Dante & Beckett, par Jean-Pierre Ferrini

Dante & Beckett, par Jean-Pierre Ferrini

Quel écho peut avoir une œuvre aussi ancienne que la Divine Comédie chez un auteur contemporain? Jean-Pierre Ferrini dans son Dante & Beckett, aux éditions Hermann, montre comment l’œuvre de Dante Alighieri laissa sur celle de Beckett une empreinte légère mais profonde.

Belacqua_Chant_IV_Purgatoire

Belacqua, avec Dante et Virgile au Chant IV du Purgatoire (Détails). Manuscrit XIVe siècle. Digital Bodleian, MS. Holkiam

Belacqua est loin d’être l’un des personnages les plus connus de la Divine Comédie. Cet esprit que Dante rencontre au Purgatoire parmi les esprits négligents est discret. Tout juste se souvient-on qu’à l’ombre d’un rocher, il était «assis et entourait ses genoux / tenant entre eux son visage baissé». 

Par quel mystère, quelque six siècles après la mort du poète florentin, Beckett fait dans ses premières œuvres de Belacqua un de ses personnages? 

Ce “point de jonction”, ce lien, ce “et” entre le poète florentin et l’auteur irlandais a hanté Jean-Pierre Ferrini dans ses années d’études: «Dante et Beckett, un peu comme Mercier et Camier1 , avançaient en titubant dans mes nuits». Plus tard alors qu’il était bibliothécaire, il s’astreint «à réaliser cette tâche un peu folle de relever tout ce qui parlait de Dante dans les livres de Samuel Beckett». 

Un travail de bénédictin: l’inventaire

Dante&Beckett_Jean_Pierre_FerriniCe travail de bénédictin, cet «inventaire» devait aboutir en 2003 dans un premier ouvrage. Aujourd’hui, c’est une nouvelle édition revue et enrichie de ce Dante & Beckett qui paraît chez Hermann. Elle nous invite à une profonde réflexion sur l’œuvre de Dante et sur sa “réception” par un auteur contemporain.

C’est en 1920 que Samuel Beckett découvre Dante, et quelques années plus tard, dès ses vingt ans, il le lit dans le texte. Il rédige des fiches dont Jean-Pierre Ferrini extrait quelques passages significatifs. Beckett s’y concentre pour l’essentiel sur les cinq premiers chants du Purgatoire. Il note quelques détails comme l’expression «il tremolar della marina» (‘le frémissement de la mer” — Chant I, v. 117), ou encore le mouvement dominant du Purgatoire (inverse de celui de l’Enfer): «I’ mi volsi a man destra (“Je me tournai à main droite”).

Surtout, il va retenir toutes les ombres qui, dans ce cantique, sourient à Dante: tout d’abord Casella au Chant II (v. 83), puis Manfred dans le chant suivant (v. 112) et enfin au Chant IV la rencontre avec Belacqua. Dans ses notes, Beckett, reprend le texte de Dante «Li atti suoi pigri e le corte parole / mosser le labbra mie un poco a riso» (“Ses gestes paresseux et ses paroles brèves / me portèrent un peu à sourire”) et en dessous note: «Dante smiles (at Belacqua). D’s 1st smile?» (“Dante sourit à Belacqua. 1er sourire de Dante?”). 

L’attitude de ce personnage, «sa posture utérine» sera, analyse Jean-Pierre Ferrini, 

 l’œuf d’où sortiront tous les autres personnages de Beckett, le visage baissé, les genoux entre les bras

Mais le personnage de Belacqua lui-même sera repris à de multiples reprises. Sans doute, la situation dans laquelle se trouve Belacqua dans l’Antépurgatoire ne pouvait que retenir «l’attention de Beckett»:

Il s’agit du seul endroit dans la Divine Comédie où les âmes, ni sauvées ni damnées attendent quelque chose (…) c’est aussi le seul endroit où les âmes dans une espèce de nonchalance peuvent se déplacer; (…) Une vacance, lorsque l’on sait l’importance de l’attente dans son œuvre, ne pouvait que séduire Beckett.

«Peut-être», un mot-clé du théâtre de Beckett

L’attention de ce dernier fut peut-être retenue aussi par un mot, un adverbe. Sur cette corniche des « paresseux », Dante s’essouffle à gravir le Purgatoire et demande à faire une pause. Virgile lui répond que «Questa montagna è tale, (…) quant’ om più va sù, e men fa male.» (“Cette montagne est telle (que) plus on monte, et moins elle fatigue” — Chant IV, v. 88-90). C’est alors que les deux poètes entendent la voix de Belacqua: «Forse / che di sedere in pria avrai distretta!» (“Peut-être / auras-tu besoin de t’asseoir avant!” — v. 98-99).

