2023 – 2024, Arrêt sur images

2023 – 2024, Arrêt sur images

Alors que l’année 2023 s’éloigne et que s’ouvre 2024, ce premier jour de janvier est l’occasion de faire un “arrêt sur images” sur l’actualité autour de Dante et son œuvre et aussi de ce site consacré au poète florentin. 

Éphéméride Année 2023, deuxième partie

Dante en paysage de Bernard Chambaz et Florence Hinneburg – Your rainbow panorama de Olafur Eliasson – Les Rencontres de Chaminadour, Guéret (Creuse) — Hommage à Dante (Purgatoire) de Anne et Patrick Poirier, Milan — The Dante Project de Wayne McGregor, Opéra de Paris — Photos: Marc Mentré

Le 700e anniversaire de la mort du poète a encore marqué l’année 2023, même si l’on sent que doucement les lumières des festivités s’éteignent. Un effet retard provoqué sans aucun doute par la pandémie du Covid. De ce fait, de nombreux projets ne se sont concrétisés qu’après des délais pouvant atteindre plusieurs mois ou années. 

On en voudra pour preuve l’extraordinaire triptyque, Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire et Paradis, de Anne et Patrick Poirier exposé en trois lieux différents de Milan au début de l’année 2023. Une œuvre née “pendant le confinement”, mais aussi “du confinement” comme l’ont raconté les artistes: 

Immédiatement nous avons pensé à ces tableaux (…) nous devions faire quelque chose que nous n’avions jamais fait de notre vie.

The Dante Project: un enchantement

Une geste artistique d’une ampleur comparable se retrouve dans The Dante Project, créé par Wayne Mcgregor, et monté pour la première fois en mai à l’Opéra de Paris. La chorégraphie, la musique originale de Thomas Adès, les décors de Tacita Dean, les costumes et surtout l’interprétation des danseuses et danseurs de l’Opéra dont les étoiles Germain Louvet et Guillaume DIop… tout dans ce ballet en trois actes, qui nous fait cheminer de l’Enfer au Paradis, est un enchantement. 

Une même exigence s’est retrouvée dans Les Rencontres de Chaminadour de septembre. Dans cet étonnant et exigeant festival littéraire installé à Guéret dans la Creuse, des auteur(e)s contemporain(e)s dialoguent et racontent un écrivain du passé. Cette année était consacrée à Dante, l’écrivain invité étant Mathieu Larnaudie. Ce dernier s’était entouré d’une pléiade d’auteurs et d’autrices, Jérôme Ferrari, Hélène Frappat, Yannick Haennel, Didier Ottaviani, René de Cecatty, Muriel Pic…  Certains racontèrent l’expérience personnelle ou familiale qui leur ouvrit les portes de la poésie dantesque, d’autres le rapport intellectuel, philosophique, artistique et littéraire qu’ils —ou elles— construisirent, oubliant les siècles qui les séparaient du Sommo poeta

Deux ouvrages majeurs

Si des lectures d’œuvres irriguées par la poésie dantesque ont été lues à Guéret, quelques mois plus tôt— le poète avait été célébré dans un petit livre à la couverture rouge, Dante en paysage. Le texte profond et nostalgique de Bernard Chambaz y trouve un écho dans les délicates gravures empreintes de mystère de Florence Hinneburg. 

Deux ouvrages majeurs parus en ce début d’année ont un tout autre objet. Il s’agit tout d’abord de la traduction et édition critique du Banquet par Bruno Pinchard, premier tome des Œuvres complètes de Dante1. Une édition devenue dès sa parution une référence. 

Dans le même esprit, Benoît Grévin continue son exploration de la Correspondance de Dante —du moins des treize lettres qui nous sont parvenues— dans un deuxième tome où il traduit et commente les Épîtres de ce qu’il convient d’appeler Le songe impérial, car elles ont été rédigées lors de la venue d’Henri VII en Italie2. La qualité de cet ouvrage rend encore plus impatient la venue du troisième tome qui sera consacré aux trois dernières lettres du poète. 

«Pensa per te, lettore»

L’année “éditoriale” s’est close sur l’essai du médiéviste et philosophe Pierre Bouretz intitulé sobrement Sur Dante3 dans lequel il étudie et médite la radicale modernité de l’œuvre du poète, laquelle, écrit-il «n’était déjà plus (à sa parution) un objet de son siècle». Il poursuit: 

En l’écrivant, Dante affirmait la souveraineté d’un artiste qui ne s’autorise que de lui-même et n’attend de jugement que de ses lecteurs. Par ce geste neuf, il disait de facto adieu au Moyen-Âge.

