Dante & Beckett, par Jean-Pierre Ferrini

Dante & Beckett, par Jean-Pierre Ferrini

Quel écho peut avoir une œuvre aussi ancienne que la Divine Comédie chez un auteur contemporain? Jean-Pierre Ferrini dans son Dante & Beckett, aux éditions Hermann, montre comment l’œuvre de Dante Alighieri laissa sur celle de Beckett une empreinte légère mais profonde.

Belacqua_Chant_IV_Purgatoire

Belacqua, avec Dante et Virgile au Chant IV du Purgatoire (Détails). Manuscrit XIVe siècle. Digital Bodleian, MS. Holkiam

Belacqua est loin d’être l’un des personnages les plus connus de la Divine Comédie. Cet esprit que Dante rencontre au Purgatoire parmi les esprits négligents est discret. Tout juste se souvient-on qu’à l’ombre d’un rocher, il était «assis et entourait ses genoux / tenant entre eux son visage baissé». 

Par quel mystère, quelque six siècles après la mort du poète florentin, Beckett fait dans ses premières œuvres de Belacqua un de ses personnages? 

Ce “point de jonction”, ce lien, ce “et” entre le poète florentin et l’auteur irlandais a hanté Jean-Pierre Ferrini dans ses années d’études: «Dante et Beckett, un peu comme Mercier et Camier1 , avançaient en titubant dans mes nuits». Plus tard alors qu’il était bibliothécaire, il s’astreint «à réaliser cette tâche un peu folle de relever tout ce qui parlait de Dante dans les livres de Samuel Beckett». 

Un travail de bénédictin: l’inventaire

Dante&Beckett_Jean_Pierre_FerriniCe travail de bénédictin, cet «inventaire» devait aboutir en 2003 dans un premier ouvrage. Aujourd’hui, c’est une nouvelle édition revue et enrichie de ce Dante & Beckett qui paraît chez Hermann. Elle nous invite à une profonde réflexion sur l’œuvre de Dante et sur sa “réception” par un auteur contemporain.

C’est en 1920 que Samuel Beckett découvre Dante, et quelques années plus tard, dès ses vingt ans, il le lit dans le texte. Il rédige des fiches dont Jean-Pierre Ferrini extrait quelques passages significatifs. Beckett s’y concentre pour l’essentiel sur les cinq premiers chants du Purgatoire. Il note quelques détails comme l’expression «il tremolar della marina» (‘le frémissement de la mer” — Chant I, v. 117), ou encore le mouvement dominant du Purgatoire (inverse de celui de l’Enfer): «I’ mi volsi a man destra (“Je me tournai à main droite”).

Surtout, il va retenir toutes les ombres qui, dans ce cantique, sourient à Dante: tout d’abord Casella au Chant II (v. 83), puis Manfred dans le chant suivant (v. 112) et enfin au Chant IV la rencontre avec Belacqua. Dans ses notes, Beckett, reprend le texte de Dante «Li atti suoi pigri e le corte parole / mosser le labbra mie un poco a riso» (“Ses gestes paresseux et ses paroles brèves / me portèrent un peu à sourire”) et en dessous note: «Dante smiles (at Belacqua). D’s 1st smile?» (“Dante sourit à Belacqua. 1er sourire de Dante?”). 

L’attitude de ce personnage, «sa posture utérine» sera, analyse Jean-Pierre Ferrini, 

 l’œuf d’où sortiront tous les autres personnages de Beckett, le visage baissé, les genoux entre les bras

Mais le personnage de Belacqua lui-même sera repris à de multiples reprises. Sans doute, la situation dans laquelle se trouve Belacqua dans l’Antépurgatoire ne pouvait que retenir «l’attention de Beckett»:

Il s’agit du seul endroit dans la Divine Comédie où les âmes, ni sauvées ni damnées attendent quelque chose (…) c’est aussi le seul endroit où les âmes dans une espèce de nonchalance peuvent se déplacer; (…) Une vacance, lorsque l’on sait l’importance de l’attente dans son œuvre, ne pouvait que séduire Beckett.

«Peut-être», un mot-clé du théâtre de Beckett

L’attention de ce dernier fut peut-être retenue aussi par un mot, un adverbe. Sur cette corniche des « paresseux », Dante s’essouffle à gravir le Purgatoire et demande à faire une pause. Virgile lui répond que «Questa montagna è tale, (…) quant’ om più va sù, e men fa male.» (“Cette montagne est telle (que) plus on monte, et moins elle fatigue” — Chant IV, v. 88-90). C’est alors que les deux poètes entendent la voix de Belacqua: «Forse / che di sedere in pria avrai distretta!» (“Peut-être / auras-tu besoin de t’asseoir avant!” — v. 98-99).

