Mardin Bodmer — Photo: Marc Mentré
Il faut descendre un large escalier de bois sombre pour rejoindre l’exposition La Fabrique de Dante. Au sous-sol de la Fondation Bodmer, loin des rayons du soleil, dans la pénombre, des lumignons éclairent faiblement les précieux manuscrits et incunables. Un panneau, à l’entrée, livre quelques clés et chiffres au visiteur: 33 pour la Bibliothèque de Dante, 33 pour la ”réception de l’œuvre” et 24 pour le cœur de l’exposition à savoir les éditions des œuvres du poète florentin.
Ces chiffres tout comme la division de l’exposition en trois parties ne doivent rien au hasard, tant le chiffre trois est essentiel dans l’œuvre de Dante. Un rappel qu’«à l’époque médiévale, la numérologie était importante», souligne Michael Jakob, co-commissaire de l’exposition.
La volonté de présenter un Dante «plus complexe»
Portrait de Dante dans une édition du Convivio, 1521 — Fondation Martin Bodmer
On peut voir aussi dans cette “descente” une allégorie. «Nous ne voulions pas en rester au Dante “père de la patrie”. Nous voulions le faire descendre de son piédestal et montrer un Dante autre, plus complexe.»
Pour réaliser cette exposition, Jacques Berchtold, qui dirige la Fondation Martin Bodmer, Nicolas Ducimetière, son vice-directeur, et les deux co-commissaires, Michael Jakob et Paola Allegretti, pouvaient puiser dans le fond exceptionnel de la Fondation, accumulé au fil des ans par ce grand collectionneur que fut Martin Bodmer Cela fait du visiteur un privilégié. Il peut voir à l’occasion de La Fabrique de Dante des manuscrits et incunables qui sont rarement montrés simultanément au public.
La richesse du fond —car faut-il le répéter tout les ouvrages et documents exposés proviennent de ce fond— concernant la période médiévale et plus particulièrement Dante s’explique par l’intérêt que le poète florentin suscitait chez Martin Bodmer. Il considérait son œuvre comme étant de la même importance que la Bible, que celle d’Homère ou, plus tard, que celles de Shakespeare et de Goethe.
En 1947, il le célébrait ainsi:
(Dante) appartient à ce petit nombre d’hommes à qui il fut donné d’incarner une époque de l’histoire du monde et, le réalisant en poète, d’être en même temps un représentant de la littérature mondiale en son acception la plus élevée. (…) À coup sûr la vestiture, la forme, le cadre de Dante sont encore du pur Moyen Âge, dominé par la philosophie aristotélicienne, une conception du monde géo-centrée, la scolastique et le féodalisme —c’est en même temps déjà l’Homme nouveau qui «s’échappe de la vieille enveloppe.
On pourrait presque lire dans cette définition, les principes qui ont guidé les commissaires de l’exposition, dans leur volonté de montrer les racines de l’œuvre mais aussi sa réception dans la littérature moderne.
33 manuscrits contemporains de Dante
La première marche dans cette «complexité» est la fascinante reconstitution de la Bibliothèque de Dante. Non de sa bibliothèque réelle, car indique Michael Jakob, le poète faute de moyens «ne pouvait pas se permettre d’avoir des copies des œuvres». D’ailleurs, nous n’avons aucun moyen d’en apprécier la réalité. Paola Allegretti rappelle que «nous ne possédons aucun écrit de sa main, ni aucune note sur les livres en sa possession, qui soient arrivés jusqu’à nous.»
En revanche, il est possible de la reconstituer à travers les citations qu’il fait d’auteurs comme Aristote ou Virgile, et les allusions dans ses poèmes ou ses essais. P. Allegretti précise: «Les 2 750 noms propres environ que Dante cite dans ses ouvrages sont des noms qu’il a rencontrés dans ses lectures, des noms qui lui sont arrivés par l’intermédiaire des livres.»
L’étonnant dans cette exposition est que Dante aurait pu lire ou consulter les 33 manuscrits de cette bibliothèque. Toutes ces copies ont en effet été réalisées aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, c’est-à-dire sont contemporaines au poète.
Un visiteur pressé peut se contenter d’admirer la régularité confondante des colonnes des textes de ces manuscrits, l’élégance de leur mise en page, la beauté des lettrines, le charme des miniatures et illustrations qui embellissent ces œuvres d’Horace, de Juvénal, de Cicéron, de Macrobe…
Il faut se plonger dans l’épais catalogue qui accompagne l’exposition
Mais ce serait en rester à l’écume. Il est nécessaire de se plonger dans l’épais catalogue qui accompagne cette exposition. Il permet de comprendre tout à la fois les critères qui ont présidé au choix des œuvres exposées, mais aussi d’éclairer les textes en regard de l’œuvre de Dante.