Le premier mot que prononce Belacqua est donc «Forse». Il se trouve en fin de rime, ce qui en accentue la force. Or, remarque Jean-Pierre Ferrini:

Ce premier mot de Belacqua, correspond à l’un des mots-clefs du théâtre de Beckett, l’adverbe de doute peut-être.

Quelques autres personnages, comme Béatrice, Sordello, Piccarda, Rahab…, vont revenir sous la plume de Beckett, mais Belacqua occupe une place particulière, peut-être parce qu’il apparaît dans son premier roman, Dream of Fair to middling Women, écrit en 1932. Il y est décrit comme un  gamin «s’amusant à regarder la merde jaillir sous la queue d’un gros cheval».

La paresse premier pas de la sagesse? 

Cette figure de Belacqua est appelée à évoluer. Beckett a lu deux des premiers commentateurs de la Divine Comédie, Benvenuto da Imola et l’Anonimo Fiorentino. Ceux-décrivent ainsi le Belacqua de Dante: «Un citoyen de Florence, artisan, qui fabriquait des manches de luths et de cithares, et était l’homme le plus paresseux qu’on ait jamais rencontré (…) L’auteur (Dante) était son familier: il le reprenait souvent sur sa négligence; une fois alors qu’il le reprenait, Belacqua riposta par les mots d’Aristote: Sedendo et quiescendo anima effecitur sapiens (“en étant assis et tranquille l’âme devient sage”). Ce à quoi l’auteur riposta à son tour: “Certes, si par s’asseoir on devient sage, alors il ne fut jamais plus sage que toi.”»

Le Belacqua de Beckett n’est ni luthier ni indolent (encore que) mais Beckett va utiliser le Belacqua de Dante et le portrait qu’en ont dressé les commentateurs comme d’une pâte qu’il travaillera à sa guise. Témoin ce passage de Dream: 

Parfois il parle de lui-même comme étant noyé et assombri, retrouvé à son cœur: et à d’autres moments comme sedendo ET quiescendo avec l’accent sur le et et pas d’extension de la pensée vers l’esprit devenu sage. Assis au milieu de la boutique il ne respirait pas toujours la quiétude. Cellineggiava méticuleusement orné d’arabesques, exposé aux ricanements des poètes expérimentés. Si être assis est être sage, alors il n’y a pas d’homme plus sage que toi.  

On retrouve une dernière fois Belacqua dans Murphy, un roman écrit en 1935. Le personnage principal, Murphy est un oisif qui n’aime rien tant que se bercer longuement dans son fauteuil à bascule, sa “berceuse”: 

À ce moment Murphy aurait donné toute son espérance de l’Antépurgatoire pour cinq minutes dans sa berceuse, il aurait renoncé à l’abri du rocher de Belacqua et au long repos embryonnaire, au-dessus de la mer australe tremblant à l’aube derrière les roseaux et du soleil à son lever obliquant vers le nord. (…) C’était là sa fantaisie Belacqua, une des mieux organisées de toute sa collection. Elle l’attendait au-delà de la frontière de la souffrance, c’était le premier paysage de la liberté.»

Un retournement de la figure du Belacqua de Dante

Le lecteur de la Divine Comédie retrouve le «tremolar de la marina» (“frémissement/tremblement de la mer”), les roseaux de la berge du Purgatoire, et aussi le rocher derrière lequel Dante découvre Belacqua, assis dans sa position fœtale, qui attend de pouvoir monter au Purgatoire pour expier ses fautes. Même s’il est résigné à une attente interminable, il est dans l’espérance que cette attente cessera. 

Beckett opère un retournement par rapport à ce Belacqua de Dante explique Jean-Pierre Ferrini: 

Murphy aspire à la longévité uniquement parce qu’il sait que plus il vivra, plus longtemps durera son séjour dans l’Antépurgatoire. Encore moins espère-t-il qu’une bonne prière l’abrègera. Telle est sa «fantaisie» qu’il qualifie de Belacqua et qui sape les fondements de l’attente du Belacqua de Dante.

Impossible ici d’entrer dans le détail du travail minutieux, proche de celui d’un entomologiste, de Jean-Pierre Ferrini, qui rapproche deux œuvres immenses. Il en repère et examine les points de concordance au-delà des seuls personnages. Il analyse les distorsions, les interprétations, car «afin que cela corresponde à son propos, Beckett n’hésite jamais à tordre Dante dans tous les sens», comme le remarque John Fletcher2 

Les ressorts de la Divine Comédie sont cassés

Mais Beckett “tord” aussi l’œuvre du poète comme une ménagère tord un linge trempé pour en extirper la plus petite trace de liquide. Ces empreintes minuscules se fixeront à leur tour dans ses poèmes, romans, nouvelles et pièces de théâtre.

