Idées de livres pour les fêtes

Idées de livres pour les fêtes

La période des Fêtes est propice à lecture et voici quelques idées de livres parus en France et en Italie autour de Dante et de la Divine Comédie, avec à venir pour début janvier la nouvelle —et très attendue— traduction du Banquet.

LEnfer_Dante_illustrations_Lorenzo_Mattotti

C’est le beau livre de cette période de Noël et du Nouvel An. Les éditions Magnard ont eu l’excellente idée de publier une nouvelle édition de l’Enfer de Dante illustrée par Lorenzo Mattotti. Le dessin de couverture, où l’on voit les Malebranche s’affronter au-dessus du fleuve de poix bouillante du Chant XXII de l’Enfer, donne un bel aperçu du travail de cet illustrateur réputé. Dans ce volume sont aussi publiés les croquis préparatoires à ce travail, ce qui prolonge le plaisir et permet de mieux comprendre l’acte créatif de Mattotti.

La Correspondance et le Banquet, deux traductions nouvelles

Correspondance_I_L' Amour_et_lExil_Benoit_GrevinEn France, aux Belles Lettres, est paru depuis déjà quelques mois le premier tome de la Correspon- dance de Dante traduite et commentée par Benoît Grévin.1 Sans doute en 2023 devrait paraître le deuxième tome d’un ensemble de trois volumes. 

On le sait, seules treize lettres de Dante nous sont parvenues. Les unes sont écrites «pour le compte d’autres», qu’il s’agisse de tel grand personnage ou des guelfes blancs en exil, et d’autres sont personnelles. Ces épîtres longtemps classées parmi les “œuvres mineures” du poète florentin sont aujourd’hui considérées comme un élément essentiel pour comprendre son évolution politique, personnelle, intellectuelle et poétique. 

Benoît Grévin montre que ces lettres —pour brève qu’en soit la plupart— doivent être considérées aujourd’hui comme partie intégrante de l’œuvre du poète. À cet égard, la lecture de son Introduction générale est un régal pour tous ceux qui s’intéressent à Dante et désirent approfondir leur connaissance de son œuvre.

  • Nota : Nous reviendrons plus longuement sur cette Correspondance en raison de son importance pour la compréhension de l’œuvre de Dante.

œuvres_completes_Dante_Le_Banquet_traduction_Bruno_PinchardDébut janvier 2023, toujours en France, va paraître chez Garnier, sous la direction de Franca Brambilla Ageno le premier tome d’une nouvelle édition des Œuvres complètes de Dante Alighieri.

C’est le Banquet qui inaugure cette nouvelle et ambitieuse édition de l’œuvre du poète florentin. Un choix courageux, car le Banquet —resté inachevé— est une œuvre complexe où la poésie introduit et nourrit la réflexion philosophique.

«Dans le Banquet, il traverse successivement la question de la langue, de l’amour, du bonheur et de la noblesse. Ce mouvement d’ensemble présente la première formulation d’un humanisme à venir», résume le texte de présentation de cette édition.

Ce tome I comprendra le texte original en toscan, une traduction et des annotations signées Bruno Pinchard2, sans doute l’un des meilleurs connaisseurs en France de Dante et de la dimension philosophique de son œuvre.

C’est peu dire que cette parution est attendue avec impatience. 

En Italie, une importante activité éditoriale

De l’autre côté des Alpes, en Italie, l’activité éditoriale est tout aussi importante. Plusieurs livres viennent de paraître qui analysent l’œuvre de Dante chacun sous un aspect original.

Mirco_Cittadini_Da_Medusa_a_Maria«Homophobe, hater, misogyne». En trois mots, Camillo Langone synthétise les accusations à l’encontre de Dante.

Un procès que réfute  Mirco Cittadini l’auteur de Da Medusa a Maria3 qui entend placer le «féminin sacré au centre de la Comédie».

Le lecteur retrouve dans les pages de l’ouvrage toutes les femmes qui peuplent la Comédie, Francesca, la mystérieuse Matelda, la Pia… ainsi que les sulfureuses «antibeatrice» Circée, Sirène et Méduse.

Mais, il ne s’agit pas de tracer les portraits de ces personnages. À travers elles, c’est à la question du «principe féminin» chez Dante que réfléchit Miro Cittadini:

Un féminin qui se nourrit de la sensualité de Francesca, de la ruse serpentine de la Sirène/Géryon,, des métamorphoses circulaires de Circe. (…) C’est un féminin qui se pose comme médiation avec le divin, c’est le féminin de Lucie, c’est le féminin de Piccarda. C’est un féminin terrible, dévastateur, mortifère, c’est le féminin historique de la Louve, c’est le féminin alchimique du caput mortuum de Méduse. (…) un féminin qui purifie comme celui de Matelda et des nymphes. 

Tous ces féminins en fait n’en font qu’un nous dit dans sa conclusion M. Cittadini, et sans lui, il ne saurait y avoir de «salut». 

Un magnifique Bestiario

Bestiario—onomasiologico_della_Commedia_Leonardo_CanovaLe deuxième ouvrage d’origine transalpine est d’un tout autre registre et d’une toute autre ampleur. Son titre,  Bestario onomasiologico della Commedia (Bestiaire onomasiologique de la Comédie),4 pourrait rebuter un lecteur peu versé dans la sémantique, mais dès les premières pages tournées, il s’avère passionnant. L’auteur, Leonardo Canova, s’est inspiré des bestiaires, ces recueils de textes sur les animaux de l’époque médiévale, pour composer ce qui s’avère être une indispensable encyclopédie sur les animaux présents dans la Divine Comédie. 

