Le Staatsoper de Hambourg propose durant ce mois de mars une belle représentation de l’œuvre de Puccini, Il trittico. Elle est rarement montée dans son ensemble, c’est-à-dire avec les trois opéras qui la composent: Il tabarro, Suor Angelica et Gianni Schicchi, ce dernier étant inspiré d’un personnage de la Divine Comédie. Nous y étions le soir du 18 mars.
La Chambre de Buoso Donati — décor de Galileo Chini pour la création de Gianni Schicchi au Metropolitan Opera de New York en 1918. L’image de couverture est la toile de « fond de scène » de la pièce, par le même peintre.
Gianni Schicchi est un personnage de la Divine Comédie. Il a inspiré à Puccini un opéra, qui constitue avec deux autres pièces, Il tabarro et Suor Angelica, un même ensemble, Il trittico (le triptyque).
Ce trittico est rarement joué car il mobilise pour chaque représentation une très importante distribution de seize chanteurs et vingt-deux cantatrices sans compter un chœur et un orchestre complet, qu’il est très difficile de réunir.
Une version complète, mais dans le désordre, du Trittico
C’est pourtant ce défi qu’a relevé le Staatsoper de Hambourg en produisant une version complète de ce triptyque, avec une distribution superbe. On peut penser par exemple à Narea Son qui fit une magnifique Lauretta dans Gianni Schicchi, ou Elena Guserva qui porta superbement deux rôles essentiels de ce trittico: Giorgetta dans il tabarro et surtout celui de Suor Angelica dans la pièce éponyme. Roberto Frontali de son côté sut être une malicieux Gianni Schicchi et un sombre Michele qui voit l’amour le fuir dans il tabarro.
À Hambourg, l’ordre dans lequel Puccini avait pensé les trois pièces a été modifié, comme cela avait déjà été le cas lors de l’édition 2022 du Festival de Salzbourg. Il s’ouvre sur un débridé et joyeux Gianni Schicchi, suivi de l’épisode dramatique du tabarro, où un mari tue l’amant de son épouse, pour se terminer sur un magnifique et très sombre Suor Angelica où l’héroïne pleure la mort de son enfant.
En ouverture, le rideau se lève sur un grand salon où est réunie une famille. Ses membres attendent la mort du vieux Buoso, couché à l’écart, dans une alcôve. Il n’est pas encore mort mais déjà chacun s’affaire, qui à prendre des objets précieux, qui à rechercher fébrilement le testament. On explore les tiroirs, les papiers volent partout. De deuil, il n’est guère question. Au contraire, tout est fait pour hâter l’agonie du mourant. La scène est proche de la Commedia dell’arte.
Enfin le jeune Rinuccio s’exclame:
Salvàti, salvàti,
Il testamento di Buoso Donati.
Le testament est trouvé! Mais Rinuccio ne le donnera à sa tante Zita qu’à la condition que celle-ci consente à ce qu’il épouse Lauretta, la fille d’un paysan Gianni Schicchi. On ne peut pas dire que ce projet enthousiasme la famille: «Un Donati épouser la fille d’un paysan!» peste le père.
Gianni Schiacchi détourne le testament à son profit
Tout cela est oublié à la lecture du testament. Tout le monde découvre alors que Buoso lègue ses biens aux moines d’un couvent voisin. Que faire? Rinuccio relance la piste Gianni Schicchi. On va le chercher. Après s’être fait prier, il accepte finalement de prendre la place de Buoso. L’affaire est dangereuse. Tout le monde risque d’avoir la main coupée si l’usurpation est découverte.
On convoque le notaire et Buoso-Schicchi commence à dicter son “testament”. Après avoir laissé de la menue monnaie aux “frères mineurs”, des biens éloignés aux membres de la famille, il annonce: «Lascio la mula, / quella che costa trecento fiorini, / che è la migliore mula di Toscana… / al mio devoto amico… Gianni Schicchi. (…) Lascio la casa di Firenze / al mio caro devoto affezionato amico… Gianni Schicchi!». (“Je laisse la mule / celle qui coûte trois cents florins, / qui est la meilleure mule de Toscane… / à mon ami dévoué Gianni Schicchi. (…) / Je laisse la maison de Florence / a mon cher ami dévoué et affectionné… Gianni Schicchi!».)
La messe est dite: les Donati sont dépossédés de leur héritage, des biens de Buoso.
L’histoire est connue des lecteurs de la Divine Comédie. Au Chant XXX de l’Enfer, Dante croise des
ombre smorte e nude,
che mordendo correvan di quel modo
che ’l porco quando del porcil si schiude
(“deux ombres blêmes et nues, qui couraient en mordant comme fait / le porc lorsque s’ouvre la porcherie”. v. 25-27).
L’une d’elles est Gianni Schicchi, qui semble «folletto» (“enragée”). Dante apprend alors que
come l’altro che là sen va, sostenne,
per guadagnar la donna de la torma,
falsificare in sé Buoso Donati,
testando e dando al testamento norma
(comme celui qui là s’en va, osa, / pour gagner la reine du troupeau, / se déguiser en Buoso Donati / testant et donnant au testament forme légale. v. 42-45)
Une histoire connue des contemporains de Dante
L’histoire racontée par Dante était connue à son époque, puisqu’elle est rapportée avec grands détails et pratiquement dans les mêmes termes par les commentateurs qui étaient ses quasi contemporains comme l’Anonimo Fiorentino. Par exemple, la “mule” —la «donna de la torma», comme l’appelle Dante— est «la meilleure mule de la Toscane» dit l’Anonimo.
Il est très probable que Dante ait connu personnellement tous les détails de cette affaire, car il avait épousé une Donati (Gemma). Par ailleurs, Buoso était l’oncle des trois enfants de Simone Donati, celui qui dans la version de l’Anonimo appelle au secours Gianni Schicchi. Il s’agit de Piccarda qu’il rencontre au Paradis, de Forese l’ami avec lequel il avait échangé des tenzone dans sa jeunesse et de Corso le chef des guelfes noirs dont il rappelle dans la Comédie les circonstances atroces de sa mort.