Ce «geste neuf», ce «pensa per te, lettore» Serge Maggiani en a fait le cœur de son spectacle, Nous n’irons pas au Paradis ce soir qu’il a joué tout au long du mois d’avril au théâtre de la Reine Blanche à Paris. En quelques mots et une grande économie de geste, il fait revivre l’univers de la Toscane d’il y a sept siècles, et restitue la force du poème. 

Dante n’est pas seulement vivant aujourd’hui en France, mais aussi en Europe, où l’on trouve sa trace partout, comme chacune et chacun de nous peut, au gré de ses voyages et de ses promenades, le constater. C’est le cas à Malmö, en Suède, c’est la façade d’un petit restaurant, baptisé Le Dante, qui attire l’œil. 

Ailleurs, à Aarhus au Danemark, c’est l’impressionnant ARoS Aarhus Kunstmuseum, dont l’architecture est inspirée pour partie de la Divine Comédie qui retient l’attention. Une galerie y fait référence au neuf cercles de l’Enfer tout comme un escalier en spirale qui rappelle le chemin entre ces cercles, tandis que le toit en terrasse représente la lumière divine après la sortie de l’enfer. Petite pointe piquante, au détour de la visite on découvre un portrait torturé de Dante réalisé par l’artiste finlandais Erró

Sur les toits d’Aarhus, une impression de Paradis

L’impression pour le visiteur d’atteindre le Paradis au sommet du musée  est renforcée par la passerelle circulaire, Your rainbow panorama, de Olafur Eliasson qui permet d’admirer le paysage urbain comme si l’on était au cœur d’un arc en ciel. On se souvient alors des mots du poète: 

E come l’aere, quand’è ben pïorno,

per l’altrui raggio che ‘n sé si reflette,

di diversi color diventa addorno.

(Et comme l’air, saturé de pluie, / par les rayons du soleil qui s’y reflètent, / se pare de couleurs diverses. — Le Purgatoire, Chant XXV, v. 91-93)

En Italie, Dante continue d’être une puissante source d’inspiration pour tous les créateurs. Par exemple,  cette année le morceau Intro alla Divina Commedia de l’album du rappeur Tedua  est un tube, dans le pays. 

La Divina Cometa, un film en forme de rêve éveillé

C’est le cas aussi au cinéma. Après le didactique Dante de Pupi Avati, cette année a vu la sortie sur grand écran d’un film d’une rare beauté inspiré de la Divine Comédie. Mimmo Paladino avec La Divina Cometa a créé un conte de Noël où se mêlent la tradition napolitaine du presepe, et l’univers dantesque. Ce film en forme de rêve éveillé est un voyage extraordinaire, au sens plein du terme. Malheureusement, il ne semble pas que ce film —ni celui de Pupi Avati— soit diffusé dans un avenir proche en France… 

On le voit, l’actualité dantesque est toujours importante et de grande qualité. Encore faut-il dans cet éphéméride d’une année passée, évoquer la Société dantesque de France. Après les difficiles années Covid, elle a repris, sous l’impulsion de son président Bruno Pinchard, une activité soutenue, avec d’un côté un séminaire, Dante et la philosophie d’une grande qualité et de l’autre des conférences et des Lectura Dantis animées par des “lecteurs” remarquables comme Zygmunt Baransky de l’Université de Notre Dame (États-Unis), Donato Pirovano de l’Univeristà degli Studi de Milan, ou encore plus proche de nous Jean-Louis Poirier et Manuele Gragnolati. 

Un retard à rattraper en 2024

Un dernier mot sur ce site. Autant l’activité “révision” de la traduction et des commentaires du texte de la Divine Comédie continue d’avancer lentement mais sûrement —(la nouvelle version du Chant XVII de l’Enfer a été mise en ligne en décembre—, autant la partie “actualité” est en retard, faute de temps et d’énergie à y consacrer. De ce fait, je n’ai pas rendu compte des Rencontres de Chaminadour, qui étaient pourtant un évènement dantesque exceptionnel et rare dans notre pays, ni traité de manière détaillée d’ouvrages aussi importants que la nouvelle édition du Banquet ou les deux premiers tomes de la Correspondance de Dante. 