Bien sûr, onomasiologie oblige, chaque entrée commence par une —ou des— définition du mot, son origine. Puis l’auteur nous dit la —ou les— occurrence où l’on peut trouver ce mot dans la Divine Comédie. Mais ce sont là des passages obligés en quelque sorte. La véritable richesse tient aux innombrables références qui nourrissent chacune des entrées de ce bestiaire, lui donnant une profondeur inattendue.

Pour s’en tenir à l’une des entrées les plus brèves, celle du Lepre, animal qui n’apparaît qu’une seule fois dans la Comédie, sous la forme «lievre» (L’Enfer, Chant XXIII, v. 18), le lecteur apprendra que cet animal est considéré

dans le Lévitique comme un animal impur pratiquement à l’égal du porc, d’un autre côté son comportement pour se défendre, qui le conduit à se réfugier dans sa tanière le rend un être d’une particulière sagesse.

Mais Leonardo Canova ne saurait en rester à cette seule ambivalence. Il rappelle aussi, par exemple, que pour de nombreux commentateurs du Lévitique (Lv. 11, 6) «la fertilité du lièvre en fait un symbole de la lascivité, de l’adultère et de l’homosexualité, tandis que d’autres le considère hermaphrodite», mâle pendant quatre ans et femelle quatre autres années.

Cet imaginaire médiéval donne son épaisseur au terme, même si en conclusion de cette entrée l’auteur rappelle que Dante parle de «lievre» pour donner corps à la frayeur qu’il ressent alors qu’il est pourchassé d’une manière «plus cruelle que les chiens» par les Malebranches. Dante entend peut-être aussi donner l’image de la vitesse de sa course, car déjà dans les bestiaires médiévaux, dit Michel Pastoureau (cité dans ce Bestiario), le lièvre était réputé pour «sa vélocité proverbiale». 

Ce Bestiario, dont la richesse en fait un ouvrage indispensable au lecteur de Dante, offre aussi une classification, propose une réflexion sur la typologie et les différentes «fonctions» des animaux dans le texte, donne aussi un cahier enrichi d’images illustrant la Divine Comédie, et enfin n’oublie pas de procurer les indispensables tableaux statistiques.

Le charme de l’ouvrage doit aussi beaucoup aux illustrations de Marco Napoli, dont le dessin croque avec finesse chacun des animaux évoqués dans ce Bestiario. 

La nourriture au temps de Dante

Dante_e_il_cibo_del_suo_tempo_Nicoletta_TagliabracciLe troisième ouvrage italien est plus mince mais non moins intéressant en cette période festive, car il s’intéresse à la nourriture au temps de Dante. Difficile pour Nicoletta Tagliabracci, l’auteure de Dante e il cibo del suo tempo,5 de s’appesantir sur ce que mangeait et buvait le poète faute de sources et aussi parce que nous explique-t-elle

«pour le Sommo poeta la nourriture n’est pas importante il le démontre en lui donnant une image négative dans sa Comédie: dans l’Enfer, c’est le moyen de la peine et de la souffrance, le Purgatoire est le prélude à de nouveaux repas et c’est seulement au Paradis qu’il devient “pain des anges”, un aliment divin comme charnel.»

Il est très probable que Dante fréquenta lors de son exil les tavernes et les hôtelleries nombreuses sur les routes médiévales. Le voyageur s’y nourrissait de soupes roboratives à base de céréales et de légumineuses, de tourtes et autres pâtés, de fromages affinés… On pouvait aussi y manger des mets plus raffinés comme de l’oie rôtie, du porc aux lentilles, des poissons de rivières ou encore des omelettes aux herbes. Nicoletta Tagliabracci nous apprend que les fleurs frites étaient une «douceur» que l’on trouvait communément.

Dans les cours nobles —et on imagine Dante à la table des Scaglieri ou des Malaspina— les repas suivaient un ordonnancement particulier. Les convives se devaient d’avoir «les ongles soignés» et en cas de nécessité «se nettoyer les doigts non sur la nappe mais sur leurs vêtements». On mangeait a tagliere, c’est-à-dire nous explique l’auteure que

une « planche à découper » était placée tous les deux convives, car dans les repas médiévaux l’idée de partager la nourriture avec les autres était fondamentale: soit c’était le maître de maison qui le faisait, soit les hôtes avec les autres invités, et les commensaux se servaient avec leurs mains.

Si nous ne mangeons plus comme au Moyen Âge, certaines recettes ont peu évolué, témoin celle du saor que l’on peut déguster encore aujourd’hui à Venise, où les sardines au saor sont une spécialité appréciée. Nicoletta Tagliabracci nous en donne une recette du XIVe siècle: 

Toy lo pesse e frigello, toy zevolle e lassale un poco, taiale menude, po’ frizzele ben, poy toi aceto et acqua e mandole monde, intriegi et uva passa e specia forte e un poco de miele e fa bollire ogni cossa insiema e meti sopra lo pesse.

(Prendre le poisson et le frire, prendre des oignons les saler légèrement, les émincer, puis les faire bien revenir, puis prendre du vinaigre, de l’eau, des amandes émondées, des raisins secs, des épices forts et un peu de miel; faire bouillir tout cela ensemble, et le mettre sur le poisson).

Gérard Garouste: Dante et l’imaginaire

Gérard Garouste: Dante et l’imaginaire

Le Centre Pompidou consacre actuellement une très belle exposition à l’œuvre de Gérard Garouste. Une salle entière est dédiée aux œuvres que l’artiste a réalisées autour de Dante et de la Divine Comédie à la fin des années 1980. L’occasion de s’interroger sur le rapport qu’il entretient avec celui qui est plus qu’une source d’inspiration pour lui. 