Le premier mot que prononce Belacqua est donc «Forse». Il se trouve en fin de rime, ce qui en accentue la force. Or, remarque Jean-Pierre Ferrini:

Ce premier mot de Belacqua, correspond à l’un des mots-clefs du théâtre de Beckett, l’adverbe de doute peut-être.

Quelques autres personnages, comme Béatrice, Sordello, Piccarda, Rahab…, vont revenir sous la plume de Beckett, mais Belacqua occupe une place particulière, peut-être parce qu’il apparaît dans son premier roman, Dream of Fair to middling Women, écrit en 1932. Il y est décrit comme un  gamin «s’amusant à regarder la merde jaillir sous la queue d’un gros cheval».

La paresse premier pas de la sagesse? 

Cette figure de Belacqua est appelée à évoluer. Beckett a lu deux des premiers commentateurs de la Divine Comédie, Benvenuto da Imola et l’Anonimo Fiorentino. Ceux-décrivent ainsi le Belacqua de Dante: «Un citoyen de Florence, artisan, qui fabriquait des manches de luths et de cithares, et était l’homme le plus paresseux qu’on ait jamais rencontré (…) L’auteur (Dante) était son familier: il le reprenait souvent sur sa négligence; une fois alors qu’il le reprenait, Belacqua riposta par les mots d’Aristote: Sedendo et quiescendo anima effecitur sapiens (“en étant assis et tranquille l’âme devient sage”). Ce à quoi l’auteur riposta à son tour: “Certes, si par s’asseoir on devient sage, alors il ne fut jamais plus sage que toi.”»

Le Belacqua de Beckett n’est ni luthier ni indolent (encore que) mais Beckett va utiliser le Belacqua de Dante et le portrait qu’en ont dressé les commentateurs comme d’une pâte qu’il travaillera à sa guise. Témoin ce passage de Dream: 

Parfois il parle de lui-même comme étant noyé et assombri, retrouvé à son cœur: et à d’autres moments comme sedendo ET quiescendo avec l’accent sur le et et pas d’extension de la pensée vers l’esprit devenu sage. Assis au milieu de la boutique il ne respirait pas toujours la quiétude. Cellineggiava méticuleusement orné d’arabesques, exposé aux ricanements des poètes expérimentés. Si être assis est être sage, alors il n’y a pas d’homme plus sage que toi.  

On retrouve une dernière fois Belacqua dans Murphy, un roman écrit en 1935. Le personnage principal, Murphy est un oisif qui n’aime rien tant que se bercer longuement dans son fauteuil à bascule, sa “berceuse”: 

À ce moment Murphy aurait donné toute son espérance de l’Antépurgatoire pour cinq minutes dans sa berceuse, il aurait renoncé à l’abri du rocher de Belacqua et au long repos embryonnaire, au-dessus de la mer australe tremblant à l’aube derrière les roseaux et du soleil à son lever obliquant vers le nord. (…) C’était là sa fantaisie Belacqua, une des mieux organisées de toute sa collection. Elle l’attendait au-delà de la frontière de la souffrance, c’était le premier paysage de la liberté.»

Un retournement de la figure du Belacqua de Dante

Le lecteur de la Divine Comédie retrouve le «tremolar de la marina» (“frémissement/tremblement de la mer”), les roseaux de la berge du Purgatoire, et aussi le rocher derrière lequel Dante découvre Belacqua, assis dans sa position fœtale, qui attend de pouvoir monter au Purgatoire pour expier ses fautes. Même s’il est résigné à une attente interminable, il est dans l’espérance que cette attente cessera. 

Beckett opère un retournement par rapport à ce Belacqua de Dante explique Jean-Pierre Ferrini: 

Murphy aspire à la longévité uniquement parce qu’il sait que plus il vivra, plus longtemps durera son séjour dans l’Antépurgatoire. Encore moins espère-t-il qu’une bonne prière l’abrègera. Telle est sa «fantaisie» qu’il qualifie de Belacqua et qui sape les fondements de l’attente du Belacqua de Dante.

Impossible ici d’entrer dans le détail du travail minutieux, proche de celui d’un entomologiste, de Jean-Pierre Ferrini, qui rapproche deux œuvres immenses. Il en repère et examine les points de concordance au-delà des seuls personnages. Il analyse les distorsions, les interprétations, car «afin que cela corresponde à son propos, Beckett n’hésite jamais à tordre Dante dans tous les sens», comme le remarque John Fletcher2 

Les ressorts de la Divine Comédie sont cassés

Mais Beckett “tord” aussi l’œuvre du poète comme une ménagère tord un linge trempé pour en extirper la plus petite trace de liquide. Ces empreintes minuscules se fixeront à leur tour dans ses poèmes, romans, nouvelles et pièces de théâtre.