Certains peuvent sembler ne pas nécessiter d’explication comme la Bible latine qui est exposée. Mais, particularité, mentionne Paola Allegretti, co-commissaire de l’exposition: «Pour Dante la Bible est fondamentale, et précisément dans la version de ce manuscrit, c’est-à-dire selon la vulgate de Jérôme.» Il est peu probable toutefois que le poète ait consulté précisément cet exemplaire car il a appartenu «à l’un de ces très riches ecclésiastiques de la Curie contre lesquels Dante fait parler l’ascétique Pierre Damien» dans le Paradis:
les modernes pasteurs, et qui les mènent,
tant ils sont lourds, par derrière les soulèvent.
Ils couvrent de leurs manteaux leurs palefrois,
de sorte que sous une seule peau vont deux bêtes
(Le Paradis, Chant XXI, v. 131-134)
Les ouvrages exposés sont ainsi en “interaction” avec l’œuvre dantesque. Par exemple, le Lancelot, copié au début du XVe siècle pour Guyot le Pelay de Troyes. Ce roman en prose, qui est le premier Livre de La table ronde, est celui qui conduisit, selon Dante, Francesca et son amant Paolo au péché d’adultère. Il est aussi utilisé comme réminiscence littéraire au Paradis, lorsque Béatrice s’amuse de la vanité de Dante quand celui-ci utilise le pronom latin vous pour s’adresser à son trisaïeul Cacciaguida:
Béatrice, légèrement à l’écart,
souriante, ressemblait à celle qui toussa
lorsqu’est contée la première faute de Guenièvre.
(Le Paradis, Chant XVI, v. 13-15)
Paola Allegretti remarque:
Même au Paradis une bienheureuse peut vouloir agir comme une héroïne de roman. (…) L’affinité biographique entre deux femmes, Francesca et Béatrice, qui ont eu, selon Dante, la même expérience de lecture, exprime la longue durée du prestige courtois. (…) La longue durée réélaborée dans la mémoire de Dante de cet épisode de Lancelot, qui rééaparaît après 53 chants, donc après bien des années, est peut-être encore plus significative à cause du sourire qui unit Enfer et Paradis: dans les paroles de Francesca (…) en Enfer, il y a la seule apparition, délirante, du «rire désiré».
Des manuscrits qui font écho à l’œuvre de Dante
Dans cette fascinante Bibliothèque des manuscrits se détachent. Les uns par l’évidence de leur présence, comme le parchemin qui contient le texte des Livres I à VI de l’Énéide, d’autres par la richesse de la glose, d’autres plus simplement par l’écho qu’ils provoquent chez le lecteur de Dante.
Le texte de l’Art d’aimer d’Ovide est repris dans le parchemin CB 122 qui est exposé. On y trouve l’image de longs bataillons de fourmis qui «vont et reviennent sans cesse». On ne peut que penser alors aux ombres des luxurieux, qu’au Purgatoire l’on voit se «hâter (…) se baiser l’une l’autre, / sans s’arrêter, joyeuses de cette courte fête, / c’est ainsi que dans leur file brune / les fourmis se touchent l’une l’autre du museau.» (Le Purgatoire, Chant XXVI, 31-36).
Chacun de ces 33 manuscrits pourrait ainsi être remis en perspective dans un jeu de mémoire et de miroir intellectuel infini. Mais avançant le visiteur ouvre un nouveau chapitre de l’exposition, celui de la réception de l’œuvre de Dante.
Les auteurs que Dante a nourri et influencé
Dans La fortune de Dante, le jeu est inversé par rapport à celui mis en place dans la Bibliothèque. Il n’est plus question des auteurs qui ont influencé et nourri Dante, mais de ceux que Dante a nourris et influencés voire rebutés comme Voltaire. La contrainte reste la même: seuls 33 auteurs doivent être exposés.
L’exposition permet de mesurer l’immensité de la tâche à laquelle se sont attelés les commissaires de l’exposition. On peut admirer un manuscrit de Benvenuto da Imola de la deuxième moitié du XIVe siècle, une copie des Canterbury Tales de Chaucer et, sautant les siècles, un exemplaire de Corinne ou l’Italie de Mme de Staël et un autre de The prophecy of Dante de Byron.
Invité ainsi à parcourir à grandes enjambées les siècles, le visiteur est amené dans son parcours jusqu’à des ouvrages et des auteurs plus proches de nous, ceux qui illustrent la “réception” de Dante au XXe siècle.