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Dante et Cerbère, par Gérard Garouste. Œuvre peinte en 1986, exposée au Centre George Pompidou. Photo: Marc Mentré

Dante se dresse majestueux. Immense. La toile mesure près de 2,5 mètres de haut. Il tend la main vers la silhouette à peine esquissée de Cerbère. Le bleu et blanc apaisant de la toile tranchent avec les fonds empourprés des autres toiles. La netteté du trait aussi. 

Sur une autre toile, le visiteur croit distinguer dans la forme dissimulée par une grande mantille blanche Manto, la fille de Tirésias, sur les os de laquelle fut fondée Mantoue, la cité où naquit Virgile. “Croit”, car l’imprécision volontaire du trait de Gérard Garouste, ouvre le champ à l’imaginaire. 

Même jeu de formes incertaines avec une toile où les silhouettes purpurines de Dante et de Virgile se distinguent à peine de la rouille des roches qui les entourent. Sommes-nous en Enfer? Mais dans quel cercle? Il n’y a pas de réponse. Là encore seulement l’imaginaire. 

La plupart des œuvres ne sont pas nommées

Plus nets, ces trois fantômes gris blancs installés dans une barque, même si un examen plus attentif permet de distinguer des traits sombres qui forment les personnages. Le lecteur de la Divine Comédie a reconnu dans ce tableau, Phlégyas, Dante et Virgile, le Styx, le sombre marais qui cerne Dis, et s’attend à voir Filippo Argenti surgir des eaux boueuses. 

Nombre de ces peintures ne sont pas nommées, mais au fond est-ce bien important? Jacqueline Risset remarquait déjà cela lors d’une exposition consacrée à cette période à Bordeaux: 

Les tableaux sont sans titre. Ils n’évoquent pas un épisode donné du voyage dans l’au-delà. Ils sont, pour la plupart, non reconnaissables et, lorsque l’un d’eux apparaît, indubitable, un lieu précis du récit, la forêt des suicidés où, frontalement, perdu dans la peinture, le pèlerin devant les trois bêtes, le silence, l’anonymat des autres le rejoint aussi (“l’indifférence des ruines”): et le déchiffrement s’arrête, doute de soi-même, attend…1 

1986, un tournant majeur dans l’œuvre de Gérard Garouste

Gérard Garouste ne se revendique pas peintre figuratif. La force des tableaux et des images, tous rassemblés dans une seule pièce, donne une cohérence à ce moment de l’œuvre du peintre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que dans cette exposition chronologique du Centre Pompidou, une salle soit consacrée à cette période charnière, car nous est-il rappelé dans le catalogue: 

L’année 1986 marque en effet un tournant majeur dans le travail de l’artiste avec le début d’une importante recherche sur la Divine Comédie de Dante. Gérard Garouste avait déjà découvert le texte vers l’âge de 25 ans, mais l’impulsion décisive vient de la poétesse et agrégée d’italien Jacqueline Risset, dont la traduction innovante de l’Enfer sort en 1985 chez Flammarion.2

Mais pas de méprise, il ne s’agit pas “d’illustrer” les vers du poète florentin. Le travail que fait Gérard Garouste avec Dante, est autrement plus profond. Les œuvres qu’il va produire dans cette période sont le fruit d’une réflexion singulière. Il entend s’éloigner du XIXe siècle et de son symbolisme, qui pour lui fut une erreur. Dans des propos échangés avec Sylvie Couderc à l’occasion de l’exposition Peintures de 1985 à 1987, il remarquait qu’il ne cherchait pas une «représentation directe» du thème:

Il m’est arrivé de lire un chant et que celui-ci évoquât des images. Je commençai un tableau et compris, très rapidement, qu’il décidait lui-même de son devenir. Parfois, il m’aidait uniquement à redécouvrir des chants qui m’avaient échappé.3

«À la fois iconoclaste et adorateur d’icônes»

On comprend dès lors pourquoi  la scène des trois fantômes blancs sur le lac du Styx diffère radicalement de celle représentée par Eugène Delacroix dans son célèbre tableau Dante et Virgile aux Enfers, illustration magnifique —mais illustration— du Chant VIII de l’Enfer. La démarche de Gérard Garouste est plus complexe, telle que la décrit l’historien de l’art Gérard-Georges Lemaire, à propos justement de Phlégyas, Dante, Virgile cette peinture fantomatique qui figure une barque courant sur les eaux du Styx: 

C’est un hommage rendu à son illustre prédécesseur, une image non sans ironie sinon sarcasme; ce n’est pas une explication. Sa peinture est blasphématoire, tout en professant haut et fort le respect de ce qui l’agresse et la rabaisse. (…) Garouste est à la fois un iconoclaste et un adorateur d’icônes.4

Quelques années, 1985 à 1987 principalement, suffisent-elles à un artiste pour redéfinir son travail et son rapport à ses sources d’inspiration? Sans doute non, mais l’infléchissement dû —à l’époque— être suffisamment spectaculaire pour justifier une exposition consacrée à ces seules années dantesques. 

