Dantedì: L’ombre de Dante sur la France

Dantedì: L’ombre de Dante sur la France

Comment célébrer en France le Dantedì, cette journée consacrée au poète florentin? Une date d’autant plus importante que 2021 est l’année du 700e anniversaire de sa mort. La réponse se trouve à dix pas de la Sorbonne, devant le Collège de France. Dans un petit jardin engazonné, se dresse une sombre statue de bronze de Dante comme si le poète n’avait jamais quitté le Quartier latin où, paraît-il, il étudia.  

Il n’est pas certain que les rois de France auraient apprécié cette installation, tant le Sommo poeta les malmène dans son œuvre. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’implacableChant XX du Purgatoire. Hugues Capet, le fondateur de la dynastie capétienne, n’y a pas de mots assez durs à l’encontre des descendants de sa lignée.

De cette charge en règle, émerge la figure de Charles d’Anjou (frère de Saint Louis). C’est lui qui a anéanti les espoirs de restauration du Saint Empire Romain Germanique en faisant exécuter sur la grand place de Naples après l’avoir défait à la bataille de Tagliacozzo Conradin (Corradino), le dernier héritier de la dynastie Hohenstaufen.

Cet événement aura en Italie une importance considérable, le parti gibelin ne se remettant jamais de cette perte. Dante, pour sa part, ne pourra que se désoler de cette Italie abandonnée, par celui qui —estimait-il— aurait du occuper le siège de César, c’est-à-dire l’Empereur. Dans le Chant VI du Purgatoire il se lamente «che ’l giardin de lo ’mperio sia disertoce» (“que le jardin de l’empire soit abandonné” — v. 105).

«De Florence, il crèvera la panse»

Charles de Valois, qui une trentaine d’années plus tard descendit aussi en Italie, est traité avec guère plus d’aménité. Il est vrai qu’il fut celui qui provoqua la défaite des guelfes blancs de Florence en 1301 et donc l’exil de Dante. Ce dernier —par la voix d’Hugues Capet— est féroce, n’hésitant pas à le traiter de “Judas”:

Sanz’ arme n’esce e solo con la lancia

con la qual giostrò Giuda, e quella ponta

sì, ch’a Fiorenza fa scoppiar la pancia.

(Il sortira sans arme avec la seule lance / avec laquelle joua Judas, et il la poussera / si fort, que de Florence il crèvera la panse. -— 73-75)

Le dernier représentant de la dynastie, Philippe le Bel, responsable du « soufflet d’Anagni” contre le pape (et peu importe qu’il s’agisse de Boniface VIII, l’ennemi juré de Dante), n’est pas épargné non plus.

Le pape Clément V, un «pasteur sans loi»

L’ire du Sommo poeta s’étend aussi aux papes « français » et en particulier au gascon Bertrand de Got, Clément V. Il est coupable à ses yeux, pêle-mêle, d’avoir ordonné la suppression de l’ordre des Templiers (une responsabilité partagée avec Philippe le Bel), d’avoir accepté d’installer la papauté, hors de Rome, en Avignon, et peut-être surtout d’avoir enrichi toute sa famille. Un péché de simonie qui lui vaudra, à sa mort, d’être plongé la tête la première dans un des trous en feu du huitième cercle de l’Enfer, celui réservé aux simoniaques (L’Enfer, Chant XIX). Il y écrasera ses prédécesseurs Nicolas III et Boniface VIII:

ché dopo lui verrà di più laida opra,

di ver’ ponente, un pastor sanza legge,

tal che convien che lui e me ricuopra.

(car après lui viendra du ponant, un pasteur sans loi, / chargé d’actions encore plus infâmes, / qu’il convient qu’il nous recouvre lui et moi. — v. 82-84)

Mais on ne saurait réduire la présence française dans l’œuvre de Dante à ces seules figures d’autorité. À une époque, où les frontières que nous connaissons sont loin d’être figées, les échanges de toutes natures sont nombreux et féconds, en particulier dans le domaine de la culture et de la littérature et donc de la poésie. Dans le Chant V de l’Enfer, le livre que lisent les deux amants Francesca et Paolo avant d’être occis par le mari jaloux est Galehaut, un roman français.