En ce sens, l’exemplaire de Nueve ensayos dantescos (Neuf essais sur Dante) de Jorge Luis Borges mérite absolument d’être présent tant l’écrivain argentin, explique Erica Durante, «a réservé une place centrale au poète florentin dans ses poèmes fictions et essais. (…) Cette forte empathie vis-à-vis de Dante, délaissé par sa bien-aimée et condamné à son absence éternelle, définit l’entièreté de la lecture de ce que Borges fait de la Divine Comédie».
Les Cantos d’Ezra Pound doivent presque tout à Dante
Avec Ezra Pound dont une double page de ses Cantos est exposée, nous basculons dans un autre rapport avec le poète florentin. «Les Cantos, explique Michael Jakob, doivent presque tout à Dante.» Mais serait-on tenté d’ajouter dans un mauvais jeu de mots à “tout Dante”, car Pound a lu, travaillé et réfléchi sur l’ensemble des œuvres: Vita Nuova, Convivio, Monarchia et De vulgari eloquentia.
L’influence —réelle— du poète florentin est parfois difficile à saisir. Le lecteur, écrit Michael Jakob «doit essayer de reconstituer, en suivant la trame de la marqueterie littéraire mise en place, le sens de la présence de Dante chez Pound (…) c’est au lecteur de constituer le réseau des lignes de force qui mène du poète du XIVe siècle à celui du XXe et qui permet une renaissance singulière et surprenante de Dante.
Mais il est vrai que ce jeu de reconstitution est diablement difficile, entre clarté et confusion, comme l’illustre cet extrait des Cantos:
… Dio la prima bontade
wich can be writen i (four)
whence saith Augustine.
Alessandro & Saladin & Galasso di Montefeltro
and mentions distributive justice, Dante does, in Convivio
Four, eleven
“cui adorna esta bontade”.
«Mandelstam voit la Divine Comédie comme un poème d’une seule strophe»
Le contraste est brutal avec cet autre poète dont un exemplaire de la Conversation avec Dante est exposé. Brutal, car nous quittons les rivages du fascisme (Pound était un admirateur de Mussolini) pour nous retrouver dans l’enfer stalinien des années 1930.
Lorsque Ossip Mandelstam écrit sa Conversation, en 1933, il se trouve, nous dit George Nivat, «à Koktebel, en Crimée, dans la maison du poète Volochine, une abbaye de Thélème pour poètes qui survivait miraculeusement en plein régime soviétique.»
Le poète se sait condamné, car il a osé écrire son Épigramme contre Staline. Peut-être est-ce cela qui donne une telle force à sa lecture de la Divine Comédie:
Il la voit comme un poème d’une seule strophe; strophe unique «insécable», parce que l’on ne saurait immobiliser l’essaim où sons et mots se font la guerre.
Le cœur de l’exposition
L’Enfer de Dante, dans une édition de la Comédie — 1515 — Fondation Martin Bodmer
Insensiblement, le visiteur est amené en suivant la spirale qui guide son parcours jusqu’au cœur de l’exposition, où se trouvent les 24 éditions différentes des œuvres de Dante.
En son centre, soigneusement protégées par leur vitrine, trois manuscrits qui sont parmi les plus anciens connus.
Le plus célèbre est le Codex Guarneri (CB 55). Ses 163 feuillets contiennent l’Inferno et le Purgatorio. Il a été copié sans doute une vingtaine d’années après la mort du poète. On le sait grâce aux filigranes des différents papiers qui ont été utilisés. Ceux-ci ont tous été fabriqués en 1343 ou avant. Outre son ancienneté, ce manuscrit est remarquable par l’extrême lisibilité d’un texte enrichi par des lettrines colorées qui marquent chacun des tercets et quelques petits pavés de glose qui ne troublent pas la mise en page.
Le Codex Severoli (CB 57) est un parchemin réalisé à la fin du XIVe siècle. Une indication précise permet de le dater: son copiste, Francesco di Messer Tura di Cesena signe la fin de son travail du 30 septembre 1378. Il ajoute une allusion au grand schisme d’Occident qui a débuté dix jours auparavant, avec l’élection de l’antipape Clément VII.
Signe de son intérêt pour une actualité brûlante, ce copiste fera une “mise à jour”, comme on le ferait aujourd’hui pour un texte publié sur Internet. Il complète —alors qu’il a terminé la copie— la glose du Chant XXIII du Purgatoire avec cette phrase:
L’auteur [Dante] fait une prophétie sur l’état actuel de l’Église: bientôt viendront un seul pape contre le schisme et une seul roi pour libérer et restaurer l’Église.
