Cronaca, Livres
C’est un très beau portrait de “Dante en paysage” que vient de publier Creatiséditions. Le très beau texte de Bernard Chambaz sur sa découverte personnelle de Dante et les gravures délicates et profondes de Florence Hinneburg font de ce livre un régal.
Sans titre — Gravure exposée lors de l’exposition Selva Oscura, aux Imprimeries Réunies (Moulins sur Allier, 2022) – Collection personnelle – © Florence Hinneburg
Dante en paysage est en apparence un tout petit livre. Soixante-dix pages d’un petit format, une couverture cramoisie sur laquelle se détachent en lettres grasses le titre et les noms des auteurs: l’écrivain et poète Bernard Chambaz et Florence Hinneburg, auteure des gravures qui y sont publiées. Dans la réalité, c’est tout l’inverse, tant le paysage proposé par le texte et les gravures est surprenant et étonnant, mêle tout à la fois le contemporain et l’intemporel.
«Fiumicel che nasce in Falterona.» Bernard Chambaz commence-t-il son récit là où naît le fleuve qui baigne Florence, mais aussi là où naît la poésie «qui s’apparente aux fleuves» ? On pourrait le croire pendant quelques lignes, mais c’est un autre itinéraire que nous propose l’auteur. Il préfère remonter l’Arno «depuis les cabanes à filets de pêcheurs de l’embouchure». Un voyage à contre-courant donc, qui est né, dit-il, de la
superposition d’un violent désir de retourner à Florence (Toscane) et de la découverte des défets de Florence (Hinneburg).
Un voyage personnel à la découverte de Dante
De la Florence toscane telle que la raconte Bernard Chambaz, de sa découverte progressive de l’œuvre de Dante, de ses lectures («Dante, c’est naturellement une histoire de livres») qui nourrissent la compréhension qu’il a du poète, il faut en dire peu sous peine de déflorer le propos et laisser à chacun découvrir ce très beau texte. Peut-être faut-il souligner que, dans ce voyage personnel à la découverte de Dante, les mots parfois le déroute comme cette «traduction archaïsante d’André Pézard qui m’a moins amusé que rebuté», mais le plus souvent, ils l’enthousiasment et l’entraînent:
c’est à lui (Dante) que nous devons ce que Jacqueline Risset nomme joliment «les joies de la couleur», où trônent le vert, la verdure, les frondaisons, les berges du fleuve.
La couleur, les gravures de Florence Hinneburg les délaissent. Leur étrange beauté trouve une autre source. Elle naît de plaques de cuivre, de morsures d’acide, de gravures, d’incisions… Il n’y a chez elle, nous dit Bernard Chambaz, à l’inverse des illustrations de Gustave Doré, rien d’explicite. Au contraire,
le registre demeure implicite, il n’y a ni titre ni vers précis en regard, il s’agit davantage d’élaborer un monde, de donner vie à des sensations, voire des sentiments, et de nous les offrir en partage, en écho à travers d’autres sensations et d’autres sentiments qui sont les nôtres; et, si elle reprend à Dante le précepte des perceptions comme mode de connaissance, elle fait valoir l’épiphanie de tout dans l’apparence du rien.
25 « défets » ferment le livre
Ce travail étonnant est sagement rangé dans le livre sous le nom de défets. On peut imaginer qu’il a été tiré de la phrase de Victor Hugo dans Les Misérables:
Ses cuivres disparus, ne pouvant plus compléter même les exemplaires dépareillés de sa Flore qu’il possédait encore, il avait cédé à vil prix à un libraire-brocanteur planches et texte, comme défets.
Mais ces défets sont peut-être surtout une variation des défaits exposés en 2016 à Moulins (Allier) dans le cadre étonnant des Imprimeries Réunies. Ils sont plus sûrement les cousins des œuvres présentées l’année dernière, toujours aux Imprimeries réunies, dans une exposition titrée Selva Oscura. Les trois séries montrées à cette occasion étaient déjà issues d’une recherche autour des paysages de la Divine Comédie de Dante.
Et Bernard Chambaz de nous dire:
Je sais que Florence a lu Dante après l’attentat du Bataclan et les portraits des victimes publiés par Le Monde. (…) Ce qu’elle a vu au cours de sa lecture, encordée aux poètes, c’est ce que nous voyons, des personnages incroyablement vivants dans une traversée où on ne ne rencontre que des morts, ce sont aussi des paysages qui apparaissent et qui s’estompent.
C’est ce monde réel et rêvé, c’est ce Dante «fait paysage» que nous invitent à arpenter et contempler Bernard Chambaz et Florence Hinneburg dans livre qui n’a plus de “petit” —une fois refermé— que l’apparence.
- Dante en paysage, de Bernard Chambaz et Florence Hinneburg, Creaphiséditions, Saint-Étienne (42000), 2023, 14€.
Cronaca, Spectacles
Le Staatsoper de Hambourg propose durant ce mois de mars une belle représentation de l’œuvre de Puccini, Il trittico. Elle est rarement montée dans son ensemble, c’est-à-dire avec les trois opéras qui la composent: Il tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi, ce dernier étant inspiré d’un personnage de la Divine Comédie. Nous y étions le soir du 18 mars.
La Chambre de Buoso Donati — décor de Galileo Chini pour la création de Gianni Schicchi au Metropolitan Opera de New York en 1918. L’image de couverture est la toile de « fond de scène » de la pièce, par le même peintre.
Gianni Schicchi est un personnage de la Divine Comédie. Il a inspiré à Puccini un opéra, qui constitue avec deux autres pièces, Il tabarro et Suor Angelica, un même ensemble, Il trittico (le triptyque).
Ce trittico est rarement joué car il mobilise pour chaque représentation une très importante distribution de seize chanteurs et vingt-deux cantatrices sans compter un chœur et un orchestre complet, qu’il est très difficile de réunir.
Une version complète, mais dans le désordre, du Trittico
C’est pourtant ce défi qu’a relevé le Staatsoper de Hambourg en produisant une version complète de ce triptyque, avec une distribution superbe. On peut penser par exemple à Narea Son qui fit une magnifique Lauretta dans Gianni Schicchi, ou Elena Guserva qui porta superbement deux rôles essentiels de ce trittico: Giorgetta dans il tabarro et surtout celui de Suor Angelica dans la pièce éponyme. Roberto Frontali de son côté sut être une malicieux Gianni Schicchi et un sombre Michele qui voit l’amour le fuir dans il tabarro.
À Hambourg, l’ordre dans lequel Puccini avait pensé les trois pièces a été modifié, comme cela avait déjà été le cas lors de l’édition 2022 du Festival de Salzbourg. Il s’ouvre sur un débridé et joyeux Gianni Schicchi, suivi de l’épisode dramatique du tabarro, où un mari tue l’amant de son épouse, pour se terminer sur un magnifique et très sombre Suor Angelica où l’héroïne pleure la mort de son enfant.