Mais surtout l’une des matrices de la poésie dantesque est celle des troubadours occitans. Difficile d’imaginer le dolce stil nuovo sans leur apport. Et Dante lui-même le reconnaît de bonne grâce. Il ne cesse de citer et célébrer les Bertrand de Born, Giraud de Borneil, Aimeric de Belenoi, Aimeric de Péghilan ou encore Folquet de Marseille.1, et bien sûr Arnaut Daniel auquel il rend un hommage appuyé dans le Chant XXVI du Purgatoire, en lui consacrant quelques vers en occitan:

Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan ;

consiros vei la passada folor,

e vei jausen lo joi qu’esper, denan.

(Je suis Arnaut, qui pleure et va chantant ; / je vois avec souci ma folie passée, / et devant moi la joie dont j’espère jouir. — v. 142-144)

Il n’existe aucune preuve de la présence de Dante à Paris
Panneau_rue_du_Fouarre_Paris

Détails du panneau de la rue du Fouarre (Paris, 5e arrondissement)

Mais tout ceci ne répond pas à la question: pourquoi cette statue est-elle installée à quelques pas de la Sorbonne ? La réponse se trouve deux cent mètres plus bas en descendant vers la Seine, rue du Fouarre. Un panneau historique de la Ville de Paris, affiche fièrement que «Dante y séjourne en 1304». Cette double affirmation mérite d’être étudiée de près. Dante est-il venu à Paris, et si tel est le cas était-ce en 1304?

Il n’existe aucune « preuve” d’un éventuel séjour de Dante en France (dans son acception actuelle) et plus précisément à Paris, mais «Il ne paraît pas illogique, comme le remarque Alessandro Barbero, que Dante ait décidé de voir en personne, le plus important centre d’études au monde, où avait enseigné —avant de mourir assassiné à la cour papale d’Orvieto, lorsque Dante avait dix-sept ans— le grand Siger de Brabant, que le poète rencontrera avec une admiration stupéfaite au Chant X du Paradis»2

La «terre de France» est citée sept fois dans La Divine Comédie

Au total, Mirco Manuguerra recense sept passages3 dans La Divine Comédie qui se réfèrent directement à la «terre de France». Ce sont: Les sépultures d’Arles 4; Odisiri da Gubbio enlumineur à Paris 5; Arnaut Daniel 6, le Rhône 7; Paris de nouveau avec Siger de Brabant et la rue du Fouarre 8; une révolte populaire contre Philippe le Bel qui manipulait la monnaie 9; une disputio entre un bachelier et un Maître à la Sorbonne 10.

Toutefois, il est difficile de déterminer s’il s’agit d’éléments autobiographiques ou si Dante a puisé dans des ouvrages qu’il avait à sa disposition ou encore utilisé les témoignages de connaissances. Par exemple, le passage du Chant XXIV du Paradis où il est interrogé par St Pierre sur la foi, ne permet pas de trancher. Certes, le texte montre une évidente familiarité avec la pratique des écoles parisiennes, mais en Italie se trouvaient aussi des professeurs qui avaient enseigné à Paris et qui avaient importé les méthodes parisiennes. C’était le cas, par exemple, de Remigio de’ Girolami qui enseignait chez les Dominicains de Santa Maria Novella à Florence.