Par exemple, dans la nouvelle Le Calmant, le narrateur rencontre un jeune garçon qui tient une chèvre par une corne. Il décide de lui adresser la parole: 

Je préparai donc ma phrase et ouvrit la bouche, croyant que j’allais l’entendre mais je n’entendis qu’une sorte de râle, inintelligible même pour moi qui connaissais mes intentions. Mais ce n’était rien, rien que l’aphonie due au long silence, comme dans le bosquet où s’ouvrent les enfers, vous rappelez-vous, moi tout juste.

Comme le note Jean-Pierre Ferrini le «long silence» de Virgile («chi per lungo silenzio parea fioco» — L’Enfer, Chant I, v. 63)

perd toute l’étendue de sa résonance. La chute avec sa part coutumière d’ironie, est brutale: tout juste. La rencontre entre Dante et Virgile ne féconde plus notre mémoire (…) La mécanique qui actionnait les ressorts de la Divine Comédie est cassée.

Dante & Beckett ne se limite pas à explorer cette délicate rencontre entre deux auteurs, entre deux œuvres, l’une se nourrissant de l’autre, que séparent les siècles, il y est question aussi de Joyce, le prestigieux aîné de Beckett, de Proust sur lequel il écrivit un essai, de Leopardi, de Pétrarque… Le lecteur trouvera aussi dans cet ouvrage une Annexe, qui n’en mérite guère le nom tant elle est riche, qui comprend outre l’incroyable Inventaire des emprunts de Beckett à Dante, des textes essentiels pour comprendre comment Beckett s’est emparé et s’est nourri du poète florentin. 

  • Jean-Pierre Ferrini, chercheur indépendant, écrivain, élève de Jacqueline Risset, chargé d’enseignement aux universités de Paris et Fribourg (Suisse). Il est l’auteur aux éditions Hermann de Dante et Beckett (2003/2021) et aux mêmes éditions de Dante & les écrivains (2022). Il a collaboré à l’édition de la Divine Comédie dans la Bibliothèque de la Pléiade sous la direction de Carlo Ossola (Gallimard, 2021). Il y a établi l’anthologie des Lectures de Dante au XXe siècle.

 

 

#700Anniversaire: DANTE, par Alessandro Barbero

#700Anniversaire: DANTE, par Alessandro Barbero

En février 2021 devrait paraître l’édition française du “Dante” d’Alessandro Barbero, mais sans attendre nous avons lu l’édition italienne originale. Au terme d’une enquête minutieuse, l’auteur nous brosse le portrait d’un Dante intime et fragile, brisé en pleine ascension sociale et que l’épreuve de l’exil va transformer de manière irréversible. 

Le 11 juin 1289, jour de la Saint Barnabé, l’armée florentine arrive devant le château de Poppi. Devant elle, s’étend une vaste plaine, Campaldino. En face, les troupes d’Arezzo barrent la vallée. Un jeune Florentin de 24 ans, Dante Alighieri, se trouve en première ligne, parmi les 150 feditori de Florence qui vont recevoir la charge de la cavalerie adverse…

Le livre d’Alessandro Barbero s’ouvre par cette scène de guerre, et le Dante qu’il nous raconte est loin des canons traditionnels: oubliés ou quasi la poésie, le dolce Stil novo, La Divine Comédie… Place au soldat, à l’homme d’action, au responsable politique ambitieux, à l’exilé errant de cour en cour.

C’est un Dante intime qui s’esquisse. Un enfant né dans une famille relativement aisée. Un homme fier, hautain, peut-être méprisant et dédaigneux, mais confiant en ses capacités intellectuelles. Un homme ancré dans la société du Moyen Âge et lié par un complexe réseau familial et d’amitiés. 

«Son écriture était maigre et longue et très convenable»

Le pari d’Alessandro Barbero est audacieux tant les traces de la vie du Sommo poeta sont fragiles, dispersées et incomplètes. Par exemple, aujourd’hui encore aucune source directe ne permet d’affirmer que Dante se trouvait à la bataille de Campaldino. 

Seul nous le dit un commentaire de Leonardo Bruni dans la Vita di Dante, qu’il consacra au poète. Dans ce témoignage qui remonte à 1436, il écrit: 

Il (Dante – Ndr) participait à tous les exercices; de fait, dans cette bataille mémorable et immense, il fut à Campaldino, jeune et en bon estime, il se trouva dans l’armée combattant vigoureusement à cheval et au premier rang.

Pour appuyer ses dires, Bruni cite une lettre autographe de Dante, dont il décrit la calligraphie: «son écriture était maigre et longue et très convenable, selon les quelques lettres que j’ai vu que j’ai vu écrite de sa propre main». Malheureusement, tout cela est perdu. 

Au final, la présence de Dante semble peu contestable, mais c’est sur ce fil ténu qu’est construit le livre d’Alessandro Barbero. Il avance méthodiquement, recoupant tant faire se peut les dates, les témoignages, évitant dans la mesure du possible cette source d’auto-authentification qu’est La Divine Comédie.