Par exemple, dans la nouvelle Le Calmant, le narrateur rencontre un jeune garçon qui tient une chèvre par une corne. Il décide de lui adresser la parole: 

Je préparai donc ma phrase et ouvrit la bouche, croyant que j’allais l’entendre mais je n’entendis qu’une sorte de râle, inintelligible même pour moi qui connaissais mes intentions. Mais ce n’était rien, rien que l’aphonie due au long silence, comme dans le bosquet où s’ouvrent les enfers, vous rappelez-vous, moi tout juste.

Comme le note Jean-Pierre Ferrini le «long silence» de Virgile («chi per lungo silenzio parea fioco» — L’Enfer, Chant I, v. 63)

perd toute l’étendue de sa résonance. La chute avec sa part coutumière d’ironie, est brutale: tout juste. La rencontre entre Dante et Virgile ne féconde plus notre mémoire (…) La mécanique qui actionnait les ressorts de la Divine Comédie est cassée.

Dante & Beckett ne se limite pas à explorer cette délicate rencontre entre deux auteurs, entre deux œuvres, l’une se nourrissant de l’autre, que séparent les siècles, il y est question aussi de Joyce, le prestigieux aîné de Beckett, de Proust sur lequel il écrivit un essai, de Leopardi, de Pétrarque… Le lecteur trouvera aussi dans cet ouvrage une Annexe, qui n’en mérite guère le nom tant elle est riche, qui comprend outre l’incroyable Inventaire des emprunts de Beckett à Dante, des textes essentiels pour comprendre comment Beckett s’est emparé et s’est nourri du poète florentin. 

  • Jean-Pierre Ferrini, chercheur indépendant, écrivain, élève de Jacqueline Risset, chargé d’enseignement aux universités de Paris et Fribourg (Suisse). Il est l’auteur aux éditions Hermann de Dante et Beckett (2003/2021) et aux mêmes éditions de Dante & les écrivains (2022). Il a collaboré à l’édition de la Divine Comédie dans la Bibliothèque de la Pléiade sous la direction de Carlo Ossola (Gallimard, 2021). Il y a établi l’anthologie des Lectures de Dante au XXe siècle.

 

 

La Pléiade: Une nouvelle édition de la Divine Comédie

La Pléiade: Une nouvelle édition de la Divine Comédie

Une nouvelle édition de la Divine Comédie publiée dans la prestigieuse collection de La Pléiade est un événement rare, et il ne faut pas bouder son plaisir: cette édition est une réussite. Elle l’est d’abord par les principes qui ont guidé sa conception et en premier lieu le choix de réaliser une édition bilingue. Pour le texte original, c’est celui établi par Giorgio Petrocchi qui a été retenu, et pour la traduction celui de Jacqueline Risset. 

L’équipe réunie autour de Carlo Ossola, professeur honoraire au Collège de France, est impressionnante. Pasquale Porre, professeur d’Histoire médiévale et spécialiste de St Thomas d’Aquin, y côtoie Luca Fiorentini fin connaisseur des commentateurs de Dante, Ilaria Gallinaro, une chercheuse indépendante et Jean-Pierre Ferrini qui fut l’élève de Jacqueline Risset. 

Sans surprise en regard des compétences et de l’érudition des membres de ce collectif, l’édition critique de la Divine Comédie qui est proposée est remarquable par sa densité et sa richesse. 

L’édition du texte est complétée d’une prudente chronologie-biographie du poète. Une réserve qui s’explique par l’absence de documents et de témoignages. Cela rend très difficile de reconstituer précisément la vie de Dante mais aussi les dates et les conditions dans lesquelles il a composé ses œuvres. 

56 ans se sont écoulés depuis la précédente édition

On trouve également dans ce volume une «anthologie» composée d’une quinzaine de textes extraits d’œuvres d’auteurs du XXe siècle donne à voir et à percevoir l’œuvre sous différentes facettes. Ils permettent de saisir comment il a été compris et appréhendé par des écrivains et des poètes contemporains, comme Borges, Yves Bonnefoy, Ossip E. Mandelstam…

Mais pourquoi cette nouvelle édition de la Divine Comédie a-t-elle tant tardé? Il s’est en effet écoulé 56 longues années entre la publication de celle-ci et la précédente.