Il ne nous reste aujourd’hui de cet épisode qu’un précieux catalogue reprenant l’ensemble des peintures exposées alors au Musée d’art contemporain de Bordeaux5

Dans l’entretien qu’il a accordé à cette occasion à Sylvie Couderc, Gérard Garouste revient sur ce qui l’a tellement séduit à la lecture de la Divine Comédie, à savoir un «sentiment d’errance» dans lequel il se retrouve et qui va l’inspirer dans sa manière de peindre: 

Je pense à ces scènes de l’Enfer où les personnages se dédoublent , se dévorent puis redeviennent eux-mêmes. Il advient ceci: Dante use de tant de détails que le récit se complexifie. Nul n’est véritablement instruit du déroulement des faits. Davantage l’image nous est-elle donnée, davantage nous renvoie-t-elle à notre propre imaginaire. En peinture, j’ai toujours ressenti cette même sensation. J’ai souhaité restituer cet effet à l’intérieur de mes tableaux. (…) J’irai jusqu’à croire que la peinture s’adresse aux aveugles. L’image la plus détaillée qui soit, en réalité, nous aveugle sur son propre sens.6

Note

  • Exposition Gérard Garouste au Musée national d’Art moderne – Centre Pompidou  jusqu’au 2 janvier 2023. L’exposition regroupe 120 tableaux majeurs de l’artiste en grands formats. 
  • À cette occasion, un catalogue d’exposition a été réalisé, qui comprend outre la reproduction de 200 des œuvres montrées (tableaux, sculptures, etc.), une chronologie, trois essais qui abordent les différentes facettes de l’œuvre ainsi qu’une sélection de textes de Marc-Alain Ouaknin, philosophe et rabbin. (304 pages, Éd. Centre Pompidou, Paris) 
Dante, le film de Pupi Avati

Dante, le film de Pupi Avati

Dante est-il resté toute sa vie cet enfant-adolescent énamouré d’une petite fille de huit ans rencontrée au hasard d’une fête entre voisins? C’est ce que suggère Pupi Avati dans son film Dante. Nous sommes allés le voir à Turin, le 30 septembre, le lendemain de sa sortie nationale dans les salles, en Italie.

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Dante dessinant le plan de l’Enfer. Scène extraite du film «Dante» de Pupi Avati.

Nous sommes vers 1350, une trentaine d’années après la mort de Dante. Un homme malade, Boccace (formidable Sergio Castellitto), calé dans un fauteuil installé dans une carriole brinquebalante, roule vers Ravenne. Caché dans un revers de son vêtement, il tient une bourse de cuir. Les dix florins d’or qu’elle contient sont destinés à la fille de Dante, Antonia, devenue sœur Béatrice, moniale dans un couvent de  Ravenne. 

Il est le messager de Florence. La cité entend, avec cette somme, compenser les souffrances injustes subies par le poète en raison de son exil et de la spoliation de ses biens après sa condamnation en 1302 (lire: Dante, deux siècles pour une amnistie). 

Boccace, personnage central du film

Boccace, double de Pupi Avati, est le personnage central du film. C’est lui qui mène l’enquête, rencontre les témoins, retrouve les lieux fréquentés par le poète. C’est lui encore qui raconte aux spectateurs des épisodes de la vie de Dante, et dessine ainsi en creux ce fanciullo qu’est toujours resté dans l’esprit de Pupi Avati le Sommo poeta

Le film est ainsi construit sur deux plans temporels: celui du voyage de Boccace dans les magnifiques paysages et châteaux de l’Italie septentrionale entre Florence et Ravenne, et celui de la vie de Dante, 30 à 50 ans auparavant, racontée par de brefs flashbacks, construits comme autant de tableaux. 

La scène où l’on voit le petit Dante assister à l’agonie et à la mort de sa mère en est un: Bella est placée sur un lit surélevé entourée de la famille et du voisinage proches. La scène est quasi figée jusqu’au moment de son dernier souffle. Alors, le cierge qu’elle tient à la main glisse au sol et la flamme s’éteint. 

Même dispositif pratiquement pour Béatrice après sa mort: son corps nu est disposé sur un lit-scène semblable pour être habillé d’une somptueuse robe jaune. La scène du cœur dévorée par une Béatrice tenue par Amour, tirée de la Vita Nuova est tout aussi statique et hiératique.

Une mise en scène dépouillée

Ce choix d’une mise en scène dépouillée a sans doute été dictée par le faible budget du film. Il interdisait la reconstitution de grands événements comme par exemple la bataille de Campaldino à laquelle participa Dante. Pupi Avati n’en a conservé que les préparatifs et une scène de victoire dans une chapelle où sont traînés les corps de deux des vaincus du jour: celui du commandant de l’armée gibeline, Guglielmino degli Ubertini et de son neveu Guglielmo Pazzo. 

En dépit de ces limites, le film, grâce à un grand souci des détails, se veut une reconstitution fidèle de la vie dans la Florence et la Toscane médiévale à la charnière du XIIIe et du XIVe siècle. Mais sous ce socle historique solide, Pupi Avati ouvre les portes de son imaginaire dès lors qu’il s’agit de Dante. 

Notre connaissance de la vie du poète florentin est trop lacunaire pour retracer exactement chaque moment de son existence. Personne ne sait si Dante a assisté en personne à l’agonie de sa mère.  De même nous ignorons si avec son «premier ami», Guido Cavalcanti, ils sont allés dans un bordel après la victoire de Campaldino, où encore s’il avait dessiné sur un drap le plan de l’Enfer (image ci-dessus). 

Profitant de ces interstices, Pupi Avati réinvente la relation entre Dante et Béatrice. De son propre aveu —si l’on en croit la Vita Nuova— Dante eut rarement l’occasion de croiser le chemin de Béatrice et surtout de lui adresser la parole. Or ici, elle s’adresse à lui alors qu’elle se rend à l’église encadrée par deux sœurs. Son «Te saluto» est proprement inimaginable d’une part par la différence sociale. Bice Portinari est une jeune fille de la haute société florentine et Dante le modeste fils d’un usurier, mais aussi parce que c’est elle qui s’adresse en premier à un homme.