Ce retard devrait être bientôt rattrapé, c’est en tout cas mon seul vœu pour 2024 et j’en profite pour souhaiter à tous les lectrices et lecteurs de ce site (vous êtes un peu plus de 3000 chaque mois à le visiter!) une Bonne et Heureuse Année 2024.

 

 

The Dante Project à l’Opéra de Paris

The Dante Project à l’Opéra de Paris

The Dante Project de Wayne McGregor est une œuvre ambitieuse. Créé à Londres en 2021, à l’occasion du 700e anniversaire de la mort de Dante, ce ballet est monté pour la première fois à l’Opéra de Paris en ce mois de mai 2023. Nous sommes allés le voir le 6 mai.

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Le salut final des danseurs à la fin de la représentation du 6 mai 2023 de The Dante Project, à l’Opéra de Paris.

C’est au moment où son directeur musical, Gustavo Dudamel, annonce qu’il quitte l’Opéra de Paris, que triomphe sur la scène de Garnier The Dante Project, une commande dont il est à l’origine. 

Le ballet en trois actes de Wayne McGregor respecte la division en trois cantiques de la Divine Comédie de Dante Alighieri, mais aussi la logique profonde de l’œuvre qui est le cheminement du poète des profondeurs de l’Enfer à l’éblouissante rédemption du Paradis. 

Les danseurs de l’Opéra de Paris en embrassent la dramaturgie, portés par la musique de Thomas Adès, qui épouse chacun des actes, Inferno, Purgatorio, Paradiso. Cette dernière est tour à tour torturée et âpre, puis de cette «Dolce color d’orïental zaffiro, / che s’accoglieva nel sereno aspetto / del mezzo»4, avant de s’essayer à la douceur élégiaque du Paradis.

Un paysage en noir et blanc dessiné à la craie par Tacita Dean

Tout est sombre dans Inferno, le premier acte de The Dante Project. Le décor, immense tableau gris et noir rehaussé de blanc, barre le plateau de l’Opéra Garnier. Les pics des montagnes plongent vers le sol. Les danseuses et danseurs, en combinaison où le bistre se brouille avec le noir, se fondent dans ce décor à l’éclairage avare. 

Nous sommes plongés dans ce «loco d’ogne luce muto, / che mugghia come fa mar per tempesta, / se da contrari venti è combattuto5 Seule la tunique turquoise de Dante, le seul vivant de ce monde de l’au-delà, apporte une touche de couleur. 

L’œuvre de Wayne McGregor est d’abord cette plongée dans un univers oppressant. La musique de Thomas Adès renforce encore le sentiment de désolation et fait écho au désespoir des damnés. Elle emprunte largement à Liszt que Adès considère comme «le maître des enfers et du démoniaque». 

Dante —le danseur étoile Germain Louvet— et Virgile —Irek Mukhamedov— assistent d’abord au ballet des damnés avant parfois de s’y mêler. Une réserve qui rappelle que tous deux ne sont que de passage dans l’Enfer, comme l’explique Wayne McGregor:

le premier acte pourrait aussi bien s’appeler «Pèlerin», car cette partie décrit un passage à travers les différents cercles de l’Enfer dont Dante est le seul témoin et parfois l’acteur.6

Une danse exigeante

La chorégraphie reste étonnamment lisible et proche du thème de chacun des tableaux qui peuplent cet Inferno. Les danseuses et danseurs du corps de ballet de l’Opéra s’emparent de cette danse exigeante en offrant une interprétation où la puissance ne le cède pas à l’élégance. Les pas de deux, par exemple celui de Francesca et Paolo dansé par la Première danseuse Bleuenn Battistoni et le danseur étoile Guillaume Diop, s’enchaînent avec des ballets plus complexes comme Les Ulysses ou la Forêt des Suicidés. 

Dans cette première partie, la mise en scène fourmille de trouvailles heureuses comme ce grand miroir qui inverse les montagnes dessinées à la craie par Tacita Dean ou encore cette scène finale où un rayon lumineux mime le «pertugio tondo» par lequel Dante et Virgile vont «riveder le stelle».