Le Dante d’Alessandre Barbero est donc né dans une famille relativement aisée. Il en possède en tout cas tous les marqueurs,  l’un des principaux étant sa participation comme cavalier à la bataille de Campaldino. La possession d’un cheval, d’une armure, son alignement en première ligne autant de signes qui trahissent sa position sociale. Mais pour autant, était-il noble? 

Un portrait du Clan Alighieri

On sait qu’il le revendique dans La Divine Comédie, faisant remonter ses quartiers de noblesse à son aïeul Cacciaguida. Et le fait que Farinata degli Uberti, incarnation de la vieille noblesse florentine, lui adresse la parole et dialogue avec lui au Chant X de l’Enfer est souvent interprété comme un indice des origines nobles de la famille de Dante. 

Dans une société organisée et hiérarchisée comme l’était la Florence féodale de la fin du XIIIe siècle, la question était loin d’être anecdotique. Elle l’était encore moins pour Dante, car en dépendait «sa collocation dans la société florentine et ses rapports avec ses meilleurs amis.» 

Tout le travail d’Alessandro Barbero est donc de démêler les fils complexes des origines familiales de Dante, de reconstituer sa famille, d’en dresser un arbre généalogique, et de replacer ce portrait du “clan Alighieri” dans une Florence à la féodalité bien réelle mais à la définition beaucoup plus floue, qu’elle ne l’était alors, par exemple, dans la France voisine. 

L’importance du patronyme

Dans ce contexte, deux marqueurs sont importants, le patronyme étant le premier d’entre eux. Dante nous dit A. Barbero «était fier de posséder un nom depuis quatre générations.» et cela est corroboré par le fait qu’à Florence on disait «gli Alighieri (ou, pour être précis, “gli Alaghieri”)». 

Mais un nom sans richesse n’était rien dans une ville en pleine expansion où s’opposaient vieilles familles (nobles) au patrimoine constitué et nouveaux riches industriels, commerçants et banquiers. 

Ici, très clairement Dante n’est ni l’un l’autre. Certes «il possédait un patrimoine» et était donc relativement aisé puisqu’il semble être le premier membre de sa famille «qui pouvait se permettre de vivre de ses rentes». Cette richesse réelle —mais relative— n’est pas un fait communément accepté par les commentateurs remarque Alessandro Barbero. 

Toutefois, l’origine de ce patrimoine n’était guère glorieuse: 

Son père, son grand-père, ses oncles étaient des usuriers, au moins dans le sens technique du terme. 

Ce “petit bourgeois” presque “balzacien” peut être considéré comme un modéré lorsqu’il se lance en politique. En tout cas, il s’est coulé dans la mouvance idéologique majoritaire de l’époque: 

C’est un popolano 1 quoique d’orientation modérée, enclin au compromis avec les “Grands” et horrifié par la dictature des petites gens.

De facto, il va tourner le dos à ses amis nobles

Mais pour modéré qu’il soit, dans cette Florence fracturée, emplie de haine, nourrie de vendetta,  difficile d’être neutre, surtout qu’il participe à l’exercice du pouvoir du “popolo”. De ce fait, il tourne le dos à ses amis nobles, dont le premier d’entre eux est Guido Cavalcanti. Souvent on ne retient que la rupture poétique; en fait, il en une autre qui est politique: 

Guido avait connu un autre Dante, désireux de fréquenter les bandes de jeunes nobles, auteur de vers qui célébraient une culture et un style de vie aristocratique; désormais, il ne le reconnaît plus.

La suite de l’histoire est connue: l’exil et la mort de Guido, l’hostilité du pape Boniface VIII, l’engagement sans cesse croissant de Dante dans la définition de la politique de Florence, le retour des guelfes noirs dans les malles de Charles de Valois en novembre 1301, la —plutôt les— condamnation à l’exil… mais ici je laisse les lecteurs découvrir le minutieux et passionnant travail de reconstitution du parcours de Dante auquel s’est livré Alessandro Barbero. 

Pour Dante, en tout cas, à partir de 1302 tout devient compliqué, et pour l’auteur de sa biographie également. Les sources manquent pour raconter son parcours: 

Dante vécut en exil les vingt dernières années de sa vie. Ce sont des années sur lesquelles nous savons peu, bien moins que ce que nous avons pu reconstituer jusqu’à présent. Il n’existe pratiquement pas de document d’archives qui nous parle de lui; les allusions autobiographiques contenues dans ses œuvres deviennent toujours plus cryptiques, et peuvent être interprétées selon les modes les plus divers.