En ouverture, le rideau se lève sur un grand salon où est réunie une famille. Ses membres attendent la mort du vieux Buoso, couché à l’écart, dans une alcôve. Il n’est pas encore mort mais déjà chacun s’affaire, qui à prendre des objets précieux, qui à rechercher fébrilement le testament. On explore les tiroirs, les papiers volent partout. De deuil, il n’est guère question. Au contraire, tout est fait pour hâter l’agonie du mourant. La scène est proche de la Commedia dell’arte.
Enfin le jeune Rinuccio s’exclame:
Salvàti, salvàti,
Il testamento di Buoso Donati.
Le testament est trouvé! Mais Rinuccio ne le donnera à sa tante Zita qu’à la condition que celle-ci consente à ce qu’il épouse Lauretta, la fille d’un paysan Gianni Schicchi. On ne peut pas dire que ce projet enthousiasme la famille: «Un Donati épouser la fille d’un paysan!» peste le père.
Gianni Schiacchi détourne le testament à son profit
Tout cela est oublié à la lecture du testament. Tout le monde découvre alors que Buoso lègue ses biens aux moines d’un couvent voisin. Que faire? Rinuccio relance la piste Gianni Schicchi. On va le chercher. Après s’être fait prier, il accepte finalement de prendre la place de Buoso. L’affaire est dangereuse. Tout le monde risque d’avoir la main coupée si l’usurpation est découverte.
On convoque le notaire et Buoso-Schicchi commence à dicter son “testament”. Après avoir laissé de la menue monnaie aux “frères mineurs”, des biens éloignés aux membres de la famille, il annonce: «Lascio la mula, / quella che costa trecento fiorini, / che è la migliore mula di Toscana… / al mio devoto amico… Gianni Schicchi. (…) Lascio la casa di Firenze / al mio caro devoto affezionato amico… Gianni Schicchi!». (“Je laisse la mule / celle qui coûte trois cents florins, / qui est la meilleure mule de Toscane… / à mon ami dévoué Gianni Schicchi. (…) / Je laisse la maison de Florence / a mon cher ami dévoué et affectionné… Gianni Schicchi!».)
La messe est dite: les Donati sont dépossédés de leur héritage, des biens de Buoso.
L’histoire est connue des lecteurs de la Divine Comédie. Au Chant XXX de l’Enfer, Dante croise des
ombre smorte e nude,
che mordendo correvan di quel modo
che ’l porco quando del porcil si schiude
(“deux ombres blêmes et nues, qui couraient en mordant comme fait / le porc lorsque s’ouvre la porcherie”. v. 25-27).
L’une d’elles est Gianni Schicchi, qui semble «folletto» (“enragée”). Dante apprend alors que
come l’altro che là sen va, sostenne,
per guadagnar la donna de la torma,
falsificare in sé Buoso Donati,
testando e dando al testamento norma
(comme celui qui là s’en va, osa, / pour gagner la reine du troupeau, / se déguiser en Buoso Donati / testant et donnant au testament forme légale. v. 42-45)
Une histoire connue des contemporains de Dante
L’histoire racontée par Dante était connue à son époque, puisqu’elle est rapportée avec grands détails et pratiquement dans les mêmes termes par les commentateurs qui étaient ses quasi contemporains comme l’Anonimo Fiorentino. Par exemple, la “mule” —la «donna de la torma», comme l’appelle Dante— est «la meilleure mule de la Toscane» dit l’Anonimo.
Il est très probable que Dante ait connu personnellement tous les détails de cette affaire, car il avait épousé une Donati (Gemma). Par ailleurs, Buoso était l’oncle des trois enfants de Simone Donati, celui qui dans la version de l’Anonimo appelle au secours Gianni Schicchi. Il s’agit de Piccarda qu’il rencontre au Paradis, de Forese l’ami avec lequel il avait échangé des tenzone dans sa jeunesse et de Corso le chef des guelfes noirs dont il rappelle dans la Comédie les circonstances atroces de sa mort.
La probabilité est d’autant plus forte que le poète ait une bonne connaissance de l’histoire que Gianni Schicchi, mort en 1280, était de la famille de’ Cavalcanti, celle de son “premier ami”, Guido
Giovacchino Forzano, le librettiste de Puccini était un Florentin
Giovacchino Forzano, le librettiste de Puccini, s’est inspiré de ces quelques vers du Chant XXX —et sans doute des commentaires— pour composer le livret de cet opéra et en particulier l’anecdote de la “meilleure mule de Toscane”. Il en fera la proposition à Puccini alors même qu’il est en train d’écrire Suor Angelica. Le 3 mars 1917, il écrit à son éditeur Tito Ricordi:
Il y a quelques jours, j’ai donné au Maestro Puccini le livret de Suor Angelica. Le Maestro est resté – grâce à Dieu – très satisfait […]. J’ai également terminé une courte trame sur Gianni Schicchi. Vous connaissez l’opinion du Maître sur ce sujet vraiment riche en ressources et d’un comique hors du commun.
Dès lors, le travail va rapidement avancer. Puccini travaille la musique de Suor Angelica, tandis que G. Forzano avance de son côté sur Gianni Schicchi. Le sujet lui est d’autant plus familier qu’il est originaire de Borgo San Lorenzo, un village du contado florentin.
En juin 1917, le texte de Gianni Schicchi est terminé. Puccini, raconte le critique Michele Girardi, l’accueille avec enthousiasme:
Il esquisse immédiatement un projet d’opéra bouffe avant de revenir avec un engagement renouvelé pour l’opéra du couvent (presque entièrement composé fin juin et dont l’instrumentation est faite le 14 septembre suivant). Gianni Schicchi suit de près : le 20 avril 1918, les dernières notes de la partition sont écrites.
À Hambourg, un changement artificiel
La première de Il trittico aura lieu à New York en 1918 et sera un succès, tout comme le seront les premières représentations en Europe, par exemple en 1919 à Rome. En dépit de ces succès initiaux très rapidement l’œuvre sera démembrée et chacun des opéras joué séparément, souvent en association avec des œuvres d’autres compositeurs.
Le triptyque peut également, comme c’est le cas à Hambourg, être monté dans un ordre différent de celui voulu par le compositeur. Un exercice difficile, qui a obligé Axel Ranisch, le metteur en scène, à utiliser un procédé artificiel pour rendre lisible la nouvelle structure proposée. Un procédé tellement artificiel qu’il provoqua dans une salle venue écouter Puccini, ce que l’on appelle pudiquement des “mouvements divers”.