La probabilité est d’autant plus forte que le poète ait une bonne connaissance de l’histoire que Gianni Schicchi, mort en 1280, était de la famille de’ Cavalcanti, celle de son “premier ami”, Guido
Giovacchino Forzano, le librettiste de Puccini était un Florentin
Giovacchino Forzano, le librettiste de Puccini, s’est inspiré de ces quelques vers du Chant XXX —et sans doute des commentaires— pour composer le livret de cet opéra et en particulier l’anecdote de la “meilleure mule de Toscane”. Il en fera la proposition à Puccini alors même qu’il est en train d’écrire Suor Angelica. Le 3 mars 1917, il écrit à son éditeur Tito Ricordi:
Il y a quelques jours, j’ai donné au Maestro Puccini le livret de Suor Angelica. Le Maestro est resté – grâce à Dieu – très satisfait […]. J’ai également terminé une courte trame sur Gianni Schicchi. Vous connaissez l’opinion du Maître sur ce sujet vraiment riche en ressources et d’un comique hors du commun.1
Dès lors, le travail va rapidement avancer. Puccini travaille la musique de Suor Angelica, tandis que G. Forzano avance de son côté sur Gianni Schicchi. Le sujet lui est d’autant plus familier qu’il est originaire de Borgo San Lorenzo, un village du contado florentin.
En juin 1917, le texte de Gianni Schicchi est terminé. Puccini, raconte le critique Michele Girardi, l’accueille avec enthousiasme:
Il esquisse immédiatement un projet d’opéra bouffe avant de revenir avec un engagement renouvelé pour l’opéra du couvent (presque entièrement composé fin juin et dont l’instrumentation est faite le 14 septembre suivant). Gianni Schicchi suit de près : le 20 avril 1918, les dernières notes de la partition sont écrites. 2
À Hambourg, un changement artificiel
La première de Il trittico aura lieu à New York en 1918 et sera un succès, tout comme le seront les premières représentations en Europe, par exemple en 1919 à Rome. En dépit de ces succès initiaux très rapidement l’œuvre sera démembrée et chacun des opéras joué séparément, souvent en association avec des œuvres d’autres compositeurs.
Le triptyque peut également, comme c’est le cas à Hambourg, être monté dans un ordre différent de celui voulu par le compositeur. Un exercice difficile, qui a obligé Axel Ranisch, le metteur en scène, à utiliser un procédé artificiel pour rendre lisible la nouvelle structure proposée. Un procédé tellement artificiel qu’il provoqua dans une salle venue écouter Puccini, ce que l’on appelle pudiquement des “mouvements divers”.
L’artifice est un documentaire basé sur des interviews de personnalités qui ont connu une actrice nommée Chiara de Tanti. Ce personnage fictif jouait dans une série télévisée (fictive) Gianni Schicchi. Elle rencontre au cours du tournage, nous dit l’histoire, son amant Silvio Bonta avec lequel elle a un enfant, Alfonso. Chiara de Tanti obtiendra le rôle de Giorgetta dans un film Il tabarro, et pour cela une palme au Festival de Cannes. Las, son fils se suicide à 16 ans, Silvio Bonta la quitte. À ce moment, elle doit jouer le rôle de Angelica, qui elle aussi a perdu son fils. Chiara de Tanti va alors se suicider à son tour.
On le comprend, ce faux-documentaire, ainsi sommairement résumé, est construit pour donner une autre structure au trittico. comme l’explique Axel Ranisch: «Il était important pour moi de terminer par le salut —avec Suor Angelica— et de commencer la soirée par une comédie. Cela donne également le sens pour la superstructure que nous avons imaginée».
Puccini propose une progression « lisible »
Pourtant, Puccini avait pensé son “tryptique” comme un ensemble en tre tinte (trois teintes), avec une progression lisible —on passe de l’obscurité de l’enfer à la lumière— dont l’unité était apportée par la musique. Il tabarro se passe au début du XXe siècle dans le milieu des bateliers en bord de Seine. Les décors du Staatsoper de Hambourg jouent sur un naturalisme exagéré: une cabine délabrée, une grosse bobine qui tient lieu de table, des palans… une brume persistante, qui viennent en écho aux paroles de Luigi, l’amant de Giorgetta, lorsqu’il décrit ses dures conditions de travail:
meglio non pensare,
piegare il capo ed incurvar la schiena.
Per noi la vita non ha più valore
ed ogni gioia si converte in pena.
I sacchi in groppa e giù la testa a terra.
Se guardi in alto, bada alla frustata.
(mieux vaut ne pas penser, / baissez la tête et courbez le dos. / Pour nous, la vie n’a plus de valeur / et toute joie se transforme en douleur. / Les sacs sur le dos et la tête vers le sol. ÷ Si vous levez les yeux, méfiez-vous du fouet.)
À la violence expressive de la musique de ce premier opus, s’oppose la fausse douceur de celle de Suor Angelica. Nous sommes dans un couvent, ce qui, explique Michele Girardi, «offre la possibilité de construire un tissu musical homogène et rigoureux qui reflète un climat particulier»3.
Nous avons quitté la péniche amarrée aux bords de Seine, où l’on travaille, on aime en secret, on se trompe, on se bat, on se tue, pour un lieu aseptisé, que l’on pourrait penser détaché du monde, s’il n’y avait la révélation finale où Sœur Angelica apprend que son enfant est mort.
Gianni Schicchi, un message d’amour et d’espérance
Avec Gianni Schicchi, on passe à un autre registre. Même s’il est encore question de la mort, celle de Buoso Donati en l’occurrence, nous sommes dans une atmosphère de comédie. La substitution entre Buoso et Gianni Schicchi est une scène de grand guignol, l’amour qui naît entre Rinuccio et Lauretta (la fille de Gianni Schicchi) est pur, symbolisé par le tendre duo final entre eux
Rinuccio : Ti chiesi un bacio…
Lauretta: … il primo bacio…
Rinuccio: …tremante e bianca volgesti il viso…
Lauretta e Rinuccio: … Firenze da lontano ci parve il Paradiso!
(R: Je t’ai demandé un baiser… / L…. le premier baiser… / R. … tremblante et blanche tu as tourné ton visage… / Lauretta et Rinuccio / … Florence de loin ressemblait au Paradis!)
Cette Florence si belle, berceau de l’amour des deux amants, Rinuccio l’avait chanté et célébré avant :
Firenze è come un albero fiorito
che in piazza dei Signori ha tronco e fronde,
ma le radici forze nuove apportano
dalle convalli limpide e feconde!
E Firenze germoglia ed alle stelle
salgon palagi saldi e torri snelle!
L’Arno, prima di correre alla foce,
canta baciando piazza Santa Croce,
e il suo canto è sì dolce e sì sonoro
che a lui son scesi i ruscelletti in coro!
Così scendinanvi dotti in arti e scienze
a far più ricca e splendida Firenze!
E di val d’Elsa giù dalle castella
ben venga Arnolfo a far la torre bella!
E venga Giotto dal Mugel selvoso,
e il Medici mercante coraggioso!
Basta con gli odî gretti e coi ripicchi!
Viva la gente nova e Gianni Schicchi!
(Florence est comme un arbre en fleurs / qui a son tronc et ses frondaisons sur la Piazza dei Signori , / mais ses racines apportent de nouvelles forces / des vallées claires et fécondes ! / Et Florence bourgeonne et vers les étoiles / s’élèvent des palais inébranlables et des tours élancées ! / L’Arno, avant de se précipiter vers son embouchure, / chante en embrassant la Piazza Santa Croce, / et son chant est si doux et si sonore / que les ruisseaux sont descendus vers lui en chœur ! / Ainsi sont venus les artistes et les savants / pour rendre Florence plus riche et plus splendide ! / Et du Val d’Elsa en bas des châteaux / bienvenue à Arnolfo pour embellir la tour ! Et vient Giotto du Mugel boisé, / et Médicis, ce brave marchand ! / Assez de mesquines haines et rancunes ! / Vive le peuple nouveau et Gianni Schicchi !)
On voit donc bien le mouvement de ce trittico et sa forte cohérence interne qui se marque d’abord par une forme de régression temporelle. Le premier opus est contemporain (de Puccini), l’action du deuxième se déroule dans un monastère à la fin du XVIe siècle, et le troisième nous fait faire un bond de quatre siècles en arrière pour nous précipiter dans la Florence de 1299 du «folletto» Schicchi. L’amour d’abord clandestin et porteur de malheur, devient chant d’espoir et d’ouverture. Cela se résume dans le dernier vers du stornello de Rinuccio: «Viva la gente nova». À l’immobilisme mortifère du tabarro, à la nostalgie pesante de Suor Angelica a succédé les promesses du futur de Gianni Schicchi.
Il n’est pas sûr que Dante ait apprécié la réhabilitation d’un personnage, Gianni Schicchi, qu’il place au fond de l’Enfer, parmi les traîtres et autres faussaires.
Distribution (principaux rôles, le 18 mars 2023):
Mise en scène Axel Ranisch
DIrection musicale : Leonardo Sini
Chœur (direction) Eberhard Friedrich
Gianni Schicchi
Gianni Schichi : Roberto Frontali (chante aussi le rôle de Michele dans Il tabarro)
Lauretta : Narea Son (chante aussi le rôle de l’un des amants dans Il tabarro et de Suor Genovieffa, dans Suor Angelica)
Rinuccio: Oleksy Palchykov (chante aussi le rôle de l’un des amants dans Il tabarro)
Il tabarro
Luigi : Najmiddin Mavlyoanov
Giorgetta : Elena Guseva (Chante également le rôle titre de Suor Angelica, dans Suor Angelica)
Dante est-il resté toute sa vie cet enfant-adolescent énamouré d’une petite fille de huit ans rencontrée au hasard d’une fête entre voisins? C’est ce que suggère Pupi Avati dans son film Dante. Nous sommes allés le voir à Turin, le 30 septembre, le lendemain de sa sortie nationale dans les salles, en Italie.
Dante dessinant le plan de l’Enfer. Scène extraite du film «Dante» de Pupi Avati.
Nous sommes vers 1350, une trentaine d’années après la mort de Dante. Un homme malade, Boccace (formidable Sergio Castellitto), calé dans un fauteuil installé dans une carriole brinquebalante, roule vers Ravenne. Caché dans un revers de son vêtement, il tient une bourse de cuir. Les dix florins d’or qu’elle contient sont destinés à la fille de Dante, Antonia, devenue sœur Béatrice, moniale dans un couvent de Ravenne.
Il est le messager de Florence. La cité entend, avec cette somme, compenser les souffrances injustes subies par le poète en raison de son exil et de la spoliation de ses biens après sa condamnation en 1302 (lire: Dante, deux siècles pour une amnistie).
Boccace, personnage central du film
Boccace, double de Pupi Avati, est le personnage central du film. C’est lui qui mène l’enquête, rencontre les témoins, retrouve les lieux fréquentés par le poète. C’est lui encore qui raconte aux spectateurs des épisodes de la vie de Dante, et dessine ainsi en creux ce fanciullo qu’est toujours resté dans l’esprit de Pupi Avati le Sommo poeta.
Le film est ainsi construit sur deux plans temporels: celui du voyage de Boccace dans les magnifiques paysages et châteaux de l’Italie septentrionale entre Florence et Ravenne, et celui de la vie de Dante, 30 à 50 ans auparavant, racontée par de brefs flashbacks, construits comme autant de tableaux.
La scène où l’on voit le petit Dante assister à l’agonie et à la mort de sa mère en est un: Bella est placée sur un lit surélevé entourée de la famille et du voisinage proches. La scène est quasi figée jusqu’au moment de son dernier souffle. Alors, le cierge qu’elle tient à la main glisse au sol et la flamme s’éteint.
Même dispositif pratiquement pour Béatrice après sa mort: son corps nu est disposé sur un lit-scène semblable pour être habillé d’une somptueuse robe jaune. La scène du cœur dévorée par une Béatrice tenue par Amour, tirée de la Vita Nuova est tout aussi statique et hiératique.
Une mise en scène dépouillée
Ce choix d’une mise en scène dépouillée a sans doute été dictée par le faible budget du film. Il interdisait la reconstitution de grands événements comme par exemple la bataille de Campaldino à laquelle participa Dante. Pupi Avati n’en a conservé que les préparatifs et une scène de victoire dans une chapelle où sont traînés les corps de deux des vaincus du jour: celui du commandant de l’armée gibeline, Guglielmino degli Ubertini et de son neveu Guglielmo Pazzo.
En dépit de ces limites, le film, grâce à un grand souci des détails, se veut une reconstitution fidèle de la vie dans la Florence et la Toscane médiévale à la charnière du XIIIe et du XIVe siècle. Mais sous ce socle historique solide, Pupi Avati ouvre les portes de son imaginaire dès lors qu’il s’agit de Dante.
Notre connaissance de la vie du poète florentin est trop lacunaire pour retracer exactement chaque moment de son existence. Personne ne sait si Dante a assisté en personne à l’agonie de sa mère. De même nous ignorons si avec son «premier ami», Guido Cavalcanti, ils sont allés dans un bordel après la victoire de Campaldino, où encore s’il avait dessiné sur un drap le plan de l’Enfer (image ci-dessus).
Profitant de ces interstices, Pupi Avati réinvente la relation entre Dante et Béatrice. De son propre aveu —si l’on en croit la Vita Nuova— Dante eut rarement l’occasion de croiser le chemin de Béatrice et surtout de lui adresser la parole. Or ici, elle s’adresse à lui alors qu’elle se rend à l’église encadrée par deux sœurs. Son «Te saluto» est proprement inimaginable d’une part par la différence sociale. Bice Portinari est une jeune fille de la haute société florentine et Dante le modeste fils d’un usurier, mais aussi parce que c’est elle qui s’adresse en premier à un homme.
Des scènes délicieusement poétiques
De même, il n’est pas possible que fraîchement mariée avec un Bardi, membre d’une puissante famille banquière, elle se soit de nouveau adressée au même Dante. Le scandale aurait été énorme.
Mais de ces deux situations impossibles, Pupi Avati fait deux scènes délicieusement poétiques. La première par l’échange de regards et la tension (amoureuse?) qu’il crée entre Béatrice et Dante et dans la seconde par l’échange qui se noue entre eux autour de l’une des plus belles poésies du poète,
Tanto gentile e tanto onesta pare
La donna mia quand’ella altrui saluta,
Ch’ogne lingua deven tremendo muta
E li occhi no l’ardiscon di guardare.
(Si noble et si pudique paraît / Ma dame, quand elle salue quelqu’un, / Que toute langue, tremblant, devient muette / Et que les yeux n’osent la regarder. — Vita Nuova, XXVI).
Mais le film n’est pas pas bâti sur ces moments poétiques. il est d’abord celui de la vie du poète telle que racontée dans sa Vita Nuova et par Boccace dans son Tratatello in Laude di Dante.
Certes, il est bien question du Dante exilé et poursuivi par la vindicte de Florence. Pupi Avati nous fait toucher du doigt sa misère lorsqu’il fait lire par Boccace la lettre envoyée par Dante à Oberto et Guido de Romena à l’occasion du décès de leur oncle Alessandro. Dans cette lettre, Dante s’excuse de n’avoir pu se rendre aux obsèques
ce n’est ni l’incurie ni l’ingratitude qui m’a retenu, mais bien la pauvreté soudaine causée par mon exil.4
Mais l’on sent bien que le Dante que le réalisateur veut nous faire connaître est le fanciullo, l’enfant timide, l’adolescent amoureux et hésitant, le jeune homme qui doit sacrifier son amitié pour Guido Cavalcanti sur l’autel du réalisme politique. Le Dante qui, de cœur, n’a jamais quitté Florence.
Notes
Film: Dante
Réalisateur et scénariste: Pupi Avati
Giovanni Boccaccio, dit Boccace: Sergio Castellitto
“Il Viaggio, Dante” est à la fois une traversée de l’œuvre de Dante, un hommage à la musicalité de sa langue et une œuvre nouvelle, personnelle et forte de Pascal Dusapin. Nous avons vu cet opératorio lors du Festival d’Aix-en-Provence, le 15 juillet 2022, au Grand Théâtre de Provence.
O voi che siete in piccioletta barca, / desiderosi d’ascoltar, seguiti / dietro al mio legno che cantando varca, / tornate a riveder li vostri liti : / non vi mettete in pelago, ché forse, / perdendo me, rimarreste smarriti.
L’avertissement lancé par le poète à ses lecteurs résonne sur la scène du Grand Théâtre de Provence, manière pour Pascal Dusapin de marquer son ambition et de prévenir les spectateurs d’Il Viaggio, Dante: suivez moi ou vous risquez de vous perdre; les eaux que vous allez parcourir dans ce spectacle ne l’ont jamais été.
Une reproduction de l’Enfer de Botticelli au mur
Dante est en voiture. Il roule dans une forêt, boit au goulot. Il croise une femme. Est-ce Béatrice? C’est l’accident. L’écran se lève sur un appartement bourgeois aux murs gris et blancs, avec un tableau accroché au mur: une reproduction de l’Enfer de Dante dessiné par Botticelli. Le poète gît sur le plancher. Une femme habillée d’une courte robe noire, parée d’éclats, veille sur lui:
I’o son Lucia / lasciatemi pigliar costui che dorme; sì l’agevolero per la sua via.
Les lecteurs de la Divine Comédie auront reconnu les vers du Chant IX du Purgatoire (v. 55-57), lorsque Lucie enlève Dante endormi pour le déposer à la porte du Purgatoire: «Je suis Lucie; laisse-moi prendre celui qui dort; je lui faciliterai sa route», dit-elle alors à Virgile.
Dans cette scène où l’onirique se mêle au réel, le présent au passé, Lucie appelle Béatrice à venir au secours de son fedele. Ce dernier est-il éveillé? Gravement blessé —son plastron est ensanglanté—, il semble rêver. Il se revoit jeune, lorsque «est apparue la première fois la glorieuse dame de mes pensées, laquelle fut nommée par beaucoup Béatrice», ainsi qu’il le disait dans sa Vita Nuova.
Le Narrateur sera notre guide
D’ailleurs, Dante «jeune» chante lui aussi. Répond-il au Dante «adulte»? À Lucie? Il semble plutôt dialoguer avec le chœur. Celui-ci s’afflige de la mort de l’aimée: «Ita n’è Beatrice in l’alto ciel». Le chœur l’accompagne dans sa douleur, alors qu’il découvre la disparition de Béatrice avec les premières notes du Miserere me, auquel Pascal Dusapin offre une belle et délicate variante.
Dans ce premier tableau «d’exposition» de Il Viaggio, Dante, dont la complexité ne nuit pas à la lisibilité, nous voyons se mettre en place les principaux ressorts de cet opératorio, comme l’appelle son créateur.
Nous rencontrons notre guide, le Narrateur (Giacomo Prestia, formidable de présence), dont la veste éblouissante et les chaussures d’un rouge tout aussi étincelant sont autant de clins d’œil au Monsieur Loyal des cirques. Ce sera lui qui nous permettra de ne pas perdre le fil, tout au long des sept tableaux qui composent cette œuvre.
L’auteur du texte est un certain Dante Alighieri, Frédéric Boyer, le librettiste, ayant puisé dans la Divine Comédie et la Vita Nuova, l’œuvre de jeunesse du poète. Il n’offre pas un résumé des deux œuvres, tâche impossible, mais avec ce matériau immense il a recomposé à partir de fragments soigneusement choisis une œuvre nouvelle.
Le libre-arbitre du librettiste, Frédéric Boyer
La lecture du livret est pour tout amateur du poète florentin une source d’amusement devant la liberté que s’est accordée F. Boyer dans ce qu’il appelle «une libre traversée de l’œuvre de Dante»5: on voit des passages du Paradis s’enchaîner avec d’autres du Purgatoire, les noms des damnés, soigneusement rangés par Dante dans des cercles de l’Enfer différents, être tous égrainés dans un même chapelet…
Mais cette liberté, nécessaire pour apporter à cet opéra sa poésie, s’accompagne d’une immense rigueur dans la reconstruction du texte. Il s’agit de nous faire entendre un voyage, à travers le deuil et la perte comme l’explique Frédéric Boyer:
Je voulais construire un livret à partir du matériau Dante, sa langue, sa poésie et réaliser (…) une série de tableaux dont chacun mettrait en scène une épreuve de la parole humaine: dire la détresse, chanter le deuil, parler sans espérance, ou devoir dire ou décrire les malheurs du monde, puis dire l’espérance dont on ne possède jamais l’objet, et la vision béatifique qui ne sera pour nous que l’horizon de notre désir. Chacune de ces épreuves est toujours la nôtre. Comment entrer dans ce monde «sans espérance» et comment y dire ou y entendre notre espérance?6
Le dialogue de deux Dante
Est-ce de là qu’est née cette idée étonnante, mais qui donne tant de force à cet opéra de faire apparaître et dialoguer deux “Dante”, l’un jeune, celui de la Vita Nuova, et l’autre, celui qui est déjà «nel mezzo del cammin di nostra vita», l’un qui perd Béatrice et s’en désespère et l’autre qui la retrouve au Paradis.
On comprend mieux alors pourquoi le septième et dernier tableau s’ouvre sur les toutes dernières lignes de la Vita Nuova chantée par le «jeune» Dante:
e poi piaccia a colui che è sire de la cortesia, che la mia anima se ne possa gire, a vedere la gloria de la sua donna, cioè di quella benedetta Beatrice, la quale gloriosamente mira ne la faccia di colui qui estper omnia secula benedictus. (“et après plût à celui qui est Sire de la courtoisie que mon âme puisse se tourner vers la gloire de sa dame, celle de cette Béatrice bienheureuse, laquelle glorieusement contemple la face de Celui qui est béni pour les siècles des siècles.”)
et se clôt sur les derniers vers de la Divine Comédie, chanté par le Dante «adulte», désormais capable «a sostener lo riso mio» (“à soutenir mon sourire”) de Béatrice. Le voyage est achevé:
Già volgeva il mio disio e’l volle,
si come rota ch’igualmente è mossa,
l’amor che move il sole e l’altre stelle
(Déjà tournaient mon désir et la volonté, / comme se meut régulièrement une roue, / l’amour qui meut le soleil et autres étoiles)
La langue, un choix musical
Le livret utilise la langue de Dante, à l’exception de quelques ajouts pour le chœur en latin. Pascal Dusapin n’imaginait pas utiliser une traduction, car pour lui:
Musicalement, la question de la langue était évidemment centrale7
Un choix d’autant plus évident que le compositeur a une longue et ancienne fréquentation de Dante. Dans les années 1990, il avait déjà composé Comœdia, une pièce inspirée de trois extraits du Paradis. Il utilisera encore la poésie dantesque dans d’autres œuvres, mais il lui restait «à faire quelque chose avec la Divine Comédie».
Ce «quelque chose» est donc ce qu’il nomme un opératorio, contraction d’opéra et d’oratorio. Chez Dante, il n’y a pas la même théâtralité, estime-t’il que chez Shakespeare. Peut-être aussi —mais Pascal Dusapin ne le dit pas— existe-t’il une dimension religieuse irréductible dans l’œuvre du poète florentin.
Celle-ci se retrouve à l’évidence tout au long de la pièce dans les répons du chœur. Ses chants latins rythment et ponctuent tant le quatrième tableau, celui de l’Enfer, que les sixième et septième, ceux du Purgatoire et du Paradis.
Une musique contrastée
La musique et les chants de Il Viaggio, Dante sont, pour quelqu’un qui avait assisté la veille à une représentation de l’opéra de Rossini, Moïse et Pharaon, plus… contrastés. Pascal Dusapin joue dans sa composition sur des plages apaisées, de moments de tension, n’hésite pas à créer parfois, dans certaines parties de l’Enfer, un sentiment de malaise.
La fin angoissante du troisième tableau, où, comme le dit le Narrateur à propos des damnés, «Nulla sperenza li conforta mai» (“nulle espérance, jamais ne les conforte”), la musique âpre qui n’est pas sans rappeler celle des films d’épouvante, les coups de cymbales, les chants du Dante «adulte» et de Virgile qui épousent cette musique angoissante, les rires des damnés… tout concourt à exprimer ce moment terrible où il faut entrer dans l’Enfer, et le faire sous le rire des damnés ou celui du chœur… on ne sait plus…
Dès le gong d’ouverture du quatrième tableau, les questions pleines de colère de Filippo Argenti frappent: «Che se’ tu / che vieni anzi ora?». La musique complexe soutient, accompagne et amplifie les chants volontairement dissonants et la force tranquille du chœur. Elle laisse du temps à la parole nue, celle du Narrateur, et ricane lorsque les damnés rient.
Virgile, pâtre échappé des Géorgiques
La qualité des chanteuses et des chanteurs participe à la réussite de cette ambitieuse création. L’étonnante performance de la mezzo-soprano Christel Loetzsch qui joue le «jeune Dante» mérite d’être soulignée. Pascal Dusapin indique avoir écrit sa musique pour cette chanteuse:
Christel Loetzsch (…) possède une voix de mezzo avec de très beaux aigus et des graves assez spectaculaires, et se situe donc presque entre deux registres de genre. Pour imaginer le rôle de Giovane Dante, j’ai donc construit deux mondes psychologiques incarnés tout simplement par le grave et l’aigu de la voix.»8
Le «tout simplement» mérite d’être apprécié à la hauteur de la performance de Christel Loetzsch. Mais s’en tenir à cette seule chanteuse ne serait pas faire justice aux autres artistes qui ont fait vivre cette création. Jean-Sébastien Bou incarne un Dante tourmenté. Evan Hugues campe un Virgile, pâtre que l’on croirait échappé des Géorgiques.
Jennifer France, vêtue de cette «nobilissime colore, umile et onesto, sanguigno», est cette Béatrice tout d’abord «perdue» puis retrouvée et dont finalement Dante pourra «sostener il mio riso».
Il faut aussi souligner la performance exceptionnelle de Dominique Visse, contre-ténor, qui donne voix mais aussi corps aux damnés, et ne pas oublier la soprano colorature Maria Carla Pino Cury si sage dans sa petite robe noire constellée de diamants, mais si présente tout au long de la pièce.
Quand pourrons-nous revoir cet opéra?
Un opéra, c’est aussi un orchestre et un chœur. Ici chacun a joué sa juste partition avec l’emploi d’instruments inusités comme le glass harmonica ou les glockenspiels, sous la direction inspirée de Kent Nagano.
La question à se poser désormais est de savoir où et quand cet opéra, qui n’a été interprété qu’à quatre reprises lors du Festival d’Aix-en-Provence 2022, sera de nouveau monté et joué.
Pour l’instant, il est possible d’en écouter une captation sur France Musique9, mais il manque la dimension visuelle, qu’il s’agisse des décors sobres et dépouillés d’Étienne Pluss et de la mise en scène soignée de Claus Guth.
Pour une première écoute de cette œuvre complexe, il semble difficile de se contenter du seul son, sans disposer du livret ni des repères visuels, aides précieuses à la compréhension. Mais peut-être suffit-il de se laisser porter par la musique et le chant et tout comme le jeune Dante de ne pas perdre l’espérance. Après tout, cet Opéra est certes une commande du Festival d’Aix en Provence, mais aussi de l’Opéra National de Paris. Alors pourquoi Il Viaggio, Dante ne renaîtrait-il pas bientôt sur une autre scène? «Già volgeva il mio disio e’l velle…»
Notes
Il Viaggio, Dante, de Pascal Dusapin. Opéra en sept tableaux
Livret de Frédéric Boyer d’après Vita Nova et Divina Commedia de Dante
Direction musicale Kent Nagano
Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
Décors Étienne Pluss
Costumes Gesine Völlm
Lumière Fabrice Kebour
Vidéo rocafilm
Dante : Jean-Sébastien Bou
Virgilio : Evan Hughes
Giovane Dante : Christel Loetzsch
Beatrice : Jennifer France
Lucia : Maria Carla Pino Cury
Voce dei dannati : Dominique Visse
Narratore : Giacomo Prestia
Chœur de l’Opéra de Lyon
Chef de choeur : Richard Wilberforce
Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Kent Nagano
Commande du Festival d’Aix-en-Provence, Opéra National de Paris
«Una commedia per Dante» a été composée pour fêter l’anniversaire des 700 ans de la mort du poète. Elle a été commandée au compositeur et musicien de jazz, Federico Benedetti. Il a réussi un opéra-bouffe joyeux et moqueur qui interroge à sa manière les origines de la Divine Comédie. Cette œuvre, créée le 17 mai 2021 au Teatro Olimpico de Vicenza, est aujourd’hui accessible sur la chaîne YouTube du Conservatoire de Vicenza.
Una commedia per Dante, de Federico Benedetti. Dans cette scène Dante est entouré d’Amour, de Béatrice et de Guido Cavalcanti. (Capture d’écran).
À s’en tenir à la lettre de Una commedia per Dante, de Federico Benedetti, Dante n’aurait été qu’un Casanova de préfecture, le pâle plagiaire d’un auteur arabe, un pauvre versificateur dont la gloire ne serait dûe qu’à un pacte faustien.
Il y a bien sûr du vrai dans ces péchés dont est chargé le poète florentin, mais l’opéra-bouffe de Federico Benedetti est d’abord et avant tout une plaisante pochade que l’on a un grand plaisir à regarder.
Dans un interview à Proustonomics10 l’auteur a révélé le point de départ du livret:
La culture européenne a été beaucoup influencée par l’Espagne musulmane, au point qu’une des œuvres de jeunesse de Dante, La Vita Nova, semble très inspirée d’un auteur musulman andalou du XIe siècle, Ibn Hazm, qui a écrit Le Collier de la Colombe, sorte de version arabe de La Vita Nova!
Une osmose entre deux traditions littéraires
Cette influence musulmane est peut-être particulièrement marquée pour ce qui concerne la poésie provençale en raison de nombreux échanges entre l’Andalousie et la France méridionale du XIIe siècle. «Cela fait suspecter, écrit Massimo Campanini, qu’une osmose se soit produite, un échange, non admis peut-être, mais indubitable, entre deux traditions littéraires distinctes mais sur de nombreux points convergentes».11
Logiquement, Federico Benedetti tire ce fil et installe Ibn Hazm en justicier de la poésie. «Je suis venu te démasquer très cher imposteur», dit-il à Dante dans l’une des premières scènes de la pièce. Il explique au poète italien qu’il a écrit Le Collier de la Colombe, un récit
moitié en vers, moitié en prose, dédié à un ami cher pour parler de l’amour et de mon expérience. J’y ai raconté comment l’amour élève l’âme au Ciel. (…) Avec Vita Nova tu as écrit à ta manière mon livre.
Et la manière de Dante n’est pas celle d’Ibn Hazm:
La problématique de l’amour chez Ibn Hazm anticipe certains aspects du Stilnovo: une vision de l’amour qui oscille entre abandon sensuel et contrôle éthico-spirituel, même si évidemment chez l’auteur arabe il n’y a pas de nature angélique de la femme. Il est plus proche de Cavalcanti (ou Guittone) que de Dante.12
Un acte d’accusation cruel
Quoiqu’il en soit, les retrouvailles —sur scène— de Dante avec ses anciennes “amours” ne sont guère aimables, qu’il s’agisse de la donna pietosa, cette «noble jeune dame et très belle qui le regardait avec compassion» 13; de la donna specchio (ou schermo) cette jeune femme qui sera «un écran pour la vérité»14 et lui permettra de cacher son amour pour Béatrice; ou encore de la donna pietra (ou Petra, comme la nomme Dante), objet d’un amour tenace mais non partagé, et à laquelle Dante dédia quatre poèmes clairement identifiables.
L’acte d’accusation est sévère: ce n’est pas avec ses propres vers qu’il a cherché à séduire ces jeunes dames, mais «en empruntant son arsenal aux poètes arabes et aux poètes provençaux».
Déjà attaqué comme plagiaire, avec l’apparition de Guido Cavalcanti, l’acte d’accusation s’enrichit de la trahison. Dante perd pied. Il avoue: «Comme tu as raison. À ce qui est vain j’ai donné de la valeur».
Une proposition diabolique d’Amour
Il ne reste plus qu’à Béatrice —magnifique Sara Gramola— de planter le dernier clou en lui disant qu’il se retrouve «seul, narcissiste et immature». On retrouve là les accents du Chant XXX du Purgatoire: «e volse i passi suoi per via non vera, / imagini di ben seguendo false, / che nulla promession rendono intera» (“et il tourna ses pas vers une voie erronée / suivant des images fausses du bien, / qui ne tiennent aucune promesse entièrement — v. 130-132)
Comment retrouver sa gloire, redevenir le sommo Dante, alors que sa vie n’est plus que ruines et faux-semblants, c’est l’histoire de la fin de cette Commedia, dont la clé réside dans une suggestion diabolique d’Amour:
que Dante écrive un long poème dans lequel il s’excusera et il sera pardonné. Il se confessera et obtiendra l’absolution
Sur les conditions de sa naissance ce long poème qu’est la Divine Comédie.qu’imagine Federico Benedetti nous ne dirons rien, et nous en resterons à la seule lecture de l’acte d’accusation. Le principe d’un opéra-bouffe est de proposer outre la fantaisie des situations et le jeu des quiproquos, un coup de théâtre final.
C’est donc une jolie surprise que cette Commedia per Dante par son livret mais aussi par sa musique légère et entraînante. Il y a de belles réussites chantées, en particulier les deux duos entre Guido Cavalcanti et Dante pour le premier et entre Béatrice et Dante, où les voix se répondent et se superposent.
UNA COMMEDIA PER DANTE
Opéra-Bouffe de Federico Benedetti titulaire de la chaire de Composition de Jazz au Conservatoire de Vicenza. ll est l’auteur du livret et de la musique. Cette œuvre a obtenu le patronage du Comité National pour la Célébration des 700 ans de la mort de Dante.
Dans la vidéo enregistrée dans le Teatro Olimpico di Vicenza, en l’absence de spectateur (en raison de la pandémie de Covid) le 17 mai 2021, la distribution est la suivante:
Dante: Yumin Yang
Ibn Hazm / Amour / Diable: Diego Castello
Béatrice: Sara Gramola
Guido Cavalcanti: Alberto Zanetti
La Donna Pietra: Lucìa Mariel Fernandez
La Donna Specchio: Hanna Kim
La Donna Pietosa: Chiara Selmo
La musique est interprétée par l’Ensemble du Conservatoire de musique de Vicenza, Arrigo Pedrollo.
Deux longues années après Les Cercles de l’Enfer, l’ensemble La Camera delle Lacrime a présenté au théâtre Antoine Vitez d’Ivry le dernier volet de sa trilogie sur la Divine Comédie de Dante: Les Sphères du Paradis.
Nous avions laissé, il y a deux ans maintenant, le théâtre Antoine Vitez d’Ivry-sur Seine, sur les derniers vers de l’Enfer de Dante, avec une promesse: dans un an, la Camera delle Lacrime revenait sur la même scène avec un nouveau spectacle, La Montagne du Purgatoire. Puis, la pandémie du Covid est passée. Le confinement, les restrictions et les contraintes sanitaires ont fait que de Purgatoire à Ivry, en 2020, il n’y eut pas.
C’est donc avec un plaisir immense que ce 5 décembre 2021, il a été possible de renouer le fil de cette création musicale autour du troisième cantique de la Divine Comédie: Les sphères du Paradis.
Khaï-dong Luong, directeur artistique et Bruno Bonhoure, directeur musical, ont conservé les mêmes principes que lors de la création des Cercles de l’Enfer. Le dispositif scénique est simple avec une première ligne où sont disposés chanteuses et musiciennes avec en son centre Bruno Bonhoure, feu follet qui danse, chante, joue du tambour et de la harpe, véritable chef d’orchestre du spectacle. En fond, est disposé le chœur du Conservatoire d’Ivry, renforcé par quelques chanteurs venus de Saint-Denis.
Le spectateur est invité à un rêve
Mais mêmes principes ne veut pas dire même spectacle. Pour l’Enfer, les costumes sombres des acteurs, l’atmosphère ténébreuse et la voix caverneuse de Denis Lavant créaient une ambiance sombre. Rien de cela ici: tout le monde est vêtu de blanc, et les lumières illuminent la scène. C’est à un rêve qu’est invité le spectateur. Un songe dont la chanson de Michel Berger, Le Paradis Blanc, ouvre les portes.
Après la nuit de l’Enfer, ses ombres et son âpre descente dans la profondeur de ses Cercles, les Sphères du Paradis se veut un hymne à la légèreté, à la douceur et à la grâce, porté par l’harmonie des laudes du manuscrit de Cortona.
Puisque rêve il y a, le spectateur effleure quelques étoiles. Il s’arrête sur la Lune, sur Vénus où il rencontre le poète Foulque de Marseille celui pour qui «couché et levé de soleil / ont Bougie et la terre où je suis né». Un hymne, plus tard, célèbre François d’Assises. Nous sommes déjà dans la sphère du Soleil…
Ce spectacle enchanteur est la conclusion du cycle Dante Troubadour consacré à la Divine Comédie. Il ne se résume pas aux seuls spectacles. La Camera delle Lacrime a produit aussi une suite discographique, Inferno, Purgatorio et Paradiso qui permettent, d’en écouter les musiques, les chants et les récitatifs, c’est-à-dire de retrouver la musique de la poésie de Dante.
Pour ce spectacle à Ivry
le récit du poète était dit par la comédienne Marion Noone;
Caroline Dangin-Bardot, soprano, était au chant;
Cristina Alís Raurich à l’organetto et aux percussions;
Stéphanie Petibon à la viola d’arco et au luth.
Le site de La Camera delle Lacrime. Le nom de la compagnie trouve sa source dans Vita Nuova, l’ouvrage de jeunesse de Dante, dans ce passage où dans une cérémonie de noces, Dante aperçoit «la gentilissima Beatrice», ce qui le choque si fort qu’il ne peut que retourner dans cette «camera delle lagrime» qui lui sert de refuge. (Vita Nuova, XIV, 9).
Le dimanche 17 novembre 2019, la Camera delle Lacrime avait posé ses valises sur la scène du Théâtre Antoine Vitez à Ivry, dans la banlieue parisienne. Au programme, Les Cercles de l’Enfer, premier volet d’un cycle Dante Troubadour, dont l’aboutissement sera les Sphères du Paradis.
Un dispositif scénique simple: au centre d’une scène plongée dans une sombre pénombre qu’éclairent parcimonieusement quelques ampoules électriques, un chanteur; à ses côtés un récitant; en arrière, en arc de cercle, trois musiciens; derrière encore, un chœur.
«8 avril de l’an 1300, l’ante-enfer, le vestibule de l’Enfer…» Denis Lavant emmène les spectateurs. Il est Dante ou Virgile par la seule magie d’un chapeau cabossé, posé ou rejeté. Il est aussi ce fil d’Ariane qui évite à tous de se perdre dans le labyrinthe de cet Enfer un peu particulier. C’est une visite en accéléré qui est proposée par la Camera delle Lacrime. En effet, donner le texte du cantique en son entier exigerait plusieurs heures. Ce serait alors un autre spectacle.
L’audace tient dans la création musicale
Pour autant, les familiers de l’œuvre de Dante ne sauraient être dépaysés. Ils retrouvent la poésie du Sommo poeta et croisent le comte Ugolin ou Bertrand de Born, dont on ne saurait dire «s’il existe un tourment plus cruel» que celui qu’il subit. Ils évitent cerbère «bête étrange et cruelle, aboyant comme un chien de son triple gosier» ou Minos «à l’horrible grimace», mais aussi le Styx, ce bourbier où «plonge des hommes nus recouverts par la fange et bouillant de courroux», ou encore ce «lieu dit Malefosse composé de rochers de la couleur du fer».
Mais l’audace est ailleurs. Elle tient dans la musique et dans le chant, justes contrepoints à la voix de Denis Lavant. Audace, car dans l’Enfer, il n’existe ni chant ni musique. C’est le lieu de la cacophonie, de ce «tumulte, qui toujours / tournoyait dans cet air éternellement obscur, / comme le sable quand souffle un tourbillon» ou encore de ces «nombreux soupirs» qui font «frissonner une brise éternelle».
C’est donc une création musicale reposant sur le texte de l’Enfer, qui est proposée pour ce spectacle. «Nous utilisons la matière dantesque comme une partition dont il manquerait la notation musicale», expliquent Bruno Bonhoure et Khaï-dong Luong, les deux fondateurs de la Camera delle Lacrime, dans le livret qui accompagne l’enregistrement du spectacle.
Rien de statique, d’ennuyeux ou de forcé dans ce spectacle virevoltant, où la viole de gambe répond au tambourin, où le toscan “illustre” chanté par Bruno Bonhoure et par le chœur des enfants et des adultes du Conservatoire d’Ivry reprend la voix de Denis Lavant tour à tour murmure doucereux, féroce imprécation, lente déclamation…
Bref, on a hâte de voir le Purgatoire deuxième volet du cycle Dante Troubadour. Il devrait être monté l’année prochaine à Ivry.
Illustration:La Camera delle Lacrime et le chœur du Conservatoire d’Ivry — Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine, le 17 novembre 2019 — photo Marc Mentré.