Les mystères de Vérone et de Bologne

Par exemple, difficile de percer, ce qu’A. Barbero appelle les “mystères de Vérone”: par quel membre des Scaglieri, Dante est-il accueilli (recueilli?) au début de son exil? Il y a ensuite les « mystères de Bologne”: combien de temps (s’il y est allé) le poète est-il resté dans cette, ville dirigée par des Guelfes blancs alors que “depuis la rupture, les Blancs voulaient sa peau»? Etc. 

Pourtant, cet exil va transformer Dante. Ce responsable politique d’une commune, représentant du “popolo” va devenir un adepte de la culture de cour. vue comme une forme suprême de raffinement également intellectuel: 

il n’est pas douteux que durant ces années Dante fréquenta les grandes familles nobles qui dominaient les régions montagneuses de l’Italie centrale.

L’histoire d’une rupture entre deux Dante

Ce sera pour lui un changement profond. Politiquement ces familles appartiennent et dirigent le parti gibelin et sont des soutiens de l’Empire. Mais il est une autre évolution plus subtile que souligne Alessandro Barbero: 

même s’il restait fidèle à l’affirmation des Dolci rime selon laquelle la véritable noblesse est celle de l’âme, Dante élaborait cependant une vision du monde dans laquelle il restait peu d’espace pour la foule des trafiquants, changeurs, usuriers et entrepreneurs, en grande partie paysans justes urbanisés et enrichis de peu, qui formaient le peuple des communes.

Bref, ce que raconte Alessandro Barbero est l’histoire d’une rupture entre deux Dante, celui de Florence et celui de l’exil. Une rupture poignante mais irréversible. Dante va même devenir étranger à la langue de sa ville. Dans la canzone Amor, da che convien pur ch’io mi doglia, il écrit qu’il espère que cette canzone parvienne à 

Fiorenza, la mia terra 

Il appelle ainsi Florence, car il l’a toujours nommée ainsi et toute l’Italie fait de même. Mais à Florence on ne dit plus Fiorenza remarque Alessandro Barbero qui s’appuie sur Remigio del Chiaro Girolami, le prédicateur dominicain de Santa Maria Novello. Celui-ci disait, 

que désormais seuls les étrangers utilisaient ce nom: les citoyens ne l’appelaient plus ainsi, mais dans leur langue corrompue l’appelaient Firençe. Sans le savoir, Dante s’était transformé en un étranger.

Notes 

  • DANTE, par Alessandro Barbero, Laterza, Rome – Bari, 2020 
    (Édition en langue italienne. Toutes les citations sont extraites de DANTE et traduites par moi. Une édition en français de cet ouvrage devrait paraître le 17 février 2021 chez Flammarion.)
  • Alessandro Barbero enseigne l’Histoire médiévale à l’Université du Piémont Oriental, à Vercelli. Essayiste et romancier il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Bella vita e guerre altrui di Mr Pyle, gentiluomo. pour lequel il a obtenu le prestigieux prix Strega en 1996. Il a aussi publié entre autres Carlo Magno, un Padre dell’Europa, Donne madonne, mercanti e cavalieri, Sei storie medievali, un Dizionario del Medioevo (avec Chiara Frugoni). 
Les huit ans de #DivCo

Les huit ans de #DivCo

Cela fait huit ans ce mercredi 27 mai 2020 que La Divine Comédie est publiée quotidiennement sur Twitter. Écrire un peu légèrement, le dimanche 27 mai 2012, «ce projet nécessitera une dizaine d’années avant que ne soit twitté le dernier vers du dernier chant du dernier Cantique» était sans doute une forme d’inconscience. Mais sans cette naïveté, il est probable que le projet #DivCo n’aurait jamais vu le jour.

À l’origine, l’idée était simple. Elle se voulait une expérimentation sur Twitter. Il s’agissait de publier un poème pour offrir une respiration littéraire à un réseau social qui en manquait alors cruellement. Pour attirer et retenir l’attention volatile des utilisateurs, la nécessité d’utiliser une œuvre forte s’est immédiatement imposée. La Divine Comédie, cette œuvre universelle, cet hymne à l’amour, ce poème où s’invente une langue, où se brasse la bassesse et la noblesse humaine, m’est alors apparue comme une évidence.

Nous sommes alors en 2012. Les tweets étaient limités strictement —qui s’en souvient?— à 140 signes et tout comptait: les images, les comptes que l’on citait… À l’ère des threads longs comme des jours sans pain cela prête à sourire. Ce carcan devait être la seconde raison qui m’a conduit à retenir La Divine Comédie: une terzina « tenait » dans un tweet et cela que l’on soit au début ou à la fin du poème.

Restait à condenser le hashtag. Celui des premiers tweets, se révélait trop long, bien qu’il soit plus explicite. C’est pour cela que dès le 29 mai, #divinecomedie cédait la place à #DivCo, et depuis il n’a pas changé. Voici en tout cas, exhumé de ce qui paraît (à l’ère des réseaux sociaux) un lointain passé, les deux premiers tweets:

La suite de l’histoire n’est qu’aménagements de détails avec l’événement que fut la suppression de la contrainte des 140 signes. Cette libéralité permet désormais de publier, si le sens ou la construction de la phrase l’exige, de publier deux terzine et leur traduction.