Des scènes délicieusement poétiques

De même, il n’est pas possible que fraîchement mariée avec un Bardi, membre d’une puissante famille banquière, elle se soit de nouveau adressée au même Dante. Le scandale aurait été énorme. 

Mais de ces deux situations impossibles, Pupi Avati fait deux scènes délicieusement poétiques. La première  par l’échange de regards et la tension (amoureuse?) qu’il crée entre Béatrice et Dante et dans la seconde par l’échange qui se noue entre eux autour de l’une des plus belles poésies du poète,

Tanto gentile e tanto onesta pare 

La donna mia quand’ella altrui saluta, 

Ch’ogne lingua deven tremendo muta 

E li occhi no l’ardiscon di guardare. 

(Si noble et si pudique paraît / Ma dame, quand elle salue quelqu’un, / Que toute langue, tremblant, devient muette / Et que les yeux n’osent la regarder. — Vita Nuova, XXVI). 

Mais le film n’est pas pas bâti sur ces moments poétiques. il est d’abord celui de la vie du poète  telle que racontée dans sa Vita Nuova et par Boccace dans son Tratatello in Laude di Dante

Certes, il est bien question du Dante exilé et poursuivi par la vindicte de Florence. Pupi Avati nous fait toucher du doigt sa misère lorsqu’il fait lire par Boccace la lettre envoyée par Dante à Oberto et Guido de Romena à l’occasion du décès de leur oncle Alessandro. Dans cette lettre, Dante s’excuse de n’avoir pu se rendre aux obsèques 

ce n’est ni l’incurie ni l’ingratitude qui m’a retenu, mais bien la pauvreté soudaine causée par mon exil.1

Mais l’on sent bien que le Dante que le réalisateur veut nous faire connaître est le fanciullo, l’enfant timide, l’adolescent amoureux et hésitant, le jeune homme qui doit sacrifier son amitié pour Guido Cavalcanti sur l’autel du réalisme politique. Le Dante qui, de cœur, n’a jamais quitté Florence. 

Notes

  • Film: Dante
  • Réalisateur et scénariste: Pupi Avati
  • Giovanni Boccaccio, dit Boccace: Sergio Castellitto
  • Dante jeune homme: Alessandro Perduti
  • Gemma Donati: Ludovica Pedetta
  • Beatrice Portinari: Carlotta Gamba
Vox in Bestia, Laura Catrani chante le bestiaire dantesque

Vox in Bestia, Laura Catrani chante le bestiaire dantesque

Avec son dernier opus, Vox in Bestia, la soprano italienne Laura Catrani offre une belle découverte aux amateurs de Dante et du chant lyrique: une création toute entière consacrée à la Divine Comédie.

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Le projet Vox in Bestia est né lors du premier confinement au printemps 2020, alors que se profilait l’année suivante le 700e Anniversaire de la mort de Dante. Laura Catrani a alors imaginé créer un «bestiaire dantesque, une sorte d’exploration des animaux réels et fantastiques que l’on trouve dans la Divine Comédie au travers du prisme de (s)a voix». 

Trois compositeurs italiens contemporains sont ainsi réunis autour de la poésie de Dante, de textes de l’écrivain et poète Tiziano Scarpa et de la voix de Laura Catrani. Chacun de ces compositeurs s’est emparé de l’un des trois Cantiques de la Divine Comédie pour offrir des compositions originales: Fabrizio De Rossi Re a créé les cinq chants de l’Inferno, Matteo Franceschini ceux de Purgatorio et Alessandro Solbiati ceux de Paradiso

Une forte charge symbolique

Chaque morceau s’ouvre par une “miniature”: la lecture, quasi chuchotée par Laura Catrani, de quelques vers de Dante où sont mentionnés l’animal retenu. Ce peuvent être les “trois bêtes” du premier Chant de l’Enfer, ou Cerbère, l’agneau, la cigogne, l’aigle, ou encore le pélican… Mise en bouche essentielle tant «les animaux de Dante possèdent une forte charge symbolique», rappelle Laura Catrani 1.

Le chant de Laura Catrani, à la première écoute, peut dérouter. Elle use du registre exceptionnel de sa voix, passant instantanément du grave à l’aigu, du rire aux pleurs, de la gravité à l’ironie, se jouant des mots de Dante et de Tiziano Scarpa… Nous sommes plus proche du free jazz et de Sequenza III de Luciano Berio dont Laura Catrani est une remarquable —et remarquée— interprète, que de Mozart ou de Brahms. 

Avec ses complices, elle offre une nouvelle lecture de l’œuvre du poète florentin, en lui redonnant sa dimension de comédie, comme lorsque Laura Catrani clôt d’une cascade de rires et d’un sonore «Bienvenue en Enfer» (en français!) le morceau d’ouverture de ce disque. À l’inverse, dans d’autres passages, en particulier dans Inferno, elle nous fera sentir tout le poids et la dureté que partagent les damnés. 

Son chant épouse le drame qui se joue

Cette lecture originale se fait aussi par le choix des “bêtes” qu’elle illustre. Dans le Chant XIII de l’Enfer, celui des suicidés et de Pierre de la Vigne, elle ne retient pas les Harpies, mais les «cagne nere» (“chiennes noires”) qui courent après les damnés pour les déchirer lambeau par lambeau. Son chant épouse le drame qui se joue sous les yeux de Dante et de Virgile. Nous entendons les lamentations du damné déchiqueté par ces chiennes, nous sentons la cruauté de la scène jusqu’au brutal dénouement final. 