Un superbe Landino
Les autres exemplaires des œuvres de Dante sont tout aussi magnifiques. Le visiteur peut en effet voir un superbe exemplaire de la Comedia imprimée à Florence par Niccolò di Lorenzo en 1481. Le projet rappelle Paola Allegretti «visait à réconcilier définitivement Florence et Dante poète florentin, dont la dépouille reposait encore à Ravenne».
Cet incunable est un objet d’autant plus précieux qu’il réunit les plus grands intellectuels du moment et en particulier Cristoforo Landino, qui rédigea un commentaire destiné à faire date par sa qualité. Sa célébrité tient aussi à ses illustrations qui proviendraient de dessins de Botticelli.
L’exemplaire de la fondation Bodmer est hélas incomplet puisqu’elle ne contient que deux images sur les dix-neuf prévues. Cela tient au processus de fabrication: le livre était d’abord imprimé et l’on laissait un blanc pour insérer les gravures, qui étaient ensuite collées sur ces espaces.
De cette exposition, il faut aussi parler du troublant portrait de Dante, par Botticelli, que Charlie Bodin décrit ainsi:
Doté d’un front haut, d’un nez aquilin et d’un menton saillant, le poète est portraituré à partir de spécificités héritées de descriptions littéraires et de représentations picturales, ce qui lance les fondements de son iconographie.
Un visage hautain et fier
Anonyme, portrait de Dante vers 1515 — Fondation Martin Bodmer
Il est nécessaire ici de se souvenir que le seul peintre qui ait connu Dante “dans la vraie vie” est Giotto. Le portrait de Botticelli est donc une invention ou si l’on préfère une reconstitution. C’est pourtant avec ce visage hautain et fier, avec cette robe rouge, coiffé de son bonnet orné d’une couronne de laurier, que sera dès lors figé le portrait de Dante et… reproduit.
L’exposition montre une copie de ce portrait réalisée vers 1500 (voir ci-dessus). Pour Charlie Bodin «ce tableau témoigne d’un réel marché, celui des effigies du père de la Divine Comédie. (…) Un culte à sa personne et à son œuvre naît à la fin du XVe siècle.»
Ce culte est tellement prégnant que le portrait du poète se suffit à lui-même en quelque sorte. Nul besoin en effet de faire référence à la Divine Comédie, Dante est désormais directement reconnaissable « par lui-même”. «Cette économie de moyens, ajoute Charlie Bodin, est révélatrice du rayonnement incontestable de Dante, près de deux siècles après sa venue au monde.»
Dante et la nécromancie
Croix d’argent, ymago, exposée à la Fondation Bodmer. Photo: Marc Mentré
En se préparant à quitter l’exposition, le visiteur est intrigué par une croix argentée accrochée sur un mur. L’explication est à chercher dans un long manuscrit qui la voisine. «C’est le seul texte qui nomme Dante de son vivant», s’enthousiasme Michael Jakob.
Le texte —très long— reprend deux dépositions faites par un clerc milanais Bartolomeo Cagnolati les 9 février et 11 septembre 1320. Il raconte une histoire de sorts et de sorcellerie. Matteo Visconti (fondateur de la dynastie des Visconti), raconte Paola Allegretti
excommunié par le pape Jean XXII en 1317, a fait exécuter une statuette votive en argent vide, appelée «ymago», sur laquelle est gravée le nom «Jacobus papa Johannes». Il cherche des experts en astrologie et en médecine pour réaliser un sortilège de mort, avec l’aide des démons de la planète Saturne.
L’un de ces experts auquel Visconti projette de faire appel est un certain Dante Alighieri de Florence, avant de se rétracter.
Quelle est la réalité de cette histoire? Des traces et des indices la confortent. D’une part, insiste Paola Allegretti, «c’est un fait établi que Dante Alighieri a été considéré pleinement en mesure d’exercer la nécromancie. Galeazzo Visconti et le pape Jean XXII sont deux des personnages vivants qui entrent dans le récit et dans l’Au-delà de la Comédie et qui sont dénigrés tous les deux par l’écrivain.»
Mais peut-être faut-il laisser à cette croix aujourd’hui vide de ces charmes clouée sur un mur et au poète disparu la part que l’on doit au mystère.
Notes
La Fabrique de Dante se tient à la Fondation Martin Bodmer jusqu’au 28 août 2022. Elle est accompagnée d’un live-catalogue homonyme. (les citations de l’article sont tirées de ce livre-catalogue)
Les commissaires d’exposition sont
- Jacques Berthold. Professeur et écrivain suisse, il dirige la Fondation Bodmer.
- Nicolas Ducimetière, historien, est vice-directeur de la Fondation Bodmer
- Paola Allegretti Gorni, conseillère scientifique de la Società Dantesca Italiana de Florence. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur Dante Alighieri
- Michael Jakob est professeur de littérature comparée à l’université de Grenoble. Il est fondateur et directeur de la revue COMPAR(A)SON.