L’artifice est un documentaire basé sur des interviews de personnalités qui ont connu une actrice nommée Chiara de Tanti. Ce personnage fictif jouait dans une série télévisée (fictive) Gianni Schicchi. Elle rencontre au cours du tournage, nous dit l’histoire, son amant Silvio Bonta avec lequel elle a un enfant, Alfonso. Chiara de Tanti obtiendra le rôle de Giorgetta dans un film Il tabarro, et pour cela une palme au Festival de Cannes. Las, son fils se suicide à 16 ans, Silvio Bonta la quitte. À ce moment, elle doit jouer le rôle de Angelica, qui elle aussi a perdu son fils. Chiara de Tanti va alors se suicider à son tour.
On le comprend, ce faux-documentaire, ainsi sommairement résumé, est construit pour donner une autre structure au trittico. comme l’explique Axel Ranisch: «Il était important pour moi de terminer par le salut —avec Suor Angelica— et de commencer la soirée par une comédie. Cela donne également le sens pour la superstructure que nous avons imaginée».
Puccini propose une progression « lisible »
Pourtant, Puccini avait pensé son “tryptique” comme un ensemble en tre tinte (trois teintes), avec une progression lisible —on passe de l’obscurité de l’enfer à la lumière— dont l’unité était apportée par la musique. Il tabarro se passe au début du XXe siècle dans le milieu des bateliers en bord de Seine. Les décors du Staatsoper de Hambourg jouent sur un naturalisme exagéré: une cabine délabrée, une grosse bobine qui tient lieu de table, des palans… une brume persistante, qui viennent en écho aux paroles de Luigi, l’amant de Giorgetta, lorsqu’il décrit ses dures conditions de travail:
meglio non pensare,
piegare il capo ed incurvar la schiena.
Per noi la vita non ha più valore
ed ogni gioia si converte in pena.
I sacchi in groppa e giù la testa a terra.
Se guardi in alto, bada alla frustata.
(mieux vaut ne pas penser, / baissez la tête et courbez le dos. / Pour nous, la vie n’a plus de valeur / et toute joie se transforme en douleur. / Les sacs sur le dos et la tête vers le sol. ÷ Si vous levez les yeux, méfiez-vous du fouet.)
À la violence expressive de la musique de ce premier opus, s’oppose la fausse douceur de celle de Suor Angelica. Nous sommes dans un couvent, ce qui, explique Michele Girardi, «offre la possibilité de construire un tissu musical homogène et rigoureux qui reflète un climat particulier».
Nous avons quitté la péniche amarrée aux bords de Seine, où l’on travaille, on aime en secret, on se trompe, on se bat, on se tue, pour un lieu aseptisé, que l’on pourrait penser détaché du monde, s’il n’y avait la révélation finale où Sœur Angelica apprend que son enfant est mort.
Gianni Schicchi, un message d’amour et d’espérance
Avec Gianni Schicchi, on passe à un autre registre. Même s’il est encore question de la mort, celle de Buoso Donati en l’occurrence, nous sommes dans une atmosphère de comédie. La substitution entre Buoso et Gianni Schicchi est une scène de grand guignol, l’amour qui naît entre Rinuccio et Lauretta (la fille de Gianni Schicchi) est pur, symbolisé par le tendre duo final entre eux
Rinuccio : Ti chiesi un bacio…
Lauretta: … il primo bacio…
Rinuccio: …tremante e bianca volgesti il viso…
Lauretta e Rinuccio: … Firenze da lontano ci parve il Paradiso!
(R: Je t’ai demandé un baiser… / L…. le premier baiser… / R. … tremblante et blanche tu as tourné ton visage… / Lauretta et Rinuccio / … Florence de loin ressemblait au Paradis!)
Cette Florence si belle, berceau de l’amour des deux amants, Rinuccio l’avait chanté et célébré avant :
Firenze è come un albero fiorito
che in piazza dei Signori ha tronco e fronde,
ma le radici forze nuove apportano
dalle convalli limpide e feconde!
E Firenze germoglia ed alle stelle
salgon palagi saldi e torri snelle!
L’Arno, prima di correre alla foce,
canta baciando piazza Santa Croce,
e il suo canto è sì dolce e sì sonoro
che a lui son scesi i ruscelletti in coro!
Così scendinanvi dotti in arti e scienze
a far più ricca e splendida Firenze!
E di val d’Elsa giù dalle castella
ben venga Arnolfo a far la torre bella!
E venga Giotto dal Mugel selvoso,
e il Medici mercante coraggioso!
Basta con gli odî gretti e coi ripicchi!
Viva la gente nova e Gianni Schicchi!
(Florence est comme un arbre en fleurs / qui a son tronc et ses frondaisons sur la Piazza dei Signori , / mais ses racines apportent de nouvelles forces / des vallées claires et fécondes ! / Et Florence bourgeonne et vers les étoiles / s’élèvent des palais inébranlables et des tours élancées ! / L’Arno, avant de se précipiter vers son embouchure, / chante en embrassant la Piazza Santa Croce, / et son chant est si doux et si sonore / que les ruisseaux sont descendus vers lui en chœur ! / Ainsi sont venus les artistes et les savants / pour rendre Florence plus riche et plus splendide ! / Et du Val d’Elsa en bas des châteaux / bienvenue à Arnolfo pour embellir la tour ! Et vient Giotto du Mugel boisé, / et Médicis, ce brave marchand ! / Assez de mesquines haines et rancunes ! / Vive le peuple nouveau et Gianni Schicchi !)
On voit donc bien le mouvement de ce trittico et sa forte cohérence interne qui se marque d’abord par une forme de régression temporelle. Le premier opus est contemporain (de Puccini), l’action du deuxième se déroule dans un monastère à la fin du XVIe siècle, et le troisième nous fait faire un bond de quatre siècles en arrière pour nous précipiter dans la Florence de 1299 du «folletto» Schicchi. L’amour d’abord clandestin et porteur de malheur, devient chant d’espoir et d’ouverture. Cela se résume dans le dernier vers du stornello de Rinuccio: «Viva la gente nova». À l’immobilisme mortifère du tabarro, à la nostalgie pesante de Suor Angelica a succédé les promesses du futur de Gianni Schicchi.
Il n’est pas sûr que Dante ait apprécié la réhabilitation d’un personnage, Gianni Schicchi, qu’il place au fond de l’Enfer, parmi les traîtres et autres faussaires.
Distribution (principaux rôles, le 18 mars 2023):
- Mise en scène Axel Ranisch
- DIrection musicale : Leonardo Sini
- Chœur (direction) Eberhard Friedrich
- Gianni Schicchi
- Gianni Schichi : Roberto Frontali (chante aussi le rôle de Michele dans Il tabarro)
- Lauretta : Narea Son (chante aussi le rôle de l’un des amants dans Il tabarro et de Suor Genovieffa, dans Suor Angelica)
- Rinuccio: Oleksy Palchykov (chante aussi le rôle de l’un des amants dans Il tabarro)
- Il tabarro
- Luigi : Najmiddin Mavlyoanov
- Giorgetta : Elena Guseva (Chante également le rôle titre de Suor Angelica, dans Suor Angelica)
Cronaca
“Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire et Paradis” d’Anne et Patrick Poirier ne saurait laisser indifférent. Le triptyque dans son ensemble a été exposé à Milan en ce début d’année 2023. Mais déjà seuls Purgatoire et Paradis sont encore visibles. Il faut courir les voir tant qu’il en est temps.