Après l’Inferno âpre de Fabrizio De Rossi Re, c’est un univers musical plus apaisé qu’offre Matteo Franceschini pour son Purgatorio. Le chant s’adoucit et par moment s’alanguit. On entend aboyer les roquets («botoli») du Chant XIV et claquetter le bec de ce cigogneau du Chant XXV, qui n’ose lever son aile pour s’envoler, comme Dante n’ose poser la question qui lui brûle les lèvres: «Comment peut-on maigrir, là où n’existe pas le besoin de se nourrir?» (v. 10 à 21). 

Ce mimétisme animal n’a rien de littéral, mais est le fruit du délicat travail de la voix de Laura Catragni. Parfois le chant s’ouvre en un duo comme c’est le cas dans le troisième morceau de Purgatorio dans un jeu vocal vertigineux autour du mot agnus dei.

Une œuvre à écouter et à réécouter

L’élégiaque composition de Alessandro Solbiati nous fait pénétrer dans l’univers musical du Paradiso. Le troisième morceau est un ravissement. Il évoque l’augello, cet oiselet qui guette l’aube sur la cime de son arbre au Chant XXIII du Paradis, pour pouvoir s’élancer à la recherche de nourriture pour ses oisillons. La voix de Laura Catrani épouse cette attente, cette lente venue de l’aube, le chant gracieux des oisillons, célèbre la libération de l’aube qui se lève… 

Il est rare de rencontrer une œuvre où la poésie dantesque acquiert une nouvelle résonance. C’est le cas avec Vox in Bestia. On l’aura compris la beauté de  cette création ne s’apprécie pas dès la première écoute. Elle peut paraître déroutante pour celles et ceux qui sont peu familiers de la musique contemporaine. Mais dès la deuxième audition l’œuvre commence à se dévoiler. Au fond, il en va de même pour la Divine Comédie, chaque lecture apporte de nouvelles nuances, révèle de nouvelles richesses.

Ce modeste obstacle franchi, nous nous trouvons comme Virgile et les esprits fraîchement débarqués sur la côte du Purgatoire, lorsqu’ils écoutent avec Dante le chant de Casella: 

Lo mio maestro e io e quella gente 

ch’eran con lui parevan sì contenti, 

come a nessun toccasse altro la mente.

(Mon maître et moi et tous ces gens / qui étaient avec lui paraissaient heureux / comme si rien d’autre touchait notre esprit — Le Purgatoire, Chant II, v. 115-117)

Notes

Vox in Bestia: Gli animali della Divina Commedia

Fabrizio De Rossi Re : Vox in Bestia Inferno (2021)

Matteo Franceschini: Vox in Bestia Purgatorio (2021)

Alessandro Solbiati : Animalia Paradiso

Laura Catrani (soprano)

Enregistrement Église de San Giuseppe ai Piani, Bolzano, 2-3 août 2021

Stradivarius. STR37207

Vox in Bestia est disponible sur les grandes plateformes d’écoute (Deezer, Apple music, etc.) et en CD. Le livret du CD contient des images de Gianluidi Toccafono extraites de la vidéo créée pour accompagner le projet. 

Le site de Laura Catrani pour mieux connaître cette artiste notamment grâce à des extraits de ses projets précédents

 

 

Il Viaggio, Dante, opératorio de Pascal Dusapin

Il Viaggio, Dante, opératorio de Pascal Dusapin

“Il Viaggio, Dante” est à la fois une traversée de l’œuvre de Dante, un hommage à la musicalité de sa langue et une œuvre nouvelle, personnelle et forte de Pascal Dusapin. Nous avons vu cet opératorio lors du Festival d’Aix-en-Provence, le 15 juillet 2022, au Grand Théâtre de Provence. 

Il_Viaggio_Dante_Pasca_Dusapin. Aix_en_Provence_Festival_2022

O voi che siete in piccioletta barca, / desiderosi d’ascoltar, seguiti / dietro al mio legno che cantando varca, / tornate a riveder li vostri liti : / non vi mettete in pelago, ché forse, / perdendo me, rimarreste smarriti.

L’avertissement lancé par le poète à ses lecteurs résonne sur la scène du Grand Théâtre de Provence, manière pour Pascal Dusapin de marquer son ambition et de prévenir les spectateurs d’Il Viaggio, Dante: suivez moi ou vous risquez de vous perdre; les eaux que vous allez parcourir dans ce spectacle ne l’ont jamais été. 

Une reproduction de l’Enfer de Botticelli au mur

Dante est en voiture. Il roule dans une forêt, boit au goulot. Il croise une femme. Est-ce Béatrice? C’est l’accident. L’écran se lève sur un appartement bourgeois aux murs gris et blancs, avec un tableau accroché au mur: une reproduction de l’Enfer de Dante dessiné par Botticelli. Le poète gît sur le plancher. Une femme habillée d’une courte robe noire, parée d’éclats, veille sur lui: 

I’o son Lucia / lasciatemi pigliar costui che dorme; sì l’agevolero per la sua via.

Les lecteurs de la Divine Comédie auront reconnu les vers du Chant IX du Purgatoire (v. 55-57), lorsque Lucie enlève Dante endormi pour le déposer à la porte du Purgatoire: «Je suis Lucie; laisse-moi prendre celui qui dort; je lui faciliterai sa route», dit-elle alors à Virgile. 