Cronaca, Spectacles
Deux longues années après Les Cercles de l’Enfer, l’ensemble La Camera delle Lacrime a présenté au théâtre Antoine Vitez d’Ivry le dernier volet de sa trilogie sur la Divine Comédie de Dante: Les Sphères du Paradis.
Nous avions laissé, il y a deux ans maintenant, le théâtre Antoine Vitez d’Ivry-sur Seine, sur les derniers vers de l’Enfer de Dante, avec une promesse: dans un an, la Camera delle Lacrime revenait sur la même scène avec un nouveau spectacle, La Montagne du Purgatoire. Puis, la pandémie du Covid est passée. Le confinement, les restrictions et les contraintes sanitaires ont fait que de Purgatoire à Ivry, en 2020, il n’y eut pas.
C’est donc avec un plaisir immense que ce 5 décembre 2021, il a été possible de renouer le fil de cette création musicale autour du troisième cantique de la Divine Comédie: Les sphères du Paradis.
Khaï-dong Luong, directeur artistique et Bruno Bonhoure, directeur musical, ont conservé les mêmes principes que lors de la création des Cercles de l’Enfer. Le dispositif scénique est simple avec une première ligne où sont disposés chanteuses et musiciennes avec en son centre Bruno Bonhoure, feu follet qui danse, chante, joue du tambour et de la harpe, véritable chef d’orchestre du spectacle. En fond, est disposé le chœur du Conservatoire d’Ivry, renforcé par quelques chanteurs venus de Saint-Denis.
Le spectateur est invité à un rêve
Mais mêmes principes ne veut pas dire même spectacle. Pour l’Enfer, les costumes sombres des acteurs, l’atmosphère ténébreuse et la voix caverneuse de Denis Lavant créaient une ambiance sombre. Rien de cela ici: tout le monde est vêtu de blanc, et les lumières illuminent la scène. C’est à un rêve qu’est invité le spectateur. Un songe dont la chanson de Michel Berger, Le Paradis Blanc, ouvre les portes.
Après la nuit de l’Enfer, ses ombres et son âpre descente dans la profondeur de ses Cercles, les Sphères du Paradis se veut un hymne à la légèreté, à la douceur et à la grâce, porté par l’harmonie des laudes du manuscrit de Cortona.
Puisque rêve il y a, le spectateur effleure quelques étoiles. Il s’arrête sur la Lune, sur Vénus où il rencontre le poète Foulque de Marseille celui pour qui «couché et levé de soleil / ont Bougie et la terre où je suis né». Un hymne, plus tard, célèbre François d’Assises. Nous sommes déjà dans la sphère du Soleil…
Ce spectacle enchanteur est la conclusion du cycle Dante Troubadour consacré à la Divine Comédie. Il ne se résume pas aux seuls spectacles. La Camera delle Lacrime a produit aussi une suite discographique, Inferno, Purgatorio et Paradiso qui permettent, d’en écouter les musiques, les chants et les récitatifs, c’est-à-dire de retrouver la musique de la poésie de Dante.
Pour ce spectacle à Ivry
- le récit du poète était dit par la comédienne Marion Noone;
- Caroline Dangin-Bardot, soprano, était au chant;
- Cristina Alís Raurich à l’organetto et aux percussions;
- Stéphanie Petibon à la viola d’arco et au luth.
- Le site de La Camera delle Lacrime. Le nom de la compagnie trouve sa source dans Vita Nuova, l’ouvrage de jeunesse de Dante, dans ce passage où dans une cérémonie de noces, Dante aperçoit «la gentilissima Beatrice», ce qui le choque si fort qu’il ne peut que retourner dans cette «camera delle lagrime» qui lui sert de refuge. (Vita Nuova, XIV, 9).
- Photo d’illustration: Marc Mentré
Cronaca, Livres
Une nouvelle édition de la Divine Comédie publiée dans la prestigieuse collection de La Pléiade est un événement rare, et il ne faut pas bouder son plaisir: cette édition est une réussite. Elle l’est d’abord par les principes qui ont guidé sa conception et en premier lieu le choix de réaliser une édition bilingue. Pour le texte original, c’est celui établi par Giorgio Petrocchi qui a été retenu, et pour la traduction celui de Jacqueline Risset.
L’équipe réunie autour de Carlo Ossola, professeur honoraire au Collège de France, est impressionnante. Pasquale Porre, professeur d’Histoire médiévale et spécialiste de St Thomas d’Aquin, y côtoie Luca Fiorentini fin connaisseur des commentateurs de Dante, Ilaria Gallinaro, une chercheuse indépendante et Jean-Pierre Ferrini qui fut l’élève de Jacqueline Risset.