Hommage à Dante, Enfer, de Anne et Patrick Poirier. Détail de l’œuvre exposée à la Casa degli Artisti, Milan
Trois œuvres, trois lieux d’exposition… la nouvelle création, Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire et Paradis, d’Anne et Patrick Poirier se veut pourtant d’un même geste. Raconter cette exposition, c’est raconter un moment de magie éphémère. Enfer, le premier volet, a déjà quitté le hall de la Casa degli Artisti. À mi-mars, ce sera Paradis qui abandonnera sa bonbonnière du Palazzo Borromeo et en avril Purgatoire sera décroché des murs de la Galleria Fumagalli. Les œuvres étant en vente, il est peu probable que, dans un avenir proche, Hommage à Dante soit de nouveau visible dans son ensemble. Cet article se veut donc un mémoire de cet événement éphémère.
Hommage à Dante est d’abord un parcours dans Milan. Il faut longer le sombre château des Sforza, suivre le vivant Corso Garibaldi, tourner à gauche dans une petite ruelle. Une grande bâtisse d’allure industrielle, aux larges fenêtres. La Casa degli Artisti est là. Au rez de chaussée, à peine passé la porte, on découvre la première partie d’Hommage à Dante.
La fresque transperce le hall sur trente mètres
Enfer qu’ont imaginé Anne et Patrick Poirier, ironiquement baptisé Le Grand Hôtel Dante, semble un fleuve de sang qui charrie les scories et les cendres de la vie et de la mort. Il transperce sur trente mètres le hall vide. Il faut s’approcher, marcher le long de l’œuvre, chercher à comprendre, retrouver des figures, des scènes, des personnages de la Divine Comédie… arriver au bout, regarder celui qui clôt la fresque: l’ange de l’histoire. Cet ange semble vouloir s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. En lettres de sang, le tableau final nous le décrit ainsi:
Le visage est tourné vers le passé. Là où ne nous apparaît qu’une chaîne d’évènements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe. (…) Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais au Paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous APPELONS LE PROGRÈS…
La citation est de Walter Benjamin. Son pessimisme est nourri des drames que vécut le philosophe: la montée du nazisme, l’exil, les débuts de la Deuxième Guerre mondiale… Le texte lui-même lui a été inspiré d’une aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, qu’il posséda jusqu’à sa mort en 1940. Ce texte commence ainsi:
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire».
Les images de la catastrophe
La poésie de Dante se prolonge ainsi dans Enfer à travers les tragédies contemporaines et nos sombres interrogations.
Enfer d’Anne et Patrick Poirier, une fresque spectaculaire de trente mètres de long.
Pour mieux comprendre ce que veulent nous dire Anne et Patrick Poirier, il faut remonter le long du fleuve de sang, regarder les ruines «qui s’élèvent jusqu’au ciel», aller jusqu’à sa source, à son début, à ce dessin qui porte la date du lundi 23 mars 2020. La silhouette décharnée d’une rangée de troncs mimant une forêt émerge d’un nuage sanglant. «Cette sylve obscure», comme nous le dit la légende reprenant ainsi les premiers mots de l’Enfer de Dante.
Le 17 mars 2020, commence en France le confinement. Anne et Patrick Poirier sont enfermés, du jour au lendemain, dans leur maison provençale. Patrick Poirier raconte dans une interview:
«Immédiatement nous avons pensé à ces tableaux de la Divine Comédie, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, et nous avons pensé que nous devions faire quelque chose que nous n’avions jamais fait de notre vie, comme œuvre. Nous devions le faire immédiatement et nous avons commencé dans les deux jours qui ont suivi».
L’œuvre s’est donc faite en marchant dans leur atelier de Lourmarin. C’est en marchant le long de la fresque, comme le faisait Dante et Virgile lorsqu’ils descendaient les cercles de l’Enfer, qu’il faut la découvrir jour après jour, scène après scène, tableau après tableau: le feu éternel, les tombes cernées «de feux épars», le cavalier de l’apocalypse, squelette sur celui cabré de son cheval…
Un œil noir bordé de rouge marque le centre de l’œuvre
Un trou, un œil noir bordé de rouge marque le centre de la fresque. Il est, nous dit la légende, ce «confinement», ce «…nouvel isolement dénie de toute humanité… la surface vide de l’existence».
Le chemin n’est pas achevé. Lucifer aux trois visages, la bouche grande ouverte, engloutit un pécheur. Plus loin, des corps sont plongés dans un bain de sang. Plus loin encore, progressivement, des objets contemporains apparaissent, des personnages en costume contemplent «ce monde paradis transformé en théâtre immonde».
Le texte qui longe les dessins se déroule désormais sur plusieurs strates, l’une est celle de la date où le dessin a été réalisé, l’autre donne des parcelles du texte de Dante, une troisième des commentaires, une quatrième peut-être des extraits d’autres œuvres…
Le fleuve de sang s’arrête brutalement le «mercredi 8 mai 2020» pour cèder la place à des traits hachés, au noir et blanc. Nous sommes devant « ce lac à qui le gel donnait l’aspect du verre et non de l’eau». Quelques visages noyés dans cette glace s’y distinguent.Quelques pas, quelques figures et de nouveau nous nous retrouvons face à l’ange qui regarde la catastrophe.
Ce sont donc deux enfers qui se croisent et se mêlent dans ce premier chapitre de cette trilogie Hommage à Dante: celui créé par le poète florentin il y a sept siècles, et celui, contemporain, du confinement, de l’enfermement et du contrôle.
La main d’Antée libérée de ses chaînes
Difficile d’oublier alors cette main libérée des chaînes dont on comprend, à la lecture du vers «…il nous déposa tout doucement dans l’abîme…», qu’il s’agit de celle du géant Antée qui dépose Virgile et Dante sur la glace du Cocyte.
Ces deux silhouettes vêtues d’un costume grisâtre qui nous tournent le dos sont-elles les deux poètes? Qu’importe! L’essentiel, ce sont peut-être les lambeaux de texte qui bordent le dessin et traduisent cette impression d’immobilité et d’inutilité et aussi d’épuisement de tous ceux qui étaient alors enfermés dans le confinement et la hantise de la maladie. Le dessin est daté du 30 avril 2020.