Dans cette scène où l’onirique se mêle au réel, le présent au passé, Lucie appelle Béatrice à venir au secours de son fedele. Ce dernier est-il éveillé? Gravement blessé —son plastron est ensanglanté—, il semble rêver. Il se revoit jeune, lorsque «est apparue la première fois la glorieuse dame de mes pensées, laquelle fut nommée par beaucoup Béatrice», ainsi qu’il le disait dans sa Vita Nuova

Le Narrateur sera notre guide

D’ailleurs, Dante «jeune» chante lui aussi. Répond-il au Dante «adulte»? À Lucie? Il semble plutôt dialoguer avec le chœur. Celui-ci s’afflige de la mort de l’aimée: «Ita n’è Beatrice in l’alto ciel». Le chœur l’accompagne dans sa douleur, alors qu’il découvre la disparition de Béatrice avec les premières notes du Miserere me, auquel Pascal Dusapin offre une belle et délicate variante. 

Dans ce premier tableau «d’exposition» de Il Viaggio, Dante, dont la complexité ne nuit pas à la  lisibilité, nous voyons se mettre en place les principaux ressorts de cet opératorio, comme l’appelle son créateur. 

Nous rencontrons notre guide, le Narrateur (Giacomo Prestia, formidable de présence), dont la veste éblouissante et les chaussures d’un rouge tout aussi étincelant sont autant de clins d’œil au Monsieur Loyal des cirques. Ce sera lui qui nous permettra de ne pas perdre le fil, tout au long des sept tableaux qui composent cette œuvre. 

L’auteur du texte est un certain Dante Alighieri, Frédéric Boyer, le librettiste, ayant puisé dans la Divine Comédie et la Vita Nuova, l’œuvre de jeunesse du poète. Il n’offre pas un résumé des deux œuvres, tâche impossible, mais avec ce matériau immense il a recomposé à partir de fragments soigneusement choisis une œuvre nouvelle. 

Le libre-arbitre du librettiste, Frédéric Boyer

La lecture du livret est pour tout amateur du poète florentin une source d’amusement devant la liberté que s’est accordée F. Boyer dans ce qu’il appelle «une libre traversée de l’œuvre de Dante»1: on voit des passages du Paradis s’enchaîner avec d’autres du Purgatoire, les noms des damnés, soigneusement rangés par Dante dans des cercles de l’Enfer différents, être tous égrainés dans un même chapelet… 

Mais cette liberté, nécessaire pour apporter à cet opéra sa poésie, s’accompagne d’une immense rigueur dans la reconstruction du texte. Il s’agit de nous faire entendre un voyage, à travers le deuil et la perte comme l’explique Frédéric Boyer: 

Je voulais construire un livret à partir du matériau Dante, sa langue, sa poésie et réaliser (…) une série de tableaux dont chacun mettrait en scène une épreuve de la parole humaine: dire la détresse, chanter le deuil, parler sans espérance, ou devoir dire ou décrire les malheurs du monde, puis dire l’espérance dont on ne possède jamais l’objet, et la vision béatifique qui ne sera pour nous que l’horizon de notre désir. Chacune de ces épreuves est toujours la nôtre. Comment entrer dans ce monde «sans espérance» et comment y dire ou y entendre notre espérance?2 

Le dialogue de deux Dante

Est-ce de là qu’est née cette idée étonnante, mais qui donne tant de force à cet opéra de faire apparaître et dialoguer deux “Dante”, l’un jeune, celui de la Vita Nuova, et l’autre, celui qui est déjà «nel mezzo del cammin di nostra vita», l’un qui perd Béatrice et s’en désespère et l’autre qui la retrouve au Paradis. 

On comprend mieux alors pourquoi le septième et dernier tableau s’ouvre sur les toutes dernières lignes de la Vita Nuova chantée par le «jeune» Dante: 

e poi piaccia a colui che è sire de la cortesia, che la mia anima se ne possa gire, a vedere la gloria de la sua donna, cioè di quella benedetta Beatrice, la quale gloriosamente mira ne la faccia di colui qui estper omnia secula benedictus. (“et après plût à celui qui est Sire de la courtoisie que mon âme puisse se tourner vers la gloire de sa dame, celle de cette Béatrice bienheureuse, laquelle glorieusement contemple la face de Celui qui est béni pour les siècles des siècles.”) 

et se clôt sur les derniers vers de la Divine Comédie, chanté par le Dante «adulte», désormais capable «a sostener lo riso mio» (“à soutenir mon sourire”) de Béatrice. Le voyage est achevé: 

Già volgeva il mio disio e’l volle,

si come rota ch’igualmente è mossa, 

l’amor che move il sole e l’altre stelle

(Déjà tournaient mon désir et la volonté, / comme se meut régulièrement une roue, / l’amour qui meut le soleil et autres étoiles)

La langue, un choix musical

Le livret utilise la langue de Dante, à l’exception de quelques ajouts pour le chœur en latin. Pascal Dusapin n’imaginait pas utiliser une traduction, car pour lui: 

Musicalement, la question de la langue était évidemment centrale3

Un choix d’autant plus évident que le compositeur a une longue et ancienne fréquentation de Dante. Dans les années 1990, il avait déjà composé Comœdia, une pièce inspirée de trois extraits du Paradis. Il utilisera encore la poésie dantesque dans d’autres œuvres, mais il lui restait «à faire quelque chose avec la Divine Comédie». 