Sans surprise en regard des compétences et de l’érudition des membres de ce collectif, l’édition critique de la Divine Comédie qui est proposée est remarquable par sa densité et sa richesse.
L’édition du texte est complétée d’une prudente chronologie-biographie du poète. Une réserve qui s’explique par l’absence de documents et de témoignages. Cela rend très difficile de reconstituer précisément la vie de Dante mais aussi les dates et les conditions dans lesquelles il a composé ses œuvres.
56 ans se sont écoulés depuis la précédente édition
On trouve également dans ce volume une «anthologie» composée d’une quinzaine de textes extraits d’œuvres d’auteurs du XXe siècle donne à voir et à percevoir l’œuvre sous différentes facettes. Ils permettent de saisir comment il a été compris et appréhendé par des écrivains et des poètes contemporains, comme Borges, Yves Bonnefoy, Ossip E. Mandelstam…
Mais pourquoi cette nouvelle édition de la Divine Comédie a-t-elle tant tardé? Il s’est en effet écoulé 56 longues années entre la publication de celle-ci et la précédente.
Ce chiffre de 56 doit tout à la magie des anniversaires, car à travers ces deux éditions sont célébrées la naissance et la mort du Sommo poeta. En 1965, lorsque furent publiées les Œuvres complètes de Dante, entièrement traduites et commentées par le seul André Pézard, se célébrait le 650e anniversaire de la naissance du poète. 2021 est l’année du 700e anniversaire de sa mort.
56 ans est une vie d’homme. La conception des deux ouvrages ne peut donc être similaire. Le premier est l’œuvre d’un homme alors que le second est un travail d’assemblage, fruit de la collaboration de plusieurs spécialistes.
De Michele Barbi à Giorgio Petrocchi et d’André Pézard à Jacqueline Risset
Une différence majeure se tient au «cœur» de chacune de ces éditions et les caractérise. On le sait, nous ne possédons aucun manuscrit original de la main de Dante. Les textes en vulgaire illustre utilisés sont tous établis après de longues et complexes recherches philologiques et ils diffèrent pour certains passages.
Pour l’édition de 1965, André Pézard expliquait avoir suivi le texte publié en 1921 par la Società dantesca italiana et établi par Michele Barbi. Il s’agissait alors pour les Italiens de commémorer un anniversaire, celui du 600e de la mort de Dante! Mais, faute de place, celui-ci ne pouvait être publié dans le volume de La Pléiade, qui ne comprenait que la seule traduction d’A. Pézard.
Pour l’édition 2021, c’est le texte de la Commedia, établi par le philologue italien Giorgio Petrocchi en 1966-1967 qui a été retenu. Il est accompagné de la traduction de Jacqueline Risset originellement publiée entre 1985 (l’Enfer) et 1990 (le Paradis).
Deux textes en dialogue
Il peut paraître curieux de choisir un texte qui accuse déjà plus de 30 ans d’âge, même si Jacqueline Risset a retravaillé et corrigé sa traduction jusqu’en 2010, peu de temps avant son décès en 2014.
La clé de ce choix, que porte Carlo Ossola le maître d’ouvrage de cette édition, se trouve dans quelques lignes mises en exergue par Jacqueline Risset dans l’édition originale de sa traduction du Paradis (Flammarion, 1990):
J’évoque avec gratitude, la mémoire de Giorgio Petrocchi qui a suivi mon travail jusqu’à sa mort prématurée
«Lorsque l’on met les deux textes côte à côte, ils ont un dialogue, résume Carlo Ossola. Le texte italien de G. Petrocchi et le texte français nous viennent de deux personnalités qui à Rome ont eu durant des années un échange. Les archives de Jacqueline Risset contiennent des lettres de G. Petrocchi. Ils se fréquentaient. Sans compter ce qui n’a pas laissé de traces: les rencontres à la faculté de lettres, les échanges téléphoniques».
C’est dans cet esprit que dans la nouvelle édition le texte en vulgaire illustre et celui en français se font face, ligne à ligne, vers à vers, offrant ainsi une lecture croisée permettant les comparaisons..