… Que veux-tu dire, mon Virgile?…
… La voix de l’esclave se chargea de répondre:
… Il n’y a plus de temps, et il n’est plus permis de parler de l’art…
… L’art n’a plus aucun pouvoir, il n’a plus le pouvoir d’annuler la mort………
… Le temps s’arrêtera dans l’immuable…
Purgatoire de Anne et Patrick Poirier, exposé à la Galleria Fumagalli, Milan.
Une atmosphère autrement lumineuse et apaisée
Pour rejoindre la deuxième partie de l’exposition, il faut sortir du hall silencieux qui abrite Enfer, tourner dans la via della Moscova, puis de nouveau tourner à gauche, s’enfoncer dans des ruelles, passer un porche et sonner à la porte de la Galleria Fumagalli. C’est là, dans une vaste et haute pièce aux murs blancs que se trouve Purgatoire, le deuxième volet de l’œuvre.
Les tons pastels et frais des immenses aquarelles de trois mètres de long sur un de large, où le rose le dispute au jaune et au vert tendre, l’or de certaines figures, installent dans une atmosphère autrement lumineuse et apaisée.
Les œuvres sont déployées sur trois rangées. Le lecteur de la Divine Comédie n’est pas dépaysé. Il retrouve des scènes qu’il a rencontrées: la porte du Purgatoire avec ses trois petites marches et les deux clés —l’une d’or et l’autre d’argent—, qui permettent à l’ange d’ouvrir cette porte; l’aigle aux plumes d’or qui emporte Dante jusqu’à celle-ci; les paupières cousues des âmes des envieux; les anges gardiens terrassant le serpent dans la vallée fleurie des princes négligents…
Les silhouettes recroquevillées des migrants bloqués à Lampedusa
Comme pour Enfer, les deux artistes se sont astreints à un calendrier serré. Chaque toile en porte la date et la trace. En août été 2020, le Covid avait à peine desserré son étau, des migrants étaient «bloqués à Lampedusa». Sur la toile, nous voyons leurs silhouettes recroquevillées sur la plage du Purgatoire.
La langue elle-même change. Parfois le français cède la place à la poésie de Dante. Les notations se font plus brèves: «Les gourmands ont toujours faim / et ne peuvent se rassasier des fruits des arbres…», «…Les paresseux sont contraints de courir sans cesse…»
Cette brièveté ne nuit pas à la complexité parfois vertigineuse de certains tableaux, comme celui des gourmands, des paresseux et des… coléreux. Le sombre nuage qui les masque semble obscurcir toute la scène, mais des silhouettes grises et nues en émergent. La bouche grande ouverte, elles paraissent manifester.
La scène se ferme sur une rivière apaisante
Elles tournent le dos à une autre scène en apparence plus apaisée qui occupe le reste de la toile. Le bleu sombre du ciel le partage à un sol ocre brun sur lequel est planté un arbre au tronc épais et aux branches décharnées. Un ange monte la garde. Derrière cette arbre, une femme nue (Ève?) se débat avec un serpent qui l’enserre pendant que deux tigres s’avancent menaçants. Mais que font ici ces personnages contemporains qui pique-niquent tranquillement assis sur leur fauteuil? Pourquoi cette jeune femme élégante tient-elle le bras d’une âme nue. C’est à peine si l’on distingue un griffon.
On l’a compris Purgatoire d’Anne et Patrick Poirier n’épouse pas étroitement le découpage strict de l’œuvre de Dante. Il en étire des épisodes, en rassemble et en comprime d’autres. Il superpose d’autres histoires, d’autres événements créant ainsi une œuvre forte et singulière.
Dès lors, la présence dans le dernier tableau d’une puissante limousine gris acier derrière deux griffons que surveille une assemblée de communiants brandissant leurs cierges comme autant de lances ne paraît en rien incongrue. D’autant que la scène se ferme sur une rivière apaisante où se baignent deux jeunes femmes. S’agit-il du Lethée ou de l’Eunoè? Peu importe, il est temps de partir pour le troisième lieu de l’exposition, vers Paradis. À peine, fait-on attention dans ce dernier tableau, à la présence en haut, dans le coin droit, d’un morceau de disque bleu.
Paradis semble être comme suspendu
Paradis de Anne et Patrick Poirier, exposé chez Antonini, Palazzo Borromeo, MIlan
La bijouterie Antonini qui abrite Paradis se trouve au cœur du vieux Milan, dans le Palazzo Borromeo, l’ancien palais d’une grande famille. Est-ce le lieu, abrité au fond d’une cour et dont il faut attendre que la porte soit déverrouillée pour pouvoir entrer? Le silence monacal? La taille de la pièce, modeste en comparaison des deux autres espaces qui abritent Enfer et Purgatoire? Paradis semble être comme suspendu.
Les œuvres sont ici soigneusement alignées et disposées pour jouer sur les reflets et les transparences, tandis que le bleu mat d’autres absorbe la lumière. Lóránd Hegyl et Angela Madesani, les deux curateurs de l’exposition, expliquent:
«Le caractère non représentatif et l’immatérialité de la troisième partie de l’œuvre monumentale correspond à l’esprit abstrait du Paradis de Dante, dans lequel les mots évoquent des sphères intelligibles et des perspectives intellectuelles et philosophiques au lieu de représenter des figures et des actions. Les artistes travaillent ici avec des images non mimétiques, qui reflètent aussi des phénomènes lumineux et atmosphériques, ainsi qu’avec des textes qui activent des références à une sphère hautement symbolique liée à celle de Dante mais aussi à celle de notre temps».
Est-ce pour cette raison, qu’Anne et Patrick Poirier reprennent dans une série de petits tableaux la parole d’Ulysse? Un Ulysse sans illusion qui, est-il écrit sur le premier de ces tableaux:
avait besoin de rêves… rêves qui pouvaient aider à voir un futur… un monde, une humanité consciente de sa fragilité… FRAGILITÉ…
Le personnage d’Ulysse, un trait d’union entre différents univers?
Ce personnage est l’un des nombreux traits d’union qui relient les différents univers de Hommage à Dante, dont l’apparente diversité cache une profonde unité. Impossible en effet, d’oublier qu’Ulysse, ici au Paradis, a été placé par Dante en Enfer, enfermé dans une flamme qui le consume éternellement.
L’histoire d’Ulysse qui se raconte dans ce Paradis n’est pas celle d’Homère ni celle de Dante. C’est celle d’un errant, perdu, qui marche «chantonnant» mais que la chaleur écrasante l’empêche d’avancer. Difficile alors de ne pas repenser aux migrants échoués sur la plage du mont Purgatoire à la fin d’un mois d’août. Et si finalement, il s’allonge dans la «nuit lourde de l’été…» son repos est troublé. «… Sommeil et non sommeil devinrent commencement et fin», nous disent Anne et Patrick Poirier.