La traduction, principale évolution éditoriale du projet #DivCo

L’évolution éditoriale principale tient à la traduction. Pendant une grosse année, ce sera celle de Lamennais (disponible sur Wikisource) qui sera publiée. Mais si cette traduction est de grande qualité, elle souffre d’un défaut majeur pour le projet #DivCo: la publication du texte de Dante s’effectue terzina par terzina; la traduction doit donc par cohérence en épouser le même rythme, ce que ne permet pas celle de Lamennais.

Cette contrainte a guidé les choix de la traduction qui est proposée sur #DivCo et sur ce site. La version française suit le plus étroitement possible le texte original pour que s’établisse une correspondance forte entre les deux textes. À cette contrainte lourde, j’ai refusé d’en ajouter d’autres, à savoir une traduction rimée et “enchaînée”. Ce refus s’explique pour une raison principale: le français ne « sonne » pas, ne chante pas, comme la « langue vulgaire » de Dante. Pour s’en convaincre, il suffit de lire à voix haute quelques vers du texte original et leur traduction, et ce quelque soit la traduction! On ne retrouve pas la musaïque de Dante.

La langue joue, mais aussi la poésie. Dante, derrière son extraordinaire régularité, utilise un vers —l’hendécasyllabe— en constant et savant déséquilibre. Retrouver ce glissement constant dans notre poésie où se côtoient les très réguliers alexandrins, décasyllabes et octosyllabes est mission impossible. Se retrancher sur le vers libre est bien sûr une possibilité, mais aussi une facilité: Dante n’a pas mêlé dans La Divine Comédie rimes longues et courtes. Sans nul doute, toutes ces tentatives l’amuseraient, lui qui se jouait de toutes les métriques et était capable dans une même terzina d’écrire un vers en latin, le suivant en toscan et le dernier en provençal. 

Et puis à vouloir à toute force transposer une poésie dans une langue qui lui est étrangère le risque est grand de tordre le texte et d’en oublier qu’il faut aussi en rendre la force, l’ambiance, les scènes et les personnages qui y sont campés, la vivacité des dialogues, sans oublier le sens d’un texte où politique, philosophie et théologie se croisent et se mêlent. Certains passages du Purgatoire et du Paradis se révèlent à cet égard particulièrement périlleux. (Dans l’article Traduire, le choix de la poésie, cette réflexion était déjà présente).

Bref, la publication sur Twitter nécessitait une traduction sur mesure; ce sera la mienne. C’est celle que l’on retrouve sur ce site, qui est l’enfant du projet #DivCo. Elle n’est d’ailleurs pas achevée, car elle suit le rythme de la publication sur Twitter. Le dernier vers sera publié le 14 septembre 2021. Une manière —modeste— de célébrer le 700e anniversaire de la mort du Sommo poeta et de lui rendre hommage.

  • Ilustration: Premier portrait connu de Dante Alighieri, fresque (détail) du Palazzo dei Giudici, Florence 
  • Pour aller plus loin
    J’ai réintégré sur le site ladivinecomedie.com deux articles publiés initialement sur le blog [the] Media Trend, (ce blog est actuellement en sommeil) où j’expliquais la démarche ayant présidé à la naissance et à la poursuite du projet de publication sur Twitter #DivCo. Je n’ai corrigé que quelques fautes d’orthographe.
  • La Divine Comédie de Dante à l’heure de Twitter (publié initialement le 27 mai 2012)
  • La Divine Comédie, Twitter et le Journalisme (publié initialement le 4 janvier 2014)

 

 

Vocabolario Dantesco, un site indispensable

Vocabolario Dantesco, un site indispensable

Le site “Vocabolario Dantesco” ambitionne de publier l’ensemble du vocabulaire contenu dans les œuvres de Dante Alighieri, soit quelques 8.000 mots. En théorie, cet objectif devrait être atteint en 2021, mais pour l’instant ce dictionnaire en ligne ne contient que 800 mots. 

Pour l’instant, en ce mois d’avril 2020, ils ne sont qu’environ huit cents, sagement rangés en deux colonnes. Pour un site —Vocabolario Dantesco— qui ambitionne de publier «l’ensemble de l’héritage lexical —en latin ou en langue vulgaire— contenu dans les œuvres de Dante», ces huit cents entrées pourront paraître peu.

Un bilan intermédiaire a priori inquiétant, car au final ce sont près de 8.000 mots qui devraient constituer le corpus de ce dictionnaire en ligne. En regard de cette ambition, l’équipe des cinq rédactrices et rédacteurs attachés au projet semble bien maigre pour le mener dans les délais affichés, c’est-à-dire l’année 2021,celle du 700e anniversaire de la mort de Dante.