Ce «quelque chose» est donc ce qu’il nomme un opératorio, contraction d’opéra et d’oratorio. Chez Dante, il n’y a pas la même théâtralité, estime-t’il que chez Shakespeare. Peut-être aussi —mais Pascal Dusapin ne le dit pas— existe-t’il une dimension religieuse irréductible dans l’œuvre du poète florentin. 

Celle-ci se retrouve à l’évidence tout au long de la pièce dans les  répons du chœur. Ses chants latins rythment et ponctuent tant le quatrième tableau, celui de l’Enfer, que les sixième et septième, ceux du Purgatoire et du Paradis. 

Une musique contrastée

La musique et les chants de Il Viaggio, Dante sont, pour quelqu’un qui avait assisté la veille à une représentation de l’opéra de Rossini, Moïse et Pharaon, plus… contrastés. Pascal Dusapin joue dans sa composition sur des plages apaisées, de moments de tension, n’hésite pas à créer parfois, dans certaines parties de l’Enfer, un sentiment de malaise. 

La fin angoissante du troisième tableau, où, comme le dit le Narrateur à propos des damnés, «Nulla sperenza li conforta mai» (“nulle espérance, jamais ne les conforte”), la musique âpre qui n’est pas sans rappeler celle des films d’épouvante, les coups de cymbales, les chants du Dante «adulte» et de Virgile qui épousent cette musique angoissante, les rires des damnés… tout concourt à exprimer ce moment terrible où il faut entrer dans l’Enfer, et le faire sous le rire des damnés ou celui du chœur… on ne sait plus… 

Dès le gong d’ouverture du quatrième tableau, les questions pleines de colère de Filippo Argenti frappent: «Che se’ tu / che vieni anzi ora?». La musique complexe soutient, accompagne et amplifie les chants volontairement dissonants et la force tranquille du chœur. Elle laisse du temps à la parole nue, celle du Narrateur, et ricane lorsque les damnés rient. 

Virgile, pâtre échappé des Géorgiques

La qualité des chanteuses et des chanteurs participe à la réussite de cette ambitieuse création. L’étonnante performance de la mezzo-soprano Christel Loetzsch qui joue le «jeune Dante» mérite d’être soulignée. Pascal Dusapin indique avoir écrit sa musique pour cette chanteuse: 

Christel Loetzsch (…) possède une voix de mezzo avec de très beaux aigus et des graves assez spectaculaires, et se situe donc presque entre deux registres de genre. Pour imaginer le rôle de Giovane Dante, j’ai donc construit deux mondes psychologiques incarnés tout simplement par le grave et l’aigu de la voix.»4

Le «tout simplement» mérite d’être apprécié à la hauteur de la performance de Christel Loetzsch. Mais s’en tenir à cette seule chanteuse ne serait pas faire justice aux autres artistes qui ont fait vivre cette création. Jean-Sébastien Bou incarne un Dante tourmenté. Evan Hugues campe un Virgile, pâtre que l’on croirait échappé des Géorgiques

Jennifer France, vêtue de cette «nobilissime colore, umile et onesto, sanguigno», est cette Béatrice tout d’abord «perdue» puis retrouvée et dont finalement Dante pourra «sostener il mio riso». 

Il faut aussi souligner la performance exceptionnelle de Dominique Visse, contre-ténor, qui donne voix mais aussi corps aux damnés, et ne pas oublier la soprano colorature Maria Carla Pino Cury si sage dans sa petite robe noire constellée de diamants, mais si présente tout au long de la pièce. 

Quand pourrons-nous revoir cet opéra?

Un opéra, c’est aussi un orchestre et un chœur. Ici chacun a joué sa juste partition avec l’emploi d’instruments inusités comme le glass harmonica ou les glockenspiels, sous la direction inspirée de Kent Nagano. 

La question à se poser désormais est de savoir où et quand cet opéra, qui n’a été interprété qu’à quatre reprises lors du Festival d’Aix-en-Provence 2022, sera de nouveau monté et joué.

Pour l’instant, il est possible d’en écouter une captation sur France Musique5, mais il manque la dimension visuelle, qu’il s’agisse des décors sobres et dépouillés d’Étienne Pluss et de la mise en scène soignée de Claus Guth. 

Pour une première écoute de cette œuvre complexe, il semble difficile de se contenter du seul son, sans disposer du livret ni des repères visuels, aides précieuses à la compréhension. Mais peut-être suffit-il de se laisser porter par la musique et le chant et tout comme le jeune Dante de ne pas perdre l’espérance. Après tout, cet Opéra est certes une commande du Festival d’Aix en Provence, mais aussi de l’Opéra National de Paris. Alors pourquoi Il Viaggio, Dante ne renaîtrait-il pas bientôt sur une autre scène? «Già volgeva il mio disio e’l velle…» 

Notes

  • Il Viaggio, Dantede Pascal Dusapin. Opéra en sept tableaux
  • Livret de Frédéric Boyer d’après Vita Nova et Divina Commedia de Dante
  • Direction musicale Kent Nagano
  • Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
  • Décors Étienne Pluss
  • Costumes Gesine Völlm
  • Lumière Fabrice Kebour
  • Vidéo rocafilm
  • Dante : Jean-Sébastien Bou
  • Virgilio : Evan Hughes
  • Giovane Dante : Christel Loetzsch
  • Beatrice : Jennifer France
  • Lucia : Maria Carla Pino Cury
  • Voce dei dannati : Dominique Visse
  • Narratore : Giacomo Prestia
  • Chœur de l’Opéra de Lyon
  • Chef de choeur : Richard Wilberforce
  • Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Kent Nagano
  • Commande du Festival d’Aix-en-Provence, Opéra National de Paris