La fin de l’histoire se trouve peut-être ailleurs, sur un disque d’un bleu profond inaccessible en raison de la hauteur à laquelle il est accroché. Tout juste se distinguent des constellations à peine esquissées. Elles sont soutachées de discrets points verts et rouges. Ils composent la géographie de l’humanité, ses larmes, sa mémoire, son intelligence, son inventivité… ainsi enfermée dans les sphères du Paradis. Une pierre dorée comme suspendue sur cette mer étoilée ferme alors le livre de cette exposition. Le bateau d’Ulysse?
Notes
Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire, Paradis d’Anne et Patrick Poirier
Curateur(e)s Lorand Hegyl et Angela Madesani
Chacun des cantiques est (a été) exposé dans un lieu différent de Milan:
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- Enfer à la Casa degli Artisti (10 janvier au 15 février 2023)
- Purgatoire à la Galleria Fumagalli (13 janvier au 16 avril 2023)
- Paradis chez Antonini Milano – Palazzo Borromeo (13 janvier au 31 mars 2023).
À propos d’Anne et Patrick Poirier
Anne et Patrick Poirier sont nés respectivement à Marseille en 1941 et à Nantes en 1942. Après leurs études à l’École nationale des Arts décoratifs de Paris, il furent invités tous deux à la Villa Médicis de Rome, alors dirigée par Balthus, de 1968 à 1972. Ils décidèrent lors de cette résidence d’unir leur vision artistique et de signer ensemble leurs œuvres. Voyageurs et passionnés d’histoire et d’archéologie, ils affrontent le sentiment de fragilité des civilisations, des cultures et de la nature. Ils utilisent de multiples supports pour leurs œuvres, comme la photographie, le dessin sur papier, la sculpture en résine et bois, le néon, la maquette, la peinture à l’huile et à l’acrylique. On ne compte plus leurs expositions dans les lieux les plus prestigieux et lors d’événements internationaux comme la Biennale de Venise (1976, 1980, 1984).
Aujourd’hui Anne Poirier est membre de la section Sculpture de l’Académie des Beaux-Arts de Paris et Patrick a été élu « correspondant » de la même section.
Cronaca, Livres
Paul et Gaëtan Brizzi ont choisi de raconter l’Enfer de Dante sous forme de roman graphique. Une aventure ambitieuse mais ô combien périlleuse. Conscients de ces difficultés, les deux auteurs demandent dans leur préface, «aux connaisseurs de l’œuvre leur indulgence». Elle est plus que nécessaire.
Charon, le nocher de l’Achéron, vu par les frères Brizzi.
Visuellement, l’ouvrage, L’Enfer de Dante, en impose. Les dessins pleine page, le trait délicat des personnages mythologiques, les décors immenses aux murs vertigineux et aux colonnes semi-écroulées… les frères Brizzi créent un univers peuplé de pièges et de chausse-trappes, habité de monstres, lieu de tous les dangers.
On peut seulement regretter qu’ils restent trop prisonniers de l’Enfer imaginé par Gustave Doré au XIXe siècle au point d’en épouser parfois trop étroitement le graphisme. Toutefois, cette proximité esthétique avec l’univers romantique de la fin du XIXe siècle offre un monde cohérent et anxiogène à souhait dans lequel s’organise le récit.
La douceur de la lame du spadassin
Pour leur version de l’enfer, les frères Brizzi indiquent, dans leur préface, avoir choisi une approche de vulgarisation:
Faire un livre pour un vaste public au risque de s’aliéner le milieu intellectuel. Bref, rester humbles, mais veiller, aussi et surtout, à ne pas trahir l’esprit du génie italien. (…)
Au risque de lui faire insulte, nous nous sommes rendu compte que si Dante a incontestablement écrit un chef d’œuvre, sa démarche essentiellement poétique se développe au détriment du récit lui-même, qui n’obéit aucunement aux codes auxquels nous sommes familiarisés aujourd’hui. Les tableaux se suivent et parfois se ressemblent, le ton reste le même tout au long du récit et la quête des protagonistes devient redondante.
Avec quelle douceur le spadassin glisse la lame de son couteau dans le cœur de sa victime! La poésie s’oppose au récit… un ton monocorde… des tableaux qui se ressemblent… une quête redondante…L’élève Dante est recalé. Son vieux scénario poussiéreux, la manière dont il mène son histoire ne correspondent pas aux «codes auxquels nous sommes habitués aujourd’hui».
Une historiette simplette
Place donc à une version rénovée du récit. Celui-ci se résume en historiette simplette: Dante a aimé Béatrice. Il ne l’oublie pas. Un jour qu’il s’est perdu dans une forêt, elle lui demande «de la retrouver». Il aura pour guide, au travers de l’Enfer, le poète Virgile. L’histoire se termine en happy end: Virgile s’efface tandis que les deux amoureux se retrouvent et s’enlacent.
On peut regretter le manque d’ambition éditoriale des auteurs et leur refus de prendre à bras le corps l’œuvre et la poésie de la Divine Comédie comme l’a fait par exemple Go Nagai en transposant en manga l’œuvre de Dante, ou encore Giulio Chierchini et Massimo Marconi avec leur Inferno di Topolino. La poésie n’était alors pas un obstacle pour ce dernier. Il n’avait pas hésité à versifier le texte en terzine comme l’original! Que l’on n’imagine pas que cet Inferno ait été destiné à un quelconque public d’intellectuels. Il est d’abord paru en feuilleton dans Topolino, le magazine de Disney en Italie!
Pour leur Enfer, les frères Brizzi suivent la trame générale du voyage imaginé par le poète florentin mais en émascule le but. Ce n’est plus l’âpre et lumineux chemin de conversion qu’est la Divine Comédie mais son seul objet devient pour Dante de «retrouver l’amour de ma vie», c’est-à-dire Béatrice. On passe de l’amour divin à l’amour charnel.
Des changements minuscules mais essentiels
Ils n’hésitent pas non plus à retrancher des épisodes, à en développer d’autres, voire à en inventer.
Ces changements par rapport à l’œuvre originale paraissent parfois minuscules et sans conséquence: Dante monte dans la barque de Charon pour traverser l’Achéron, un serpent tient lieu de queue à Minos, les avares (il n’y a plus de prodigues) portent des pierres au lieu de pousser des rochers de leur poitrine…
Ce sont autant de coups de canif dans l’œuvre de Dante. Par exemple, dans la Divine Comédie, le lecteur ignore comment Dante traverse l’Achéron. Charon refuse de le laisser monter dans sa barque, car «jamais ici ne passe une âme bonne», comme l’explique Virgile. Dante conserve le mystère: il s’évanouit d’un côté et se réveille de l’autre côté du fleuve sans que nous n’ayons plus d’explication, en revanche nous savons que lors de sa « vraie mort », il ne fera pas partie des damnés.
De même, la longue queue est un élément constitutif du monstre Minos imaginé par Dante. Ce n’est pas un élément décoratif. Elle lui sert à indiquer à chaque pécheur dans quel cercle il doit descendre pour exécuter sa peine.