Mais il faut savoir dépasser ce souci temporaire, car ce dictionnaire s’enrichit continument et, pour maigre qu’il soit aujourd’hui, il se révèle déjà indispensable. En voici schématiquement le fonctionnement avec quelques commentaires, en trois captures d’écran et en prenant pour exemple le verbe accarnare.

Les mots rangés en deux colonnes

Les entrées du dictionnaire sont rangées en deux colonnes selon l’ordre alphabétique. Pour l’instant, il n’y a pas de moteur de recherche, mais lorsque le corpus sera plus riche il sera nécessaire et la mise en page devra être revue.

schede_entrees_vocabolario—dantesco

Une grande richesse d’informations

Le système de navigation par onglets est confortable et permet de bien exploiter la richesse des commentaires et des informations de chacune des entrées. Ce corpus est complété par de nombreux liens qui renvoient à d’autres dictionnaires ou ligne, créant un une belle dynamique hypertexte.

Vocabolario_Dantesco_accarnare

L’onglet Tutto/stampa rassemble en une seule page l’ensemble du contenu de chaque item. Pour rester sur l’exemple accarnare voici ce que cela donne: 

Accarnare_Vocabolario_Dantesco

Une exploration des racines de la langue italienne

Ce projet est le fruit de la collaboration de deux institutions florentines, l’Accademia della Crusca1 et de l’Istituto del CNR Opera del Vocabolario Italiano (Ovi).

L’ambition est donc de réaliser un dictionnaire contenant la totalité du patrimoine lexical contenu dans les œuvres de Dante, que ce soit en latin ou en “langue vulgaire”. Pour ce faire, ce dictionnaire analyse et décortique un lexique qui est à l’origine de l’Italien moderne. 

Les concepteurs du projet ont décidé d’utiliser comme texte de référence la version de La Divine Comédie établie par Giorgio Petrocchi, publiée en 1966 et 1967. Cette version numérisée est utilisée dans le corpus de l’Opera del Vocabolario Italiano (OVI), l’organisme qui a la charge d’établir le vocabulaire historique italien. Il publie le Tesoro della Lingua Italiana delle Orgini (TLIO) qui référence la partie la plus ancienne de la langue italienne.

Ce premier dictionnaire est donc intégré dans le Vocabolario Dantesco, auquel les rédactrices et les rédacteurs en charge du projet ajoutent les variantes déjà présentes dans l’appareil critique de la version de Giorgio Petrocchi, ainsi que celles contenues dans d’autres éditions ou qui sont le fruit de travaux individuels.

Une version papier devrait à terme compléter l’actuelle version digitale.

2019: quel bilan ?

2019: quel bilan ?

La fin de l’année est la période pour dresser les bilans et tracer quelques perspectives. Le site ladivinecomedie.com ne saurait échapper à cette règle. Il s’est en effet sensiblement enrichi au cours de l’année 2019.

Commençons, car c’est le cœur du projet, par la traduction du texte de Dante. En 2019, nous sommes entrés de plein pied dans le dernier cantique de La Divine Comédie avec la publication des Chants III à XII du Paradis. Un rythme qui devrait légèrement s’accélérer au cours de l’année prochaine ainsi qu’au cours des trois premiers trimestres de 2021. Cette traduction —et sa publication— est en effet étroitement liée au projet #DivCo qui prévoit la publication de l’ensemble de La Divine Comédie sur Twitter au rythme quotidien d’une (parfois plusieurs) terzina. Ce rendez-vous matinal, qui a été intégralement honoré depuis le début de l’aventure le dimanche 27 mai 2012, doit s’achever le 14 septembre 2021 au matin, jour où sera célébré le 700e anniversaire de la mort de Dante Alighieri.

La publication sur Twitter avec le hashtag #DivCo

Au fil du temps, cette publication sur Twitter a évolué, car le réseau social lui-même a évolué, donnant de plus en plus de place au texte (nous sommes —un changement oublié aujourd’hui— passés de 140 à 280 signes, par exemple) et à l’image. Chaque jour, la parution de #DivCo —sur le compte @mediatrend— suit le rythme quotidien suivant, sachant que 8h30 est l’heure pivot pour #DivCo autour de laquelle tout s’articule, et que cette heure à laquelle est publiée la terzina du texte original ne varie jamais:

  • 8h 29 •  L’explication de la terzina (ou des terzine) qui va suivre. Cette publication est indispensable pour expliquer telle idée, tel concept, situer tel lieu, citer le nom de tel ou tel personnage que Dante ne donne que de manière allusive etc. Lorsque cette explication est trop longue pour être contenue dans un tweet, elle est publiée en plusieurs tweets, publiés à 8h27, 8h28, 8h29 (pour respecter l’heure ne variatur de 8h 30 pour le texte de Dante);
  • 8h 30 • la terzina du jour. Parfois deux ou trois terzine sont publiées pour respecter le sens du propos de Dante, ne pas couper arbitrairement une phrase, etc.
  • 8h 31 • la traduction de cette terzina en français, (ou deux ou trois terzine). C’est cette traduction que l’on trouve —après relecture et éventuellement correction— sur le site. Ma traduction peut être plus longue que le texte de Dante; cela explique que parfois, lorsque plusieurs terzine sont publiées, la traduction se trouve contenues dans plusieurs tweets.