Le passage à une traduction plus «fluide»
La nouvelle édition se justifie aussi sans doute par… la traduction elle-même. Celle d’André Pézard reposait sur un pari, qu’il présentait ainsi dans son Avertissement:
Il leur (aux lecteurs) faudra un petit effort pour accepter la discipline ou le défi que je leur propose: cet usage d’une langue qui n’est nullement sacrée, que personne ne parle mais n’a jamais parlé sous cette forme; dont le tissu courant est le français moderne, mais français dépouillé de tous ses vains modernismes; et en revanche enrichi de joyaux retrouvés. (Avertissement XIX)
Aujourd’hui, cette langue étrange —qui masque une incroyable précision et justesse de la traduction— inventée par A. Pézard a vieilli. Il était sans doute temps pour La Pléiade de proposer une traduction plus «fluide», comme Carlo Ossola caractérise celle de J. Risset.
C’est donc celle-ci qui a été retenue, mais “nue”, c’est-à-dire sans l’introduction et les notes de l’édition originale.
Pour l’introduction, il est peut-être dommage qu’elle n’ait pas été reprise, au moins pour partie, car celle-ci donnait le “ton” singulier de sa traduction:
Dante n’est pas seulement —dans son lointain XIVe siècle— très proche; il est aussi, ce qui est difficile à exprimer, et peut-être pas encore tout à fait exprimable, en avant de nous. (…) quelque chose se dessine, dirait-on, à partir du texte de Dante, lu aujourd’hui: quelque chose qui brise d’un coup le bibelot, et de façon inattendue opère une métamorphose de la matière: à la fois attention multipliée, prolongée jusqu’au-delà de l’audible de la chute du cristal, et distraction souveraine, négligence, qui laisse les mots trouver pour nous, et les rejoint tout à coup d’un coup d’aile, et dans la prise du souffle…
Les notes en fin de volume, une bonne idée?
Jacqueline Risset avait choisi d’éclairer le texte de la Divine Comédie dans l’édition initiale de Flammarion par des notes simples et directes —une vingtaine environ par chant—, à portée essentiellement informative. Ces notes ont été abandonnées pour être remplacées par un volumineux appareil de plus de 500 pages, faisant du nouveau Pléiade un ouvrage, érudit et savant.
Cet abandon était sans doute inévitable, mais il enlève de la “chair” à la traduction originale. Les notes éclairent en effet souvent les doutes, les choix et les remords des traducteurs et des traductrices. En ce sens, elles font partie du texte.
On peut aussi regretter que ces notes soient regroupées en fin de volume. André Pézard avait réussi à obtenir une dérogation en raison des spécificités de la Divine Comédie:
L’Éditeur, écrivait-il, dans son Avertissement, a rompu —non pas en ma faveur mais en faveur de Dante— une règle impérieuse et raisonnée, “toutes les notes en fin de volume”. (…) Les Italiens eux-mêmes, et les professeurs comme les autres, ont constamment besoin de notes pour entendre la Comédie: parfois trois ou quatre notes pour un seul vers, inintelligible sans ce recours immédiat. (p. XXXVIII).
La nouvelle édition comporte une intéressante innovation, dont Jacqueline Risset avait semé les graines dans son ouvrage préparatoire à la traduction de la Comédie, Dante écrivain ou l’intelleto d’amore. (Flammarion, 1982, pp. 229-234).
Elle y explorait alors les rapports entre une poignée d’auteurs du XXe siècle et Dante. Elle y évoquait le très catholique Claudel, pour qui, nous disait-elle «le mot qui explique toute l’œuvre, c’est Amour», Gide, Valéry et surtout Philippe Sollers, dont la revue Tel Quel avait consacré, en 1965, un numéro spécial, Dante et la traversée de l’écriture.
Une anthologie des écrivains et poètes du XXe siècle
L’idée a été reprise et développée sous la forme d’une Anthologie Lectures de Dante au XXe siècle. Elle s’ouvre sur le texte fameux d’Ezra Pound où il écrit: «Dante ou son intelligence peuvent aussi signifier “Tout le monde”». En effet, explique Jean-Pierre Ferrini, qui a coordonné ces pages, «l’usage de la première personne du singulier, qui conjugue de façon inédite la relation entre l’auteur et le narrateur-personnage, projette la vie collective de Dante dans une forme collective», d’où cet «Everyman» du poète américain qui est «nous tous, l’humanité entière».
Pour cette anthologie n’ont été retenus que des auteurs masculins. Or, des auteures féminines y auraient eu toute leur place. Pour en rester à deux exemples, Virginia Woolf, dont «la lecture de la Divine Comédie revient de façon obsédante dans son journal en particulier» ou l’Argentine Victoria Ocampo, auteure d’un remarquable essai De Francesca à Béatrice, ont également lu, commenté et s’étaient inspirées de la Divine Comédie.