«Il parti étudier à Bologne et puis à Paris»

Pour trancher sur la réalité de ce séjour parisien, il ne reste que les témoignages des commentateurs anciens. Ils sont deux à affirmer que Dante s’est rendu à Paris. L’un, Giovanni Villani, un contemporain de Dante, —son voisin du quartier San Pietro, précise-t-il— qui chroniqua la vie florentine, écrit:

le dit parti blanc (Dante) fut chassé et banni de Florence, et partit étudier à Bologne et puis à Paris11

Une affirmation reprise par Boccace, qui évoque trois fois ce séjour dans son Trattatello in laude di Dante, et notamment dans ce passage: 

Mais comme il voyait de toutes parts se fermer la possibilité d’un retour, et de jour en jour devenir vain son espoir, non seulement en Toscane, il abandonna l’Italie, passa les montagnes qui séparent de la province des Gaules, et partit à Paris pour y suivre (les leçons) de philosophie naturelle et de théologie.

Jusque là Villani et Boccace se rejoignent, et leurs affirmations seraient cohérentes avec la date affichée sur le panneau de la rue du Fouarre: 1304. À cette date, en effet Dante avait quitté les guelfes blancs et «fatta parte per te stesso». Il est très probable (mais là encore aucune certitude) qu’il se soit rendu à Bologne pour étudier la philosophie. Il pourrait sembler logique qu’il ait continué son chemin et se soit rendu ensuite à Paris.

En 1304, Dante avait tout intérêt à ne pas s’éloigner de Florence

Mais cette hypothèse d’un séjour parisien en 1304 est hautement improbable, car Dante avait tout intérêt à rester non loin de Florence. En effet, après la mort de Boniface VIII, le nouveau pape Benoît XI, élu en 1303, voulait rétablir la paix en Toscane et à Florence. Une réconciliation générale entre Blancs et Noirs faillit réussir sous la gouverne de son envoyé le cardinal Niccolò da Prato en 1304.

Leonardo Bruni (1370-1444), auteur d’une Vie de Dante, affirme qu’à ce moment Dante se trouvait à Arezzo et se faisait le plus humble possible, «cherchant pas ses bonnes actions et son bon comportement, à obtenir la grâce de pouvoir retourner à Florence.»12

Il paraît plus probable que Dante se soit rendu à Paris —dans l’hypothèse où il l’a fait— entre août 1313, après la mort d’Henri VII, à juin 1314. Une période favorable remarque Mirco Manuguerra, car «l’Enfer n’était pas encore diffusé (le Purgatoire sera diffusé dans le courant de l’année suivante) de sorte que les lourdes flèches lancées contre Philippe le Bel ne pouvaient pas représenter un problème.»

Ces dates seraient en tout cas cohérentes avec la seconde citation de Boccace:

et déjà proche de la vieillesse, il n’hésita pas à aller à Paris, où en peu de temps, il acquit tant de gloire, par de nombreuses « disputatio« , montra une telle hauteur d’esprit que ceux qui l’avaient écouté s’en émerveillaient encore. Et de tant d’études il méritait grandement les plus hauts titres; certains l’appelaient toujours poète, les autres philosophe, et de nombreux autres théologien.

Un prodigieux jouteur intellectuel

Dans cette hypothèse, Dante aurait eu une cinquantaine d’années lors de son séjour parisien, un âge relativement avancé pour l’époque. En revanche, les conditions de vie du poète lors de son séjour durent être rude pour un homme de son âge. On l’imagine mal s’installant dans un des dortoirs où dormait les étudiants et suivre, comme eux, les cours sur les bottes de paille.

Nous n’aurons sans doute jamais de réponse définitive à la réalité d’un séjour de Dante à Paris, et sur la période pendant laquelle il s’est déroulé, mais si l’on tient pour acquis qu’il a eu lieu faisons aussi nôtre cette observation de Boccace qui décrit un Dante prodigieux jouteur intellectuel:

Comme il soutenait une dispute de quolibet,13 ce qui se pratiquait dans les écoles de théologie, il reprit quatorze questions sur différents sujets de différents érudits, recueillit les arguments pour et contre, et les répéta dans l’ordre dans lequel ils avaient été dit; puis, suivant le même ordre il résolut et répondit avec finesse aux arguments contradictoires. Cela fut considéré quasiment comme un miracle par tous ceux qui y assistèrent.