Le deuxième acte, plus court, Purgatorio, est d’une tonalité radicalement différente. Les plis et replis noirs et blancs du décor d’Inferno cèdent la place à un lumineux et immense tableau figurant un arbre aux feuilles fournies émergeant d’un paysage urbain contemporain à peine esquissé. 

Trois Béatrice et trois Dante réunis sur la même scène

Une grande sérénité s’en dégage, magnifiée par la partition largement inspirée de l’Orient à laquelle se mêlent des chants liturgiques hébraïques enregistrés dans la synagogue Ades de Jérusalem. Un choix auquel le compositeur veut donner un sens particulier explique Hélène Cao: 

(c’est) un des rares lieux de culte dont la congrégation conserve la tradition des bakkashot: des prières chantées le jour du shabbat, très tôt le matin, jusqu’à ce que l’aube se lève. Or, pour (Thomas) Adès le voyage de Dante au Purgatoire précède lui aussi l’aube et l’arrivée au Paradis.7

Dans cette atmosphère apaisée se déploie une danse plus douce, voire par moment tendre. L’un des moments forts de ce deuxième acte est cet étonnant ballet où Béatrice —interprétée par la danseuse étoile Hannah O’Neill—  convoque la Béatrice jeune femme —Bleuenn Battistoni—  et la Béatrice enfant mais aussi le Dante jeune et le Dante enfant. Ce moment de grâce marqué par une danse toute en cercle et en douceur est sans doute l’un des moments les plus réussis de cette œuvre. 

Le Paradis est pour les créateurs un piège. L’Enfer et le Purgatoire leur permettent de s’emparer d’éléments, de scènes et de personnages concrets et figuratifs. Il en va tout autrement avec le troisième cantique de la Divine Comédie qui est le royaume de l’abstraction. Dante lui-même lance d’ailleurs un avertissement à ceux qui voudraient le suivre et seraient insuffisamment préparés: «L’acqua ch’io prendo già mai non si corse».8 

Une triple spirale

Paradiso, tout aussi court que Purgatorio, est construit sur une triple spirale. Une spirale musicale avec la reprise d’un motif de quatre notes qui se déploie en cercles concentriques. Une spirale visuelle avec la projection, sur un écran suspendu au-dessus de la scène, d’une création visuelle de Tacita Dean, où s’entremêlent des courbes et des impressions multicolores et qui se veut hypnotisante. Enfin et surtout, la spirale mouvante des danseurs dont les combinaisons sont éclaboussées de lumières changeantes. 

Dans cette apothéose, ce Poema Sacro,  tout se veut légèreté comme si la pesanteur était abolie. Il ne reste plus à Dante qu’à disparaître dans une gerbe de lumière. 

The Dante Project est une franche réussite esthétique et musicale auquel les danseuses et danseurs de l’Opéra de Paris donnent une expression forte et profonde. En assistant à ce spectacle, on peut se dire que sept siècles après sa mort, la poésie de Dante n’a jamais été aussi vivante et… inspirante. 

Notes

The Dante Project

  • Ballet en trois actes: Inferno-Pèlerin, Purgatorio-Amour, Paradiso-Poema sacro
  • D’après Dante Alighieri, la Divine Comédie
  • Chorégraphie: Wayne McGregor
  • Musique: Thomas Adès
  • Décors et costumes: Tacita Dean
  • Le ballet a été créé le 14 octobre 2021 par le Royal Ballet au Royal Opera House (Londres) — Mai 2023, entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris.

Principaux danseuses et danseurs lors de la représentation du 6 mai 2023.

Acte I

  • Dante: Germain Louvet (étoile) — Virgile: Irek Mukhamedov (danseur invité) — Les passeurs: Sylvia Saint-Martin (Première danseuse), Marc Moreau (étoile) — Francesca et Paolo: Bleuenn Battistoni (Première danseuse), Guillaume Diop (étoile) — Didon et Énée: Hohyun Kang, Pablo Legasa (Premier danseur) — Satan: Valentine Colasante (étoile), Germain Louvet

Acte II

  • Dante: Germain Louvet et Virgile: Irek Mukhamedov — Dante jeune: Loup Marcault-Derouard — Dante enfant: Jean-Baptiste Roblain Chollet — Béatrice: Hannah O’Neill (étoile) — Béatrice jeune: Bleuenn Battistoni — Béatrice enfant; Constance Hénaff

Acte III

  • Dante: Germain Louvet et Béatrice: Hannah O’Neill