Il n’en reste pas moins que la sélection resserrée des textes est passionnante à lire et ouvre à la réflexion. Qu’il s’agisse du regard de Maurice Barrès sur le «style dantesque», «ce qui fait sa perfection, c’est le naturel des mots, joint à la difficulté extraordinaire de cette strophe de trois vers où il les enchâsse», où de la réflexion de T.S. Eliot sur ce que lui a appris la lecture de Dante: «De lui (…) j’ai appris que le matériau qui était le mien, l’expérience d’un adolescent dans une ville industrielle d’Amérique pouvait devenir le matériau de la poésie.»
On pourrait citer aussi Yves Bonnefoy qui s’interroge sur la traduction, Eugenio Montale lorsqu’il affirme que «la vraie poésie ait toujours le caractère d’un don», mais peut-être est-il sage de s’arrêter à Pier Paolo Pasolini dont l’extrait choisi fait écho au texte de Dante:
Il eut une goutte, encore, de sourire malicieux et douloureux dans l’œil incapable de sourire, puis, d’un air amical, il ajouta: «Mais toi, pourquoi veux-tu retourner au milieu de cette dégradation? Pourquoi ne continues-tu pas à gravir cette pente, seul, comme tu es destiné à l’être, et comme tu l’es?»
Cronaca
Hier, mardi 14 septembre 2021 s’est achevé l’aventure #DivCo qui avait commencé 3397 jours auparavant. Elle s’est achevée le jour du 700e anniversaire de la mort de Dante Alighieri, qui s’est éteint à Ravenne dans la nuit du 13 au 14 septembre 1321.
Le 27 mai 2012, alors que je publiais le premier “tercet” de la Divine Comédie, j’écrivais sur mon blog avec légèreté «Ce projet nécessitera une dizaine d’années avant que ne soit twitté le dernier vers du dernier chant du dernier cantique».
Si l’on remontait à ce mois de mai 2012, nous ne serions pas dépaysés: Facebook, Instagram, YouTube, LinkedIn, Tumblr, étaient déjà utilisés massivement. Twitter avec ses 5,5 millions de twittos était loin d’être ridicule.
J’ai donc décidé, ce 27 mai 2012, de publier quotidiennement la Divine Comédie sur Twitter pour offrir un moment de poésie le matin avec l’objectif d’installer un rendez-vous fixe. C’est pour cette raison que l’heure de publication est fixe: 8h30.
Pourquoi la Divine Comédie? D’abord par la beauté de la poésie et aussi pour une raison technique: à l’époque les tweets étaient limités strictement à 140 caractères. Tout comptait les pseudos, les photos (c’était des liens)… Or une terzina tient en 140 signes!
Je pouvais donc publier une terzina (trois vers) par jour, sans débord et de le faire jusqu’au dernier vers: «l’amor che move il sole e l’altre stelle» Mais j’avais oublié deux ou trois détails. Et on le sait, l’enfer se niche dans les détails. Et l’enfer avec Dante…
Pourquoi #DivCo ?
C’est ainsi que l’explicite #divinecomédie dut, faute de place, être réduit en #DivCo, et ce dès le mardi 29 mai 2012. C’est ce dernier qui est resté à demeure. Difficile aussi au début de mettre des illustrations faute de place.
Et puis s’est posé le problème de la traduction française dont le texte à tendance à déborder. Dans ce cas, deux tweets sont nécessaires pour la version française contre un seul pour la version originelle. Disons que cela ne facilite pas la lecture!
Le passage aux 280 signes à la fin de l’année 2017, et d’autres innovations devaient grandement faciliter la publication. C’est à partir de ce moment aussi que j’ai systématisé le tweet d’explication (publié à 8h29 pour précéder la publication de la Divine Comédie).
Pour respecter les horaires de publication j’ai depuis le début utilisé un service de programmation qui ne m’a jamais fait défaut: Clocktweets, imaginé par un jeune Toulonnais Jonathan Noble, a grandi et aujourd’hui s’appelle Swello.
Sans cela il m’aurait été difficile de publier sans aucune interruption pendant 9 ans, 3 mois et 18 jours, les quelques 12 000 tweets estampillés #DivCo. À l’inverse, sans Twitter, ce projet ne serait peut-être pas aller à son terme. La publication quotidienne oblige.
Maintenant la page est tournée. Le site ladivinecomedie.com devient le cœur du projet. Il y a tant à faire: réviser en profondeur la traduction, revoir et compléter les commentaires, compléter les notices des personnages, des lieux, des musiques et chants…
Il faut aussi effectuer quelques réglages: le site s’affiche trop lentement, en particulier sur les téléphones portables, or aujourd’hui, la moitié des consultations se fait sur un mobile. Il faudra aussi suivre la riche actualité sur Dante et la Divine Comédie. Les prochaines années s’annoncent donc passionnantes.