Tous les mois environ, à la fin de la publication d’un chant, rendez-vous est donné sur le site pour en relire le texte dans son entier, sa traduction et toutes les informations indispensables et nécessaires pour comprendre le texte.

  • (Pour en savoir plus sur la genèse du projet #DivCo et son évolution, lire ici et )
À terme, plus de 500 portraits et notices

Le site est donc l’enfant de l’aventure #DivCo. Pour accompagner la publication des chants, il est apparu indispensable de publier de courtes notices, de brèves biographies sur les personnages, les lieux, les musiques et chants voire les anecdotes. Tout cela fait la richesse, la poésie et le sel de La Divine Comédie. Malheureusement, souvent aujourd’hui la trace de certains personnages s’est diluée au fil des siècles; on n’a plus telle musique dans l’oreille et surtout on ne sait plus qu’elle en était la signification et la portée. Ces notices se sont donc imposées comme indispensables. Une centaine sont actuellement rédigées et complètes. 

À terme, le site devrait en compter sans doute plus de 500. Il ne s’agit en rien d’être exhaustif et de réaliser on ne sait quel « mini WIkipedia », mais de donner les indispensables clés de compréhension de l’œuvre sur ce site conçu comme un ensemble cohérent. 

C’est au milieu de l’année 2018, que le principe de ces notices et portraits avait été arrêté. Depuis la publication se fait au rythme d’une dizaine par mois, avec cette année par exemple,

  • des personnages de l’antiquité comme Agamennon, le roi grec qui commanda l’expédition contre Troie, Lucain le poète romain auteur de La Guerre civile (Pharsale),
  • d’autres plus contemporains comme Cunizza da Romano dont la vie mouvementée pourrait être un roman à elle seule ou Charles Martel de Hongrie; deux personnages que Dante a sans doute rencontrés dans sa vie,
  • ou encore Cur Deus homo, texte théologique majeur de Saint Anselme d’Aoste, dont la réflexion nourrit la fin du Chant VII du Paradis.

Tous ces notices et portraits sont accessibles soit par des liens dans le flux des explications des chants, et dans ce cas, ils font partie des éléments de contexte, soit par la page Index, soit simplement par le moteur de recherche.

Une riche actualité 

Le blog, dont les informations remontent sur la page d’accueil du site, est destiné à rendre compte de l’actualité dantesque. Le choix est simple: tout ce qui concerne Dante Alighieri, sa vie et ses œuvres en particulier La Divine Comédie est a priori digne d’intérêt. Il peut s’agir d’un spectacle comme l’admirable Cercles de l’enfer de la Camera delle Lacrime, d’une chanson comme Dante aveva ragione de l’artiste italienne Silvia Vavolo, ou des réflexions encore en cours sur l’œuvre de Dante, avec par exemple les Lecturæ Dantis organisées par la Société Dantesque de France, d’un livre austère comme Dante et l’Averroïsme.

Cet éclectisme montre comment Dante irrigue et nourrit toujours la culture contemporaine, italienne bien sûr, mais bien au-delà des frontières du bel paese. Il illustre aussi —de manière très partielle— à quel point les réflexions, les recherches et les analyses autour de l’œuvre de Dante, ce que l’on appelle la dantologie, reste une matière vivante. La couverture de ces actualités est restée trop fragmentaire et irrégulière. Ce sera l’un des points travaillés en 2020, sachant qu’au fur et à mesure que la date anniversaire de la mort du Sommo poeta se rapprochera, le nombre d’événements qui lui seront consacrés augmentera mécaniquement.

Une bonne et heureuse année 2020

Il ne me reste qu’à vous souhaiter chères lectrices et chers lecteurs de ce site consacré à Dante Alighieri et à La Divine Comédie une bonne et heureuse année et à vous donner rendez-vous pour une année 2020 encore plus riche et passionnante.

  • Illustration: Le Paradis, Chant XVIII, Ciel du Soleil, par Giovanni di Paolo (1440) — image extraite d’un manuscrit (folio 146) ayant appartenu au roi d’Aragon, de Naples et de Alphonse V. Don de M. Yates Thomson au British Museum.