Il est dommage qu’aucun autre témoin ne se souvienne de cette performance et que Dante lui-même ne la mentionne nulle part.

  • Illustration: Sculpture de Jean-Paul Aubé (1882). Elle représente le poète au moment où il heurte de son pied la tête de Bocca degli Abati, le traitre qui précipita la défaite sanglante des guelfes florentins à la bataille de Montaperti (1260) — Photo: Marc Mentré
Dante et l’Averroïsme

Dante et l’Averroïsme

Dante était-il averroïste? “Dante et l’averroïsme” s’efforce de répondre à cette question complexe. Cet ouvrage qui vient de paraître aux Belles Lettres apporte de nombreux éléments de réponse qui en font une lecture ardue mais indispensable.

Nous sommes dans le Chant X du Paradis. Une couronne flamboyante s’est formée autour de Dante et Béatrice. Une voix se détache, celle de saint Thomas. Il présente successivement les douze sages qui composent ce cercle. Le dernier nommé est Siger de Brabant: 

la luce etterna di Sigieri,

che leggendo nel Vico de li Strami

sillogizzo invidiosi veri 

(c’est la lumière éternelle de Siger / qui, enseignant dans la rue du Fouarre, / provoqua l’envie par ses syllogismes de vérité.1 – v. 136-138)

«Trois vers, trois ruisseaux pour un océan d’articles, de livres et de thèses» comme l’écrit joliment Alain de Libera dans son Avant-propos. Ce sont autant de grilles de lectures, de schémas, d’interrogations qui se sont accumulées au fil du temps… avec sous-jacent cette question récurrente: Dante était-il «averroïste»? 

Siger de Brabant, un hérétique?

En effet, en plaçant Siger de Brabant parmi celui des sages qui composent la couronne de flammes qui entoure Dante et Béatrice au Chant X, le poète aurait endossé les thèses du philosophe. Or celles-ci ont été combattues par Saint Thomas d’Aquin et l’Église. Elles furent, en particulier, désapprouvées par l’évêque de Paris, Etienne Tempier. Il publia, le 7 mars 1277, un décret dans lequel il condamnait des propositions philosophiques et théologiques inspirées des œuvres d’Aristote et d’Averroès. Siger qui enseignait alors à Paris, comme l’indique Dante dans le Chant X, faisait partie des philosophes visés.

L’année précédente, raconte Luca Fiorentini, Siger avait été «invité à se présenter, avec les maîtres Goswin de la Chapelle et Bernier de Nivelles, au tribunal de l’inquisiteur dominicain Simon du Val: les trois hommes devaient répondre à l’accusation d’avoir professé des doctrines hérétiques in regno Franciæ»2. L’accusation devait avoir porté car après 1277, on perd la trace de Siger; il n’écrit plus. Il mourra assassiné par l’un de ses secrétaires à Orvieto, en 1284, alors qu’il allait (semble-t-il) chercher refuge auprès du Pape.

Dante_et_laverroisme_Alain_de_Libera_Jean-Baptiste_Brenet_Irene_Rosier-CatachOn comprend donc pourquoi il y a matière à débat. Dante et l’Averroïsme(1), qui vient de paraître, n’entend pas clore la réflexion mais préciser, éclaircir des débats devenus obscurs, sortir des contradictions et «sur les grands enjeux», apporter des avis «précis et tranchés», comme le dit Alain de Libera.

Cette matière fuyante qu’est l’averroïsme

Mais d’abord peut-être faut-il essayer de définir cette matière fuyante qu’est l’averroïsme. Elle l’est d’autant plus qu’il s’agissait à l’époque —rappelons-le— de lire un philosophe grec non chrétien, Aristote, à travers le Commentaire d’un philosophe et théologien musulman, Avarroès, qui venait d’être traduit en latin. Depuis les choses se sont encore compliquées: l’averroïsme, nous dit A. de Libera «est une sorte d’hydre, dont les têtes poussent ou, