Cronaca, Livres
Est-il possible après sept cent ans de recherches et d’études qu’un pan ignoré de La Divine Comédie soit subitement révélé et mis en lumière? David Pierson en publiant “Béatrice de Dante à Orval” en est convaincu. Mais une conviction fait-elle vérité?
«La veuve Mathilde, ayant par mégarde laissé tomber son anneau nuptial dans la fontaine de cette vallée, se mit à supplier Dieu, et aussitôt une truite apparut à la surface de l’eau, portant en sa gueule le précieux anneau. Mathilde s’écria alors: “Vraiment, c’est ici un Val d’or!”, et elle décida par reconnaissance de fonder un monastère en ce lieu béni.» Telle est la légende de la fondation de l’abbaye d’Orval de ce monastère cistercien, installé depuis 950 ans dans les Ardennes belges.
C’est à cette légende que s’est intéressé le journaliste David Pierson, plongeant dans l’histoire complexe de l’abbaye et de la période de sa fondation: le XIe siècle. De cette enquête, il a tiré un livre, Béatrice de Dante à Orval, dans lequel il établit un lien entre le Sommo poeta et la fondation du monastère, ce lien n’étant rien moins que… Béatrice.
Mathilde de Toscane serait la Matelda du Paradis terrestre
Mais d’abord qui est cette « Mathilde” de la légende d’Orval ? Il s’agit sans aucun doute de Mathilde de Toscane. Cette descendante de la grande féodalité italienne et germanique se trouvait alors en Lorraine (Lotharingie à l’époque). Elle devait épouser vers 1069-1070 Godefroy III le Bossu, duc de Basse Lorraine, à Verdun qui se trouve à quelques dizaines de kilomètres d’Orval. De cette union naîtra une petite fille, Béatrice, qui mourut en janvier 1071.
La légende de la fondation de l’abbaye d’Orval se serait construite autour de ce drame. Mais David Pierson va plus loin: «On doit accepter qu’Orval fut fondée par Mathilde de Toscane, non pour retrouver son anneau, mais en mémoire de sa fille Béatrice!» (p.238)
Faut-il pour autant estimer que la bella donna du Chant XXVIII du Purgatoire est Mathilde de Toscane, comme l’affirme David Pierson?
Cela mérite un peu de prudence. Certes, les premiers commentateurs, comme par exemple Pietro le fils de Dante et Benvenuto da Imola, identifiaient Matelda à Mathilde de Toscane, mais depuis le doute s’est instillé. D’autres personnages sont évoqués comme «la mystique allemande Mechtilde de Hackenborn ou Mathilde de Magdebourg, etc. ou encore (…) des figures allégoriques comme la Philosophie, la Grâce, la dame Primavera de la Vita Nuova (XXIV, 3).
Grégoire VII, l’amant de Mathilde ?
Mais admettons. Là où il devient difficile de suivre David Pierson, c’est lorsqu’il affirme que le pape Grégoire VII, lorsqu’il n’était encore que le moine Hildebrand, était l’amant de Mathilde de Toscane, et qu’il serait le père de la petite Béatrice morte en Lotharingie.
Il est vrai qu’historiquement Mathilde fut un soutien constant et fidèle de ce qu’on l’a appelé la réforme grégorienne et elle s’est rangée aux côtés de la papauté dans la « querelle des investitures » qui opposa celle-ci à l’empereur germanique Henri IV. Mais de là à reprendre les pires rumeurs de l’époque et surtout l’accusation des opposants (c’est-à-dire les évêques allemands, partisans d’Henri IV) à Grégoire VII lors du Synode de Worms de 1076, il y a un pas.
Pourtant, cette liaison est au cœur de la démonstration de David Pierson. Il multiplie les sources historiques pour assurer sa thèse et cherche dans La Divine Comédie et les autres ouvrages de Dante, des indices susceptibles de la conforter. En voici deux exemples:
- le mot valore (ou valor, avvalore). Il est présent «trois fois dans l’Enfer, neuf fois dans le Purgatoire, et dix-huit fois dans le Paradis.» (p. 68) Ce n’est pas un hasard, écrit David Pierson: «Dante a très bien pu jouer sur le mot valore pour en faire oreval».
- dans le Paradis (Chant XXXI v. 66-69 et Chant XXXII, v. 4-17), D. Pierson établit un lien hardi entre saint Bernard, et la place à laquelle se trouve Béatrice dans la rose céleste de l’Empyrée.
Saint Bernard est le fondateur de l’abbaye de Clairvaux, qui est au «troisième rang cistércien», et Orval se trouve être la troisième «fille» de Clairvaux. Béatrice, de son côté se trouve, nous dit Dante dans le Paradis «dans le rang que forment les troisièmes sièges / se tient Rachel au dessous d’elle, / avec Béatrice comme tu vois» (Ne l’ordine che fanno i terzi sedi, / siede Rachel di sotto da costei / con Bëatrice, sì come tu vedi.— Chant XXXII, v. 7-9). Il suffit donc de superposer les deux hiérarchies et «Béatrice devient Orval» (p.55).
Coder les informations sensibles
Donc, pour résumer, Orval (l’abbaye) est Béatrice, cette dernière étant la fille de Mathilde de Toscane et d’Hildebrand, futur Grégoire VII. Et écrit David Pierson:
C’est bien pour stigmatiser l’union honteuse de Mathilde et Hildebrand que Dante baptise “Béatrice” “la glorieuse dame de sa pensée”. (…) Cet énorme scandale, Dante le connaît avant d’écrire La Divine Comédie. (…) il attend d’écrire un texte magnifique (pour en assurer la pérennité) tout en codant les informations sensibles pour se mettre, lui et son texte, à l’abri de l’Inquisition et de l’Église. (pp. 236-237)
Béatrice de Dante à Orval, David Pierson, Weyrich,Neufchâteau, 2020.
Nous laisserons cette conclusion à l’auteur, car il est très difficile de la partager. La Divine Comédie est un texte vieux de sept siècles. Son auteur, Dante Alighieri, a peut-être semé des indices —plus ou moins— ésotériques dans son texte. Lui-même dans son épître XIII, où il dédicace le Paradis à CanGrande della Scala, explique que sa poésie a plusieurs niveaux de lecture. Mais il ne parle pas de « sens caché ». Dante n’avance pas masqué. C’est un homme qui a fait la guerre, qui a eu d’importantes responsabilités politiques, pourquoi se serait-il abrité derrière on ne sait quel masque pour une affaire vieille de deux siècles (à son époque).
Quant à régler ses comptes avec les papes, il n’a pas cherché à se mettre à l’abri de l’Inquisition et de l’Église. C’est lui qui envoie des papes en Enfer pour simonie, et non des moindres: Nicolas III et le très contemporain Boniface VIII. Sa Monarchie n’est pas un texte favorable à la papauté, où en tout cas à la vision théocratique des papes de son siècle. D’ailleurs, cet ouvrage fut mis à l’index pendant quelques siècles.
S’il avait voulu dénoncer la liaison (supposée) entre Mathilde de Toscane et Grégoire VII, il l’aurait fait sans aucun doute et soit directement, soit en utilisant les périphrases dont il est coutumier mais qui permettent d’identifier facilement les personnages qu’il évoque.
Illustration : Mathilde de Toscane avec Hugues de Cluny et l’Empereur Henri IV (Extrait Vat.lat.4922 — 1115)
L’auteur de l’ouvrage, David Pierson, a apporté le commentaire suivant à ma chronique de son livre:
(Je le publie ici bien.volontiers pour qu’il soit visible de manière permanente, un problème technique faisant que les commentaires sont « dépubliés » après 15 jours)
« Merci pour votre critique de mon livre.
J’aurais aimé pouvoir converser avec vous de vive voix, argumenter dans un confortable fauteuil avec, pourquoi pas, une bière d’Orval à portée de main. Malheureusement, la situation sanitaire nous prive de tous les aspects non verbaux de notre communication et la résume à une conversation épistolaire. Soit.
Tout en requérant la prudence, et en rappelant que d’autres noms ont été proposés, vous admettez l’identification de la “Matelda” de Dante à la comtesse Mathilde de Toscane. (Votre titre : Grégoire VII, l’amant de Mathilde ?)
Mais « il devient difficile de le suivre », écrivez-vous, lorsque j’affirme que Grégoire VII fut l’amant de Mathilde alors qu’il n’était encore que le cardinal-diacre Hildebrand. Cependant, vous ne parlez pas d’un indice capital qui m’amène à cette assertion : la comparaison que fait Dante entre Matelda et Proserpine (Purg. XXVIII). Dans la Mythologie, cette dernière est fille de Cérès et fut enlevée aux Enfers par Pluton. Pourquoi Dante saluerait-il la première personne qu’il rencontre au Paradis terrestre en lui disant : tu me fais souvenir de Proserpine ce qui revient à dire : tu me rappelles la reine des Enfers ?
Bien évidemment pour nous rappeler cet épisode de l’enlèvement de Proserpine. Ce qui m’amène, certes en accord avec les pires rumeurs de l’époque (mais au moins existent-elles !), à supposer une relation charnelle entre Mathilde de Toscane et son directeur de conscience. Ce dernier étant aussi celui qui réussit à imposer l’une des plus importantes réformes de l’Église et la plus importante du Moyen Âge ! Une relation qui aurait eu pour fruit une petite Béatrice…
Hildebrand / Grégoire VII, l’oublié de Dante ?
Faut-il croire, comme Henri Hauvette en 1911* , que ne sachant où placer Grégoire VII dans son œuvre, Dante a choisi de l’oublier ? Alors que ce pape est celui qui met en pratique la théocratie papale. Un système politique que combat Dante, tant dans le Monarchie, comme vous le rappelez, mais aussi dans la Divine Comédie (Purg. XVI, 127-129). Non ! Grégoire VII est bien présent, victime de la condamnation de Dante à porter les masques de Pluton et Lucifer ! Oui, Lucifer, qui par ses trois bouches avale un traitre au Christ et deux traitres à l’Empire, figure bien Hildebrand. Une affirmation qui me permet au passage d’éclairer le sens du très énigmatique vers « Pape Satan, Pape Satan aleppe » qui ouvre le chant VII de l’Enfer.
Dante lui-même dit qu’il n’a pas choisi le prénom Béatrice (qui signifie celle qui donne béatitude) mais qu’il fut choisi par bien des gens qui ne savent pas ce que c’est que donner un nom ! (Vita Nuova II et mon livre, pp. 236-237). Pourquoi si ce n’est pour fustiger ce scandale ?
Pourquoi Dante se cache ? Car cette fois, contrairement aux autres accusations qu’il porte contre des papes, il ne dispose d’aucune preuve !
La thèse, nouvelle, que je propose permet une lecture transversale de l’œuvre du plus profond de l’Enfer (où est prisonnier Lucifer) jusqu’au sommet du Paradis, dans l’Empyrée où rayonne Béatrice. Là où Dante offre la révélation par la voix de Saint Bernard à qui il fait présenter une hiérarchie « du troisième rang depuis le plus haut gradin ». Or cette description est d’une symétrie parfaite avec la filiation de Clairvaux, abbaye fondée par le saint lui-même et où la place de Béatrice correspond à celle de l’abbaye d’Orval ! Selon cette lecture de Dante, Orval et Béatrice sont donc… équivalentes !
D’où je suppose qu’Orval, en ses débuts et avant de devenir une abbaye, aurait accueilli une chapelle dédiée à la mémoire de la petite Béatrice, fruit d’un amour défendu. Ce qui peut correspondre à la réalité archéologique.
Tout comme lors du sixième centenaire de la disparition du poète, où Miguel Asin Palacios révélait les emprunts de Dante à des légendes arabes, oui, je pense qu’on peut encore découvrir des pans ignorés de la Divine Comédie. Il a fallu cinquante années pour que l’on admette et reconnaisse le bien-fondé des découvertes d’Asin Palacios, je n’espère pas faire mieux.»
* Hauvette Henri, Dante, Introduction à la lecture de la Divine Comédie, Paris, Hachette, 1911, p. 14.
Cronaca
«Dans l’enfer, les places les plus brûlantes sont réservées à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité». Cette citation se retrouve partout sur le web, se multiplie sur les réseaux sociaux et se décline dans toutes les langues. Elle est attribuée à Dante Alighieri, mais le poète n’en est pas l’auteur.
Le « succès” de cette pseudo-citation tient à plusieurs facteurs, le premier d’entre eux étant un paradoxe. Dante Alighieri est un auteur connu, dont la renommée a traversé les siècles, au point que son prénom —devenu son patronyme— est entré sous forme d’adjectif dans le langage commun: le moindre événement pour peu qu’il soit terrifiant, dramatique, grandiose… se voit qualifier quasi automatiquement de « dantesque« .
Pourtant, si le nom du poète et celui de son œuvre majeure font partie du langage courant, il n’en va pas de même du contenu de La Divine Comédie, qui demeure largement méconnu. En dehors de l’Italie, où celle-ci est étudiée lors de la scolarité, qui l’a réellement lue? Des universitaires, des amoureux de poésie et de la langue italienne, mais au final bien peu de monde.
Or, un lecteur —s’il a parcouru le premier cantique de La Comédie— sait que plus Dante et Virgile s’enfoncent dans les profondeurs de l’enfer, plus celui-ci est froid et glacé. Au 9e Cercle, au fond de l’entonnoir infernal, les damnés gisent pétrifiés dans des poses grotesques pris dans les glaces du Cocyte. Mais ce n’est pas la place des “neutres”, c’est celle des « traîtres”.
Leur place est entre la porte et le gouffre de l’Enfer
Pour trouver les coupables de neutralité, il faut remonter à l’entrée de l’Enfer. Ils se trouvent dans un entre deux mal défini, situé entre la « porte » et le gouffre de l’enfer proprement dit. Un lieu « misérable » comme le dit Virgile à Dante, parce qu’ils n’ont leur place ni au Paradis ni en Enfer.
l’anime triste di coloro
che visser sanza ’nfamia e sanza lodo. (…)
Caccianli i ciel per non esser men belli,
né lo profondo inferno li riceve
(les âmes misérables de ceux / qui vécurent sans infamie et sans louange (…) / Les cieux les chassent pour ne pas s’enlaidir / et le profond enfer ne les reçoit pas — Chant III, v. 35-41)
La condamnation morale de ces « neutres », par Dante est nette: ils ne méritent que l’oubli et Dante, dit Virgile, ne doit pas leur consacrer une seule ligne. Symboliquement, alors que toute La Divine Comédie est nourrie de dialogues avec les damnés ou les esprits, aucun de ces “neutres” ne s’adresse à Dante, et lui en retour ne semble guère curieux de nous les décrire ou de s’entretenir avec l’un d’eux.
Les damnés jetés dans le feu éternel
Pour créer la citation apocryphe il fallait un autre ingrédient, que les auteurs vont puiser dans une représentation plus classique de l’enfer selon laquelle les damnés sont jetés dans le feu éternel:
Le christianisme, qu’il s’agisse du catholicisme romain, de l’orthodoxie orientale ou du protestantisme, est aussi largement structuré par des concepts de jugement et par l’idée d’un supplice éternel en enfer pour ceux qui ne satisfont pas aux critères nécessaires. Le symbole ou credo de saint Athanase (…) se termine par ces mots: «Et ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle ; mais ceux qui auront fait le mal, au feu éternel.»
La combinaison est gagnante. Il suffit d’ajouter la touche finale: “la crise morale”. L’image d’un “Dante exilé” juge moral et éthique correspond parfaitement à cette proposition. N’est-ce pas lui qui fustige « sa” Florence dissolue et corrompue, condamne des papes à l’enfer, chante la noblesse qui s’acquiert par la vertu.
Cette pseudo-citation est d’autant plus pratique qu’elle est plastique: quelle société ne s’est pas trouvée un jour en « crise morale »? Il se trouvera toujours un Torquemada pour la dénoncer et vouer aux gémonies —l’enfer brûlant— ces “neutres” qui refusent de s’impliquer pour la combattre.
Un outil rhétorique stratégique
Cela seul suffirait à expliquer la persistance de cette fausse citation dans le discours public, mais le fait que des responsables politiques de poids l’aient utilisée a augmenté sa popularité.
Laura Ingallinella, une philologue italienne, travaille sur cette question. Dans un premier article, The Hottest Place in Hell: Neutrality and the Politicization of Dante in the United States, elle s’interroge: «Comment Dante, son autorité, et les implications religieuses de La Divine Comédie ont été transformées en un outil rhétorique stratégique dans les débats politiques américains au vingtième siècle»?
Elle trace l’origine de cette pseudo-citation à la Première guerre mondiale, et plus précisément entre 1915 et 1917, c’est-à-dire dans la période précédent l’entrée en guerre des Américains aux côtés des Français et des Britanniques.
En 1915, un certain Henry Dwight Sedgwick publie un essai sur l’engagement de l’Italie dans la guerre. Un parallèle tentant. Les Italiens sont restés longtemps neutres avant de se dégager de la Triple Alliance pour finalement déclarer la guerre à ses deux anciens alliés, l’Allemagne et l’Autriche Hongrie, en 1915. Dans ce texte, il écrit notamment:
(Les Italiens) ont une conception de la neutralité passablement différente de la nôtre. Pour eux la neutralité n’est pas, comme nous pensons que cela doit être, quelque chose dont nous devons être fier. (…) Cela est peut-être du à l’influence des plus grands Italiens. Peu de phrases sont gravées aussi profondément dans l’esprit italien que les célèbres vers du Chant III de l’enfer. (…) Le mépris de Dante Alighieri à l’égard de ceux qui demeurent neutres quand le bien combat le mal fait partie de l’héritage des Italiens. Pour ces raisons l’Italie est prête à se battre et se bat.
Pendant la Première guerre mondiale, la pseudo-citation devient un aphorisme
Cette conclusion, remarque L. Ingallinella, sera reprise dans de nombreux journaux aux États-Unis et «vont cimenter l’association entre Dante et la (non) neutralité», à un moment où l’entrée en guerre du pays est un sujet politique brûlant.
Deux ans plus tard, alors que les États-Unis viennent d’entrer en guerre, un pasteur baptiste de la ville de Charlotte en Caroline du Nord, commence son discours ainsi:
Dante, dans son Enfer, met ceux qui sont neutres dans l’éternel combat entre le bien et le mal à l’endroit le plus bas de l’enfer
La pseudo-citation est déjà devenue un aphorisme, même si «elle n’est pas cristallisée dans la forme que nous connaissons aujourd’hui.»
Au cours de la Seconde guerre mondiale, cette phrase qui circulait déjà beaucoup dans les milieux religieux, va devenir virale. Il s’agit encore une fois de convaincre les responsables et l’opinion de renoncer à la neutralité. C’est à cette période aussi qu’elle subir sa dernière mue et que sera adoptée la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.
Pour Kennedy cette phrase était devenu un motto
Deux personnalités politiques, John F. Kennedy et Martin Luther King, vont faire un usage abondant de cette citation, lui donnant une résonance peu commune et l’ancrant encore un peu plus dans l’imaginaire commun.
C’est sans doute à la fin de la Seconde guerre mondiale que Kennedy découvrit la pseudo-citation. En tout cas, nous raconte Laura Ingallinella, «il la nota dans un carnet d’aphorismes daté des années 1945-46.» Mais le plus étonnant est que cette phrase deviendra pour lui un sorte de motto: «Il l’utilisera au moins vingt-six fois au cours de sa carrière politique et présidentielle.»
L’usage qu’en fera Martin Luther King sera un peu plus tardif et sans doute moins fréquent, mais lui aussi donnera à cette citation un poids particulier. C’est le cas, par exemple, lors d’une manifestation à New York, le 15 avril 1967. Il s’agissait alors de demander l’arrêt de la guerre du Vietnam. Le pasteur King va commencer son adresse aux quelques 120.000 manifestants par ces mots:
Je me joins à vous pour cette mobilisation car je ne peux pas être un spectateur silencieux pendant que le mal fait rage. Je suis ici parce que je suis d’accord avec Dante: «Les endroits les plus chauds de l’enfer sont réservés à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité.»
Quand la mauvaise monnaie chasse la bonne
Depuis, la pseudo-citation poursuit son chemin, et s’impose de plus en plus, selon la bien connue Loi de Gresham chère aux économistes. Elle veut que la «mauvaise monnaie chasse la bonne». Elle a maintenant sa place dans les dictionnaires de citations que l’on trouve sur des sites « de référence » comme ceux d’Ouest France ou du Monde. Une dernière illustration spectaculaire de son emploi se trouve dans le roman Inferno où son auteur Dan Brown n’hésite pas à l’utiliser.
Est-ce si grave pourrait-on se demander? Non, répond-on sur le site de la bibliothèque et du musée de John Kennedy, où l’on célèbre le « presque vrai”: «Cette supposée citation n’est pas réellement dans l’œuvre de Dante, mais est basée sur une similaire.», est-il écrit. Une remarque partagée par Harper’s Magazine,
Bien sûr, Dante n’a jamais vraiment dit cela, mais le sens de la citation se trouve clairement dans les lignes du troisième Chant de l’Enfer. La dernière ligne de ce passage, non ragioniam di lor, ma guarda e passa (v. 51), a émergé comme une expression familière en italien moderne, utilisée pour éviter la discussion de personnes jugées indignes d’attention.
Cette histoire est aussi celle de milliers de voix fugaces
En tout cas, remarque Laura Ingallinella,
Cette citation s’est adaptée aux nombreuses voix qui l’ont employée stratégiquement dans leurs discours, sermons et tweets. Elle a également acquis une audience mondiale dans de nombreuses langues autres que l’anglais et est maintenant utilisée bien au-delà des États-Unis (…) le processus créatif qui a conduit à la création de cette citation a nécessité d’innombrables voix fugaces pendant des décennies, quelques unes d’entre elles seulement étant recueillies sur papier et nous sont maintenant disponibles. Cette histoire porte en partie seulement sur la voix de Dante, c’est aussi la leur.
C’est donc tout a fait logiquement qu’on la retrouve aujourd’hui utilisée par les militants de #BlackLives Matters, comme on peut le voir dans le tweet ci-dessous:
Mais le plus surprenant est sans doute la reprise de la pseudo-citation par des Italiens eux-mêmes. La boucle est ainsi bouclée…
https://twitter.com/Dayafter2012/status/1264826262675210241?s=20
- Illustration: La Ciudad sin Dios — Image extraite d’un manuscrit (413-426)
Cronaca
Cela fait huit ans ce mercredi 27 mai 2020 que La Divine Comédie est publiée quotidiennement sur Twitter. Écrire un peu légèrement, le dimanche 27 mai 2012, «ce projet nécessitera une dizaine d’années avant que ne soit twitté le dernier vers du dernier chant du dernier Cantique» était sans doute une forme d’inconscience. Mais sans cette naïveté, il est probable que le projet #DivCo n’aurait jamais vu le jour.
À l’origine, l’idée était simple. Elle se voulait une expérimentation sur Twitter. Il s’agissait de publier un poème pour offrir une respiration littéraire à un réseau social qui en manquait alors cruellement. Pour attirer et retenir l’attention volatile des utilisateurs, la nécessité d’utiliser une œuvre forte s’est immédiatement imposée. La Divine Comédie, cette œuvre universelle, cet hymne à l’amour, ce poème où s’invente une langue, où se brasse la bassesse et la noblesse humaine, m’est alors apparue comme une évidence.
Nous sommes alors en 2012. Les tweets étaient limités strictement —qui s’en souvient?— à 140 signes et tout comptait: les images, les comptes que l’on citait… À l’ère des threads longs comme des jours sans pain cela prête à sourire. Ce carcan devait être la seconde raison qui m’a conduit à retenir La Divine Comédie: une terzina « tenait » dans un tweet et cela que l’on soit au début ou à la fin du poème.
Restait à condenser le hashtag. Celui des premiers tweets, se révélait trop long, bien qu’il soit plus explicite. C’est pour cela que dès le 29 mai, #divinecomedie cédait la place à #DivCo, et depuis il n’a pas changé. Voici en tout cas, exhumé de ce qui paraît (à l’ère des réseaux sociaux) un lointain passé, les deux premiers tweets:
La suite de l’histoire n’est qu’aménagements de détails avec l’événement que fut la suppression de la contrainte des 140 signes. Cette libéralité permet désormais de publier, si le sens ou la construction de la phrase l’exige, de publier deux terzine et leur traduction.
La traduction, principale évolution éditoriale du projet #DivCo
L’évolution éditoriale principale tient à la traduction. Pendant une grosse année, ce sera celle de Lamennais (disponible sur Wikisource) qui sera publiée. Mais si cette traduction est de grande qualité, elle souffre d’un défaut majeur pour le projet #DivCo: la publication du texte de Dante s’effectue terzina par terzina; la traduction doit donc par cohérence en épouser le même rythme, ce que ne permet pas celle de Lamennais.
Cette contrainte a guidé les choix de la traduction qui est proposée sur #DivCo et sur ce site. La version française suit le plus étroitement possible le texte original pour que s’établisse une correspondance forte entre les deux textes. À cette contrainte lourde, j’ai refusé d’en ajouter d’autres, à savoir une traduction rimée et “enchaînée”. Ce refus s’explique pour une raison principale: le français ne « sonne » pas, ne chante pas, comme la « langue vulgaire » de Dante. Pour s’en convaincre, il suffit de lire à voix haute quelques vers du texte original et leur traduction, et ce quelque soit la traduction! On ne retrouve pas la musaïque de Dante.
La langue joue, mais aussi la poésie. Dante, derrière son extraordinaire régularité, utilise un vers —l’hendécasyllabe— en constant et savant déséquilibre. Retrouver ce glissement constant dans notre poésie où se côtoient les très réguliers alexandrins, décasyllabes et octosyllabes est mission impossible. Se retrancher sur le vers libre est bien sûr une possibilité, mais aussi une facilité: Dante n’a pas mêlé dans La Divine Comédie rimes longues et courtes. Sans nul doute, toutes ces tentatives l’amuseraient, lui qui se jouait de toutes les métriques et était capable dans une même terzina d’écrire un vers en latin, le suivant en toscan et le dernier en provençal.
Et puis à vouloir à toute force transposer une poésie dans une langue qui lui est étrangère le risque est grand de tordre le texte et d’en oublier qu’il faut aussi en rendre la force, l’ambiance, les scènes et les personnages qui y sont campés, la vivacité des dialogues, sans oublier le sens d’un texte où politique, philosophie et théologie se croisent et se mêlent. Certains passages du Purgatoire et du Paradis se révèlent à cet égard particulièrement périlleux. (Dans l’article Traduire, le choix de la poésie, cette réflexion était déjà présente).
Bref, la publication sur Twitter nécessitait une traduction sur mesure; ce sera la mienne. C’est celle que l’on retrouve sur ce site, qui est l’enfant du projet #DivCo. Elle n’est d’ailleurs pas achevée, car elle suit le rythme de la publication sur Twitter. Le dernier vers sera publié le 14 septembre 2021. Une manière —modeste— de célébrer le 700e anniversaire de la mort du Sommo poeta et de lui rendre hommage.
- Ilustration: Premier portrait connu de Dante Alighieri, fresque (détail) du Palazzo dei Giudici, Florence
- Pour aller plus loin
J’ai réintégré sur le site ladivinecomedie.com deux articles publiés initialement sur le blog [the] Media Trend, (ce blog est actuellement en sommeil) où j’expliquais la démarche ayant présidé à la naissance et à la poursuite du projet de publication sur Twitter #DivCo. Je n’ai corrigé que quelques fautes d’orthographe.
- La Divine Comédie de Dante à l’heure de Twitter (publié initialement le 27 mai 2012)
- La Divine Comédie, Twitter et le Journalisme (publié initialement le 4 janvier 2014)
Cronaca, Histoire
Ce n’est que le 31 décembre 1494 que la République de Florence, celle de Savonarole, leva la condamnation à mort de Dante Alighieri et de ses descendants. Il fallut donc près de deux siècles —et une révolution— pour que Florence amnistie son prestigieux poète.
Dans un article de L’Arena, journal de Vérone, Gian Paolo Marchi, professeur de littérature italienne, remet en mémoire le fait historique que fut cette levée de la condamnation de Dante et sa famille. Elle s’inscrivait dans le cadre de l’amnistie générale souhaitée, quinze jours auparavant (le 14 décembre 1494) dans un sermon, par Savonarole, l’éphémère dirigeant de la République. La décision de la Signora de Florence, qui n’avait pas été prise à l’unanimité, statuait alors:
que le dit messer Dante est libre et est libéré de quelque interdiction, relégation ou rébellion ou quelque autre préjudice qu’il encourait de quelque manière ou de quelque temps qu’il soit (…) il est réputé être rendu dans cet état et au grade où il se trouverait, si lui et ses ascendants n’avaient pas été banni, relégué et fait rebelle.
Il y a «pardon» certes, mais une administration reste une administration et la dimension fiscale n’était pas oubliée. Le texte ne prévoyait pas d’exemption de taxes et impôts. Ceux-ci devaient être payés dans les deux mois qui suivraient le retour, sans oublier les « frais d’enregistrement » de l’acte qui s’élevaient à quatre «larghi», c’est-à-dire quatre florins d’or, la monnaie de Florence.
Les Alighieri étaient alors des notables de Vérone
L’Alighieri qui bénéficia de cette mesure portait le même prénom que son illustre ancêtre. Dante III Alighieri vécut une grande partie de sa vie à Vérone. Né dans cette ville vers 1462/1463, il fit de solides études, notamment sous la direction de l’humaniste Giannantonio Panteo. Il est probable qu’il apprit le latin, comme les enfants bien nés de l’époque.
En effet, les Alighieri étaient alors des notables de la ville. Pietro, le fils de Dante, avait installé sa famille à Vérone —sans doute sous la protection de della Scala— et lui-même, après de solides études de droit à Bologne, était devenu délégué au Podestà de Vérone, puis juge.
S’il occupa de nombreux emplois publics. Il fut aussi poète. S’il n’eut pas le génie de son prestigieux ancêtre, ses poésies —rédigées pour l’essentiel en latin— reçurent bon accueil. Il recevra la couronne de laurier des mains de son maître Giannantonio Panteo en 1484. Mais son talent poétique sera aussi reconnu à Florence.
Dans une lettre envoyée datée du 5 juin 1490, Angelo Poliziano, qui était l’ami et le précepteur des enfants de Laurent le Magnifique, écrit à ce dernier
Je vous envoie une élégie d’un descendant de Dante Alighieri, qui s’appelle Dante, cinquième (génération) du Poète, et troisième du nom, qui est Mandovi, et que j’ai rencontré à Vérone; et vous verrez une lettre de sa main, où il se rappelle à moi.
Lettre et poème se sont perdus regrette Gian Paolo Marchi, qui publie cet extrait dans son article. On ignore donc si Dante III demandait l’amnistie pour son ancêtre à Laurent le Magnifique, même si cela est probable. Les temps n’étaient pas sans doute pas encore venus.
Il Libro del Chiodo
Le Libro del Chiodo ainsi nommé parce qu’un clou est planté dans sa couverture.
Mais au fait que contenait de la condamnation du 27 janvier 1302 et en quoi était-elle injuste? Nous le savons grâce au Libro del Ciodo. Cet épais volume en parchemin est ainsi nommé parce qu’un clou est fixé dans sa couverture arrière. Il doit sa célébrité au fait qu’il contient le texte de deux condamnations prononcées les 27 janvier et 3 mars 1302 à l’encontre de guelfes blancs, parmi lesquels un certain Dante Alighieri.
Nous savons donc que le procès fut vite expédié. Dans sa décision le Podestà à la solde des guelfes noirs, Cante de’ Gabrielli da Gubbio, ne masque même pas la légèreté de la procédure. Pas de preuves, écrit-il, la rumeur publique suffit:
À nos oreilles, écrit Cante de’ Gabrielli, et à celles de la Cour parvint de la rumeur publique (souligné par nous) la nouvelle que les prévenus, quand tous ou l’un d’eux étaient en charge comme prieurs, ou après avoir quitté leur charge, commirent pour leur bénéfice propre ou pour d’autres, escroqueries, concussion, injustes extorsions en argent ou objets; et que ceux-ci, ou l’un d’eux ou tous, reçurent argent ou autre pour influer sur l’élection des nouveaux prieurs et gonfaloniers; et qu’ils commirent ou firent commettre fraudes ou escroqueries en argent ou objets de la commune de Florence, ou que cela sera donné ou dépensé contre le souverain pontife et messer Carlo (Charles de Valois – Ndr), pour résister à son entrée ou contre la paix de la cité de Florence et du Parti guelfe…»
«Brûlés jusqu’à ce que mort s’ensuive»
Dante ne digéra jamais non plus d’avoir été non pas accusé —mais bel et bien condamné!— pour avoir abusé de sa charge. Douce revanche? Dans l’Enfer, les concussionnaires, escrocs et autres fraudeurs sont plongés dans la poix bouillante de la cinquième bolge (Chant XXII).
Et pour ajouter l’injustice à l’injustice, ce jugement fut rendu par contumace, en son absence, ne lui laissant pas le loisir de se défendre. Cela explique pour partie la rancune tenace qu’il porta à l’encontre du pape Boniface VIII, qu’il accusa de l’avoir retenu à Rome.
La peine était nominative et prévoyait que chacun des condamnés devait payer dans un délai de trois jours cinq mille florins piccoli et restituer les biens volés. S’ils s’exécutaient les condamnés seraient malgré tout exilés deux ans «hors de la province de Toscane» et interdits à vie de tout emploi public. En revanche, si l’amende n’était pas réglée dans le délai imparti, les avoirs et biens des condamnés seraient détruits et confisqués.
Le 10 mars le Podestà constatait que quinze accusés, parmi lesquels un certain Dante Alighieri, ne s’étaient pas présentés et n’avaient pas payé leur amende. Conséquence: «talis perveniens igne comburatur sic quod moriatur» que l’on peut traduire par, “ceux-ci seront brûlés jusqu’à ce que mort s’ensuive”…
Pour charger encore une barque qui déjà débordait, une mesure votée le 9 juin de la même année infligeait la même peine aux enfants des condamnés, s’ils avaient quatorze ans ou lorsqu’ils atteindraient cet âge. Ceci explique que Pietro et Iacopo, deux de ses enfants, aient suivi le poète dans son exil à Vérone d’abord, auprès de Cangrande della Scala, puis à Ravenne.
La nouvelle humiliation de 1315
Pour Dante une opportunité de lever cette condamnation se fit jour au cours de l’été 1315. Les Florentins avaient été défaits lors de la bataille de Monteccatini, le 29 août, par l’alliance gibeline des villes de Lucques et Pise. Les dirigeants de la ville décidèrent alors «d’ouvrir les portes de la ville aux proscrits en leur accordant une nouvelle amnistie». Las, il y avait deux conditions à ce retour: le paiement d’une amende et la cérémonie de l’hommage à saint Jean. Pour obtenir l’absolution,
les prisonniers de droit commun devaient se rendre à l’église Saint-Jean vêtus d’une robe de bure, coiffés d’une mitre et un cierge à la main ; il en était de même pour les détenus politiques qui, cependant, étaient dispensés de cet humiliant accoutrement»
Dante rejeta cette offre. Il en donna les raisons dans une lettre à un «ami florentin». Ce dernier ne fut jamais identifié mais il devait être proche, puisque dans l’épître, il l’appelle «père».
Est-ce donc là la grâce accordée à Dante Alighieri pour qu’il puisse retourner dans sa patrie après avoir souffert l’exil pendant presque trois lustres? Est-ce donc là la récompense de tant de travail, de tant de temps consacré aux études? C’est une humiliation indigne d’un familier de la philosophie d’accepter d’être «offert», presque en chaînes à la manière d’un Ciolo quelconque et tant d’autres infâmes. C’est indigne d’un homme qui prêche la justice et qui a été victime de l’injustice de récompenser avec de l’argent les auteurs de l’injustice, comme si c’étaient des bienfaiteurs!
Dante voulait revenir à Florence en toute gloire.
Pourtant, Dante ne renoncera jamais à revenir à Florence, mais pour lui le retour devait être sans condition et en toute gloire, comme il le dit au début du Chant XXV du Paradis (v. 1-9):
Se mai continga che ‘l poema sacro
al quale ha posto mano e cielo e terra,
sì che m’ha fatto per molti anni macro,
vinca la crudeltà che fuor mi serra
del bello ovile ov’ io dormi’ agnello,
nimico ai lupi che li danno guerra;
con altra voce omai, con altro vello
ritornerò poeta, e in sul fonte
del mio battesmo prenderò ‘l cappello;
(S’il advient jamais que ce poème sacré / auquel le ciel et la terre ont mis la main / me faisant pendant de longues années maigrir / vainque la cruauté qui m’enferme hors / du beau bercail où je dormis agneau, / ennemi des loups qui la ravagent; / avec une autre voix désormais, avec une autre toison / j’y retournerai poète, et sur les fonds / de mon baptême prendrai la couronne;)
Cette lettre montre que Dante conservait des liens avec des amis et relations florentins, et que ceux-ci n’étaient pas brisés. Ils le furent d’autant moins que la famille Alighieri —et Dante lui-même— y conservait des biens, dont sa maison familiale située sur la piazza di S. Martino del Vescovo.
Pietro Alighieri fera souche à Vérone
Et puis, il y avait aussi son épouse Gemma. Il est probable qu’elle n’accompagna pas le poète dans son incertain et difficile exil. Elle avait très certainement auprès d’elle ses enfants, du moins tant que ceux-ci n’avaient pas atteint la limite fatidique des quatorze ans révolus. Il est très probable aussi qu’elle conserva quelque biens et lutta pour récupérer ce qui était possibile. En 1329, soit huit ans après la mort de Dante, Gemma réclamait encore auprès des autorités florentines la part de sa dot qui avait été confisquée à son mari.
Quoiqu’il en soit, après la mort de leur père à Ravenne, Pietro et Iacopo retournèrent vivre à Florence en 1322, sans doute auprès de leur mère Gemma. Et les autorités firent alors un premier pas vers le pardon. C’est à ce moment que les chemins des deux frères se séparèrent.
Iacopo, qui resta à Florence, bénéficia «d’une pleine réhabilitation juridique à la suite du décret du 11 octobre 1325 de “sbandimento” (amnistie) décidé par la Commune»; Pietro lui quitta la ville —sans doute avant le décret— pour aller étudier le droit avant de s’installer à Vérone, sous la protection des della Scala. Il y fera souche comme le montre le tableau ci-dessous:
La descendance de Dante et Pietro Alighieri. Ne figurent que les épouses légitimes et les héritiers désignés comme tels dans le testament de leur père.
Il faudra donc presque deux siècles pour que les Alighieri réussissent à obtenir que Florence efface la condamnation «injuste» de leur aïeul.
«Je lui fis connaître de nombreux détails qu’il ignorait»
Leur meilleur atout était sans nul doute l’aura qui entourait l’œuvre et la personnalité de Dante. Pietro s’attacha à promouvoir, notamment à travers son “Commentaire” de La Comédie, cette œuvre, lui donnant une dimension patrimoniale.
On ignore si son fils, Dante II, en dépit d’un prénom qui semble prédestiné, accompli des démarches auprès de Florence et lesquelles. Il est essentiellement connu pour avoir agrandi les propriétés qu’avait commencé à constituer son père à Gargagnago, à côté de Valpolicella.
Un domaine que devait agrandir son fils et héritier, Leonardo. Mais Florence demeurait dans la culture familiale. Dans son petit opuscule, Della vita, studi e costumi di Dante, l’historien et philosophe florentin Leonardo Bruni (appelé aussi Leonardo Aretino, 1370-1444) raconte une visite à Florence de «Leonardo et d’autres jeunes Véronais»:
Il vint me rencontrer, en tant qu’ami de la mémoire de son aïeul Dante; et je lui ai montré la maison de Dante et de ses ancêtres, et je lui donnais de nombreux détails qu’il ignorait, pour être lui et les siens éloignés de la patrie. Et ainsi Fortune fait tourner ce monde, et fait changer les habitants en tournant sa roue.
À Florence, l’image d’un Dante humaniste, philosophe et moraliste s’impose
Les Alighieri s’enracinent à Vérone et deviennent une famille de notables installés. Ils y acquièrent des biens. Pietro III siège au conseil de la ville de Vérone, comme auparavant son père Leonardo. Florence semble n’être plus qu’un souvenir lointain, même si la tache de la condamnation «injuste» demeure.
Pendant ce temps, le souvenir du Sommo Poeta reste prégnant à Florence et l’attitude des Florentins vis-à-vis de celui qu’ils ont banni évolue.
Le souvenir du Dante homme politique partisan s’estompe. Certes, la distinction entre guelfes et gibelins subsiste encore au XVe siècle, mais une page se tourne; la vie politique de Florence est désormais dominée par l’ascension de la famille Médicis. Sur le plan culturel, l’image d’un Dante humaniste, philosophe et moraliste s’impose progressivement.
Les Lecturæ Dantis, initiées par Boccace en 1373, ne sont pas étrangères à ce changement de perception. Des Lecturæ que poursuivent des personnalités comme Leonardo Bruni, ou Francesco Filelfo. Participe aussi à ce mouvement, par exemple, la biographie que consacra au poète le diplomate florentin Gianozzo Manetti.
Les conditions d’un pardon se mettaient en place mais les choses vont s’accélérer à partir de la moitié du XVe siècle. Déjà près de 150 ans se sont écoulés depuis la condamnation.
Pietro III envoya un exemplaire de la «Vita Dantis» à Laurent le Magnifique
En 1447, Gian Mario Filelfo, le fils de Francesco Filelfo, que les péripéties de la vie avaient conduit à Vérone, fit dans cette ville des Lecturæ Dantis. Il se lia d’amitié avec Pietro III Alighieri auprès duquel il recueillit de nombreuses informations qui lui permirent d’écrire une Vita Dantis. Malheureusement, la qualité de cette biographie est sujette à caution. Par exemple, G. M. Filelfo n’hésita pas à inventer, parce que cela l’arrangeait, le début de La Monarchie et De l’éloquence en vulgaire.
Quoiqu’il en soit, il dédia cette Vita à son protecteur, Pietro III. Ce dernier, selon Luigi Polidori, souhaitait revenir avec sa famille à Florence. Cela lui était, rappelons-le, interdit en raison de la condamnation de son aïeul. «Pour cette raison, il envoya une copie à Pierre de Médicis et à Tommaso Soderini, gentilhomme florentin (…) il l’envoya en cadeau afin que ceux-ci et d’autres puissent la lire et connaître son désir d’être présent dans leur mémoire par l’intermédiaire de celle de Dante.» Ce courrier est daté du 20 décembre 1467.
La réponse s’il y en une, s’est perdue. En tout cas, Pierre et son fils Laurent le Magnifique ne firent rien pour accéder aux demandes de Pietro, dont les espoirs furent déçus.
Quelques années plus tard, le relais est donc pris par son fils Dante III. Que fit ce dernier? Relança-t-il les tentatives avortées de son père? Joua-t-il de ses relations, de son statut social à Vérone ou du fait qu’il était un poète reconnu? Pour le moment, les informations manquent.
Seule certitude il fallut que la république de Florence change de régime politique avec le départ de Laurent le Magnifique et l’arrivée au pouvoir de Savonarole. Il fallut que ce dernier lance un appel à l’amnistie général le 14 décembre 1494 pour qu’enfin le 31 décembre Dante III et tous les descendants de celui qui était considéré comme un « fugitif gibelin » soient libérés de toute poursuite et cela quelle soit émise par la ville, le contado ou le district (“distretto”) de Florence.
- Illustration: Le monument dédié à Dante Alighieri —Vérone — Photo (détail): Giampetroph — CC-A-SA-4.0
- Pour aller plus loin:
- Le Libro del Chiovo a été réédité en 2004 (plus exactement reproduit en fac-similé) avec une introduction de Francesca Klein. Edizioni Polistampa
- Pour en savoir plus la famille Serego Alighieri, on peut se référer à I Serego Alighieri a Gargagnago di Valpolicella, de Pierpaolo Brugnoli, un livre édité à l’occasion des 650 ans de la présence de la famille Alighieri à Gargagnago. (Fondazione Liberale, 2003)
- On peut aussi consulter la Casa di Pietro di Dante in Verona di Giulio Sancassani, in Atti e Memorie dell’Accademia di Agricoltura Scienze e lettere di Verona, Anno Accademico 1971-1972 – Serie VI – Vol.XXIII, que l’on peut trouver à la Bibliothèque d’Histoire de l’Université de Padoue. Quelques informations tirées de cet ouvrage se trouvent sur la page Breve profilo di Pietro di Dante e Notizie dei suoi Discendenti .
Cronaca
Le site “Vocabolario Dantesco” ambitionne de publier l’ensemble du vocabulaire contenu dans les œuvres de Dante Alighieri, soit quelques 8.000 mots. En théorie, cet objectif devrait être atteint en 2021, mais pour l’instant ce dictionnaire en ligne ne contient que 800 mots.
Pour l’instant, en ce mois d’avril 2020, ils ne sont qu’environ huit cents, sagement rangés en deux colonnes. Pour un site —Vocabolario Dantesco— qui ambitionne de publier «l’ensemble de l’héritage lexical —en latin ou en langue vulgaire— contenu dans les œuvres de Dante», ces huit cents entrées pourront paraître peu.
Un bilan intermédiaire a priori inquiétant, car au final ce sont près de 8.000 mots qui devraient constituer le corpus de ce dictionnaire en ligne. En regard de cette ambition, l’équipe des cinq rédactrices et rédacteurs attachés au projet semble bien maigre pour le mener dans les délais affichés, c’est-à-dire l’année 2021,celle du 700e anniversaire de la mort de Dante.
Mais il faut savoir dépasser ce souci temporaire, car ce dictionnaire s’enrichit continument et, pour maigre qu’il soit aujourd’hui, il se révèle déjà indispensable. En voici schématiquement le fonctionnement avec quelques commentaires, en trois captures d’écran et en prenant pour exemple le verbe accarnare.
Les mots rangés en deux colonnes
Les entrées du dictionnaire sont rangées en deux colonnes selon l’ordre alphabétique. Pour l’instant, il n’y a pas de moteur de recherche, mais lorsque le corpus sera plus riche il sera nécessaire et la mise en page devra être revue.
Une grande richesse d’informations
Le système de navigation par onglets est confortable et permet de bien exploiter la richesse des commentaires et des informations de chacune des entrées. Ce corpus est complété par de nombreux liens qui renvoient à d’autres dictionnaires ou ligne, créant un une belle dynamique hypertexte.
L’onglet Tutto/stampa rassemble en une seule page l’ensemble du contenu de chaque item. Pour rester sur l’exemple accarnare voici ce que cela donne:
Une exploration des racines de la langue italienne
Ce projet est le fruit de la collaboration de deux institutions florentines, l’Accademia della Crusca et de l’Istituto del CNR Opera del Vocabolario Italiano (Ovi).
L’ambition est donc de réaliser un dictionnaire contenant la totalité du patrimoine lexical contenu dans les œuvres de Dante, que ce soit en latin ou en “langue vulgaire”. Pour ce faire, ce dictionnaire analyse et décortique un lexique qui est à l’origine de l’Italien moderne.
Les concepteurs du projet ont décidé d’utiliser comme texte de référence la version de La Divine Comédie établie par Giorgio Petrocchi, publiée en 1966 et 1967. Cette version numérisée est utilisée dans le corpus de l’Opera del Vocabolario Italiano (OVI), l’organisme qui a la charge d’établir le vocabulaire historique italien. Il publie le Tesoro della Lingua Italiana delle Orgini (TLIO) qui référence la partie la plus ancienne de la langue italienne.
Ce premier dictionnaire est donc intégré dans le Vocabolario Dantesco, auquel les rédactrices et les rédacteurs en charge du projet ajoutent les variantes déjà présentes dans l’appareil critique de la version de Giorgio Petrocchi, ainsi que celles contenues dans d’autres éditions ou qui sont le fruit de travaux individuels.
Une version papier devrait à terme compléter l’actuelle version digitale.