De même encore, priver les avares de leurs antagonistes, les prodigues, est comme priver un papillon de l’une de ses ailes. Outre qu’au Moyen Âge l’avarice et la prodigalité sous les deux faces d’un même péché, la scène ainsi mutilée perd son sens, sa force et sa beauté. Dante nous décrit un ballet épuisant et infini qui voit les damnés divisés en deux camps (avares et prodigues) pousser sans cesse, vague après vague, leur rocher à la force de leur poitrine, chaque camp se rencontrant avant de se diviser de nouveau.
Le tonneau de Diogène et Aristote
Certaines de ces modifications peuvent s’expliquer par le pur plaisir graphique des auteurs. Visiblement, ils se sont régalés (et régalent aussi leur lecteur) à dessiner le Minotaure, les géants (qui ont réussi à casser leurs chaînes) où les centaures, mais l’essentiel des changements paraît sinon gratuit du moins un tribu payé à une supposée “culture populaire”
Comment expliquer, si ce n’est pour cette seule raison, que Diogène (et son tonneau) bénéficie de deux pages, lui dont seul le nom est cité parmi ceux d’une dizaine d’autres philosophes de l’Antiquité au Chant IV (vers 137) et non Aristote «le maître de ceux qui savent».
Comment expliquer que pour leur Lucifer —dont Dante avait soigneusement composé l’apparence avec ses ailes gigantesques et sa triple face—, ils aient repris l’imagerie traditionnelle de la “Bête cornue”? Ce faisant, ils oublient que dans la Divine Comédie, les ailes de Dis (Satan) jouent un rôle essentiel: ce sont elles qui génèrent le vent glacial qui fige l’eau du Cocyte en une glace où sont emprisonnées les âmes des damnés.
La simplification ne suffisait pas, il fallait aussi donner un peu de relief au récit. Dante est au royaume des morts, mais il est vivant. Donc, il doit se restaurer et dormir. Le voilà se régalant d’un poulpe pêché par Virgile dans le marais du Styx (!) qui entoure la Cité de Dis. La chair dut être bonne, car après Dante s’endort tranquillement… Dante dormir en Enfer, étrange idée…
«Vous qui suivez mon vaisseau qui va chantant…»
Que dire après avoir parcouru cet Enfer? Que l’illustration est sans aucun doute réussie mais que la faiblesse des dialogues et d’un scénario trop pauvre affaiblissent considérablement l’ensemble et que fondamentalement, contrairement aux vœux des auteurs, l’œuvre de Dante est trahie.
Avant de se lancer dans leur aventure, les frères Brizzi auraient dû méditer ces quelques vers de Dante que l’on trouve au début du Paradis et ne «pas perdre de vue» le poète florentin
O voi che siete in piccioletta barca,
desiderosi d’ascoltar, seguiti
dietro al mio legno che cantando varca,
tornate a riveder li vostri liti :
non vi mettete in pelago, ché forse,
perdendo me, rimarreste smarriti.
(Oh vous qui êtes dans si petite barque / désireux d’écouter, et suivez / mon vaisseau qui va chantant, / retournez revoir vos rivages: / ne gagnez pas la haute mer, car peut-être, / me perdant de vue, vous resteriez égaré. — Le Paradis, Chant II, v. 1-6)
Note
- L’enfer de Dante par Paul eet Gaëtan Brizzi, édition Daniel Maghen, Paris, 2023, 160 pages.
Cronaca, Livres
La période des Fêtes est propice à lecture et voici quelques idées de livres parus en France et en Italie autour de Dante et de la Divine Comédie, avec à venir pour début janvier la nouvelle —et très attendue— traduction du Banquet.
C’est le beau livre de cette période de Noël et du Nouvel An. Les éditions Magnard ont eu l’excellente idée de publier une nouvelle édition de l’Enfer de Dante illustrée par Lorenzo Mattotti. Le dessin de couverture, où l’on voit les Malebranche s’affronter au-dessus du fleuve de poix bouillante du Chant XXII de l’Enfer, donne un bel aperçu du travail de cet illustrateur réputé. Dans ce volume sont aussi publiés les croquis préparatoires à ce travail, ce qui prolonge le plaisir et permet de mieux comprendre l’acte créatif de Mattotti.
La Correspondance et le Banquet, deux traductions nouvelles
En France, aux Belles Lettres, est paru depuis déjà quelques mois le premier tome de la Correspon- dance de Dante traduite et commentée par Benoît Grévin. Sans doute en 2023 devrait paraître le deuxième tome d’un ensemble de trois volumes.
On le sait, seules treize lettres de Dante nous sont parvenues. Les unes sont écrites «pour le compte d’autres», qu’il s’agisse de tel grand personnage ou des guelfes blancs en exil, et d’autres sont personnelles. Ces épîtres longtemps classées parmi les “œuvres mineures” du poète florentin sont aujourd’hui considérées comme un élément essentiel pour comprendre son évolution politique, personnelle, intellectuelle et poétique.
Benoît Grévin montre que ces lettres —pour brève qu’en soit la plupart— doivent être considérées aujourd’hui comme partie intégrante de l’œuvre du poète. À cet égard, la lecture de son Introduction générale est un régal pour tous ceux qui s’intéressent à Dante et désirent approfondir leur connaissance de son œuvre.
- Nota : Nous reviendrons plus longuement sur cette Correspondance en raison de son importance pour la compréhension de l’œuvre de Dante.
Début janvier 2023, toujours en France, va paraître chez Garnier, sous la direction de Franca Brambilla Ageno le premier tome d’une nouvelle édition des Œuvres complètes de Dante Alighieri.
C’est le Banquet qui inaugure cette nouvelle et ambitieuse édition de l’œuvre du poète florentin. Un choix courageux, car le Banquet —resté inachevé— est une œuvre complexe où la poésie introduit et nourrit la réflexion philosophique.
«Dans le Banquet, il traverse successivement la question de la langue, de l’amour, du bonheur et de la noblesse. Ce mouvement d’ensemble présente la première formulation d’un humanisme à venir», résume le texte de présentation de cette édition.
Ce tome I comprendra le texte original en toscan, une traduction et des annotations signées Bruno Pinchard, sans doute l’un des meilleurs connaisseurs en France de Dante et de la dimension philosophique de son œuvre.
C’est peu dire que cette parution est attendue avec impatience.
En Italie, une importante activité éditoriale
De l’autre côté des Alpes, en Italie, l’activité éditoriale est tout aussi importante. Plusieurs livres viennent de paraître qui analysent l’œuvre de Dante chacun sous un aspect original.
«Homophobe, hater, misogyne». En trois mots, Camillo Langone synthétise les accusations à l’encontre de Dante.
Un procès que réfute Mirco Cittadini l’auteur de Da Medusa a Maria qui entend placer le «féminin sacré au centre de la Comédie».