Ce chiffre de 56 doit tout à la magie des anniversaires, car à travers ces deux éditions sont célébrées la naissance et la mort du Sommo poeta. En 1965, lorsque furent publiées les Œuvres complètes de Dante, entièrement traduites et commentées par le seul André Pézard, se célébrait le 650e anniversaire de la naissance du poète. 2021 est l’année du 700e anniversaire de sa mort. 

56 ans est une vie d’homme. La conception des deux ouvrages ne peut donc être similaire. Le premier est l’œuvre d’un homme alors que le second est un travail d’assemblage, fruit de la collaboration de plusieurs spécialistes. 

De Michele Barbi à Giorgio Petrocchi et d’André Pézard à Jacqueline Risset

Une différence majeure se tient au «cœur» de chacune de ces éditions et les caractérise. On le sait, nous ne possédons aucun manuscrit original de la main de Dante. Les textes en vulgaire illustre utilisés sont tous établis après de longues et complexes recherches philologiques et ils diffèrent pour certains passages. 

Pour l’édition de 1965, André Pézard expliquait avoir suivi le texte publié en 1921 par la Società dantesca italiana et établi par Michele Barbi.3 Il s’agissait alors pour les Italiens de commémorer un anniversaire, celui du 600e de la mort de Dante! Mais, faute de place, celui-ci ne pouvait être publié dans le volume de La Pléiade, qui ne comprenait que la seule traduction d’A. Pézard. 

Pour l’édition 2021, c’est le texte de la Commedia, établi par le philologue italien Giorgio Petrocchi en 1966-1967 qui a été retenu. Il est accompagné de la traduction de Jacqueline Risset originellement publiée entre 1985 (l’Enfer) et 1990 (le Paradis). 

Deux textes en dialogue

Il peut paraître curieux de choisir un texte qui accuse déjà plus de 30 ans d’âge, même si Jacqueline Risset a retravaillé et corrigé sa traduction jusqu’en 2010, peu de temps avant son décès en 2014.

La clé de ce choix, que porte Carlo Ossola le maître d’ouvrage de cette édition, se trouve dans quelques lignes mises en exergue par Jacqueline Risset dans l’édition originale de sa traduction du Paradis (Flammarion, 1990): 

J’évoque avec gratitude, la mémoire de Giorgio Petrocchi qui a suivi mon travail jusqu’à sa mort prématurée

«Lorsque l’on met les deux textes côte à côte, ils ont un dialogue, résume Carlo Ossola. Le texte italien de G. Petrocchi et le texte français nous viennent de deux personnalités qui à Rome ont eu durant des années un échange. Les archives de Jacqueline Risset contiennent des lettres de G. Petrocchi. Ils se fréquentaient. Sans compter ce qui n’a pas laissé de traces: les rencontres à la faculté de lettres, les échanges téléphoniques».4  

C’est dans cet esprit que dans la nouvelle édition le texte en vulgaire illustre et celui en français se font face, ligne à ligne, vers à vers, offrant ainsi une lecture croisée permettant les comparaisons.. 

Le passage à une traduction plus «fluide»

La nouvelle édition se justifie aussi sans doute par… la traduction elle-même. Celle d’André Pézard reposait sur un pari, qu’il présentait ainsi dans son Avertissement

Il leur (aux lecteurs) faudra un petit effort pour accepter la discipline ou le défi que je leur propose: cet usage d’une langue qui n’est nullement sacrée, que personne ne parle mais n’a jamais parlé sous cette forme; dont le tissu courant est le français moderne, mais français dépouillé de tous ses vains modernismes; et en revanche enrichi de joyaux retrouvés. (Avertissement XIX)

Aujourd’hui, cette langue étrange —qui masque une incroyable précision et justesse de la traduction— inventée par A. Pézard a vieilli. Il était sans doute temps pour La Pléiade de proposer une traduction plus «fluide», comme Carlo Ossola caractérise celle de J. Risset.

C’est donc celle-ci qui a été retenue, mais “nue”, c’est-à-dire sans l’introduction et les notes de l’édition originale. 

Pour l’introduction, il est peut-être dommage qu’elle n’ait pas été reprise, au moins pour partie, car celle-ci donnait le “ton” singulier de sa traduction: 

Dante n’est pas seulement —dans son lointain XIVe siècle— très proche; il est aussi, ce qui est difficile à exprimer, et peut-être pas encore tout à fait exprimable, en avant de nous. (…) quelque chose se dessine, dirait-on, à partir du texte de Dante, lu aujourd’hui: quelque chose qui brise d’un coup le bibelot, et de façon inattendue opère une métamorphose de la matière: à la fois attention multipliée, prolongée jusqu’au-delà de l’audible de la chute du cristal, et distraction souveraine, négligence, qui laisse les mots trouver pour nous, et les rejoint tout à coup d’un coup d’aile, et dans la prise du souffle…

Les notes en fin de volume, une bonne idée? 