Le lecteur retrouve dans les pages de l’ouvrage toutes les femmes qui peuplent la Comédie, Francesca, la mystérieuse Matelda, la Pia… ainsi que les sulfureuses «antibeatrice» Circée, Sirène et Méduse.
Mais, il ne s’agit pas de tracer les portraits de ces personnages. À travers elles, c’est à la question du «principe féminin» chez Dante que réfléchit Miro Cittadini:
Un féminin qui se nourrit de la sensualité de Francesca, de la ruse serpentine de la Sirène/Géryon,, des métamorphoses circulaires de Circe. (…) C’est un féminin qui se pose comme médiation avec le divin, c’est le féminin de Lucie, c’est le féminin de Piccarda. C’est un féminin terrible, dévastateur, mortifère, c’est le féminin historique de la Louve, c’est le féminin alchimique du caput mortuum de Méduse. (…) un féminin qui purifie comme celui de Matelda et des nymphes.
Tous ces féminins en fait n’en font qu’un nous dit dans sa conclusion M. Cittadini, et sans lui, il ne saurait y avoir de «salut».
Un magnifique Bestiario
Le deuxième ouvrage d’origine transalpine est d’un tout autre registre et d’une toute autre ampleur. Son titre, Bestario onomasiologico della Commedia (Bestiaire onomasiologique de la Comédie), pourrait rebuter un lecteur peu versé dans la sémantique, mais dès les premières pages tournées, il s’avère passionnant. L’auteur, Leonardo Canova, s’est inspiré des bestiaires, ces recueils de textes sur les animaux de l’époque médiévale, pour composer ce qui s’avère être une indispensable encyclopédie sur les animaux présents dans la Divine Comédie.
Bien sûr, onomasiologie oblige, chaque entrée commence par une —ou des— définition du mot, son origine. Puis l’auteur nous dit la —ou les— occurrence où l’on peut trouver ce mot dans la Divine Comédie. Mais ce sont là des passages obligés en quelque sorte. La véritable richesse tient aux innombrables références qui nourrissent chacune des entrées de ce bestiaire, lui donnant une profondeur inattendue.
Pour s’en tenir à l’une des entrées les plus brèves, celle du Lepre, animal qui n’apparaît qu’une seule fois dans la Comédie, sous la forme «lievre» (L’Enfer, Chant XXIII, v. 18), le lecteur apprendra que cet animal est considéré
dans le Lévitique comme un animal impur pratiquement à l’égal du porc, d’un autre côté son comportement pour se défendre, qui le conduit à se réfugier dans sa tanière le rend un être d’une particulière sagesse.
Mais Leonardo Canova ne saurait en rester à cette seule ambivalence. Il rappelle aussi, par exemple, que pour de nombreux commentateurs du Lévitique (Lv. 11, 6) «la fertilité du lièvre en fait un symbole de la lascivité, de l’adultère et de l’homosexualité, tandis que d’autres le considère hermaphrodite», mâle pendant quatre ans et femelle quatre autres années.
Cet imaginaire médiéval donne son épaisseur au terme, même si en conclusion de cette entrée l’auteur rappelle que Dante parle de «lievre» pour donner corps à la frayeur qu’il ressent alors qu’il est pourchassé d’une manière «plus cruelle que les chiens» par les Malebranches. Dante entend peut-être aussi donner l’image de la vitesse de sa course, car déjà dans les bestiaires médiévaux, dit Michel Pastoureau (cité dans ce Bestiario), le lièvre était réputé pour «sa vélocité proverbiale».
Ce Bestiario, dont la richesse en fait un ouvrage indispensable au lecteur de Dante, offre aussi une classification, propose une réflexion sur la typologie et les différentes «fonctions» des animaux dans le texte, donne aussi un cahier enrichi d’images illustrant la Divine Comédie, et enfin n’oublie pas de procurer les indispensables tableaux statistiques.
Le charme de l’ouvrage doit aussi beaucoup aux illustrations de Marco Napoli, dont le dessin croque avec finesse chacun des animaux évoqués dans ce Bestiario.
La nourriture au temps de Dante
Le troisième ouvrage italien est plus mince mais non moins intéressant en cette période festive, car il s’intéresse à la nourriture au temps de Dante. Difficile pour Nicoletta Tagliabracci, l’auteure de Dante e il cibo del suo tempo, de s’appesantir sur ce que mangeait et buvait le poète faute de sources et aussi parce que nous explique-t-elle
«pour le Sommo poeta la nourriture n’est pas importante il le démontre en lui donnant une image négative dans sa Comédie: dans l’Enfer, c’est le moyen de la peine et de la souffrance, le Purgatoire est le prélude à de nouveaux repas et c’est seulement au Paradis qu’il devient “pain des anges”, un aliment divin comme charnel.»
Il est très probable que Dante fréquenta lors de son exil les tavernes et les hôtelleries nombreuses sur les routes médiévales. Le voyageur s’y nourrissait de soupes roboratives à base de céréales et de légumineuses, de tourtes et autres pâtés, de fromages affinés… On pouvait aussi y manger des mets plus raffinés comme de l’oie rôtie, du porc aux lentilles, des poissons de rivières ou encore des omelettes aux herbes. Nicoletta Tagliabracci nous apprend que les fleurs frites étaient une «douceur» que l’on trouvait communément.
Dans les cours nobles —et on imagine Dante à la table des Scaglieri ou des Malaspina— les repas suivaient un ordonnancement particulier. Les convives se devaient d’avoir «les ongles soignés» et en cas de nécessité «se nettoyer les doigts non sur la nappe mais sur leurs vêtements». On mangeait a tagliere, c’est-à-dire nous explique l’auteure que
une « planche à découper » était placée tous les deux convives, car dans les repas médiévaux l’idée de partager la nourriture avec les autres était fondamentale: soit c’était le maître de maison qui le faisait, soit les hôtes avec les autres invités, et les commensaux se servaient avec leurs mains.
Si nous ne mangeons plus comme au Moyen Âge, certaines recettes ont peu évolué, témoin celle du saor que l’on peut déguster encore aujourd’hui à Venise, où les sardines au saor sont une spécialité appréciée. Nicoletta Tagliabracci nous en donne une recette du XIVe siècle:
Toy lo pesse e frigello, toy zevolle e lassale un poco, taiale menude, po’ frizzele ben, poy toi aceto et acqua e mandole monde, intriegi et uva passa e specia forte e un poco de miele e fa bollire ogni cossa insiema e meti sopra lo pesse.
(Prendre le poisson et le frire, prendre des oignons les saler légèrement, les émincer, puis les faire bien revenir, puis prendre du vinaigre, de l’eau, des amandes émondées, des raisins secs, des épices forts et un peu de miel; faire bouillir tout cela ensemble, et le mettre sur le poisson).