Jacqueline Risset avait choisi d’éclairer le texte de la Divine Comédie dans l’édition initiale de Flammarion par des notes simples et directes —une vingtaine environ par chant—, à portée essentiellement informative. Ces notes ont été abandonnées pour être remplacées par un volumineux appareil de plus de 500 pages, faisant du nouveau Pléiade un ouvrage, érudit et savant.

Cet abandon était sans doute inévitable, mais il enlève de la “chair” à la traduction originale. Les notes éclairent en effet souvent les doutes, les choix et  les remords des traducteurs et des traductrices. En ce sens, elles font partie du texte.

On peut aussi regretter que ces notes soient regroupées en fin de volume. André Pézard avait réussi à obtenir une dérogation en raison des spécificités de la Divine Comédie:

L’Éditeur, écrivait-il, dans son Avertissement, a rompu —non pas en ma faveur mais en faveur de Dante— une règle impérieuse et raisonnée, “toutes les notes en fin de volume”. (…) Les Italiens eux-mêmes, et les professeurs comme les autres, ont constamment besoin de notes pour entendre la Comédie: parfois trois ou quatre notes pour un seul vers, inintelligible sans ce recours immédiat. (p. XXXVIII). 

La nouvelle édition comporte une intéressante innovation, dont Jacqueline Risset avait semé les graines dans son ouvrage préparatoire à la traduction de la Comédie, Dante écrivain ou l’intelleto d’amore. (Flammarion, 1982, pp. 229-234). 

Elle y explorait alors  les rapports entre une poignée d’auteurs du XXe siècle et Dante. Elle y évoquait le très catholique Claudel, pour qui, nous disait-elle «le mot qui explique toute l’œuvre, c’est Amour», Gide, Valéry et surtout Philippe Sollers, dont la revue Tel Quel avait consacré, en 1965, un numéro spécial, Dante et la traversée de l’écriture

Une anthologie des écrivains et poètes du XXe siècle

L’idée a été reprise et développée sous la forme d’une Anthologie Lectures de Dante au XXe siècle. Elle s’ouvre sur le texte fameux d’Ezra Pound où il écrit: «Dante ou son intelligence peuvent aussi signifier “Tout le monde”». En effet, explique Jean-Pierre Ferrini, qui a coordonné ces pages, «l’usage de la première personne du singulier, qui conjugue de façon inédite la relation entre l’auteur et le narrateur-personnage, projette la vie collective de Dante dans une forme collective», d’où cet «Everyman» du poète américain qui est «nous tous, l’humanité entière». 

Pour cette anthologie n’ont été retenus que des auteurs masculins. Or, des auteures féminines y auraient eu toute leur place. Pour en rester à deux exemples, Virginia Woolf, dont «la lecture de la Divine Comédie revient de façon obsédante dans son journal en particulier»5 ou l’Argentine Victoria Ocampo, auteure d’un remarquable essai De Francesca à Béatrice, ont également lu, commenté et s’étaient inspirées de la Divine Comédie

Il n’en reste pas moins que la sélection resserrée des textes est passionnante à lire et ouvre à la réflexion. Qu’il s’agisse du regard de Maurice Barrès sur le «style dantesque», «ce qui fait sa perfection, c’est le naturel des mots, joint à la difficulté extraordinaire de cette strophe de trois vers où il les enchâsse», où de la réflexion de T.S. Eliot sur ce que lui a appris la lecture de Dante: «De lui (…) j’ai appris que le matériau qui était le mien, l’expérience d’un adolescent dans une ville industrielle d’Amérique pouvait devenir le matériau de la poésie.»

On pourrait citer aussi Yves Bonnefoy qui s’interroge sur la traduction, Eugenio Montale lorsqu’il affirme que «la vraie poésie ait toujours le caractère d’un don», mais peut-être est-il sage de s’arrêter à Pier Paolo Pasolini dont l’extrait choisi fait écho au texte de Dante:

Il eut une goutte, encore, de sourire malicieux et douloureux dans l’œil incapable de sourire, puis, d’un air amical, il ajouta: «Mais toi, pourquoi veux-tu retourner au milieu de cette dégradation? Pourquoi ne continues-tu pas à gravir cette pente, seul, comme tu es destiné à l’être, et comme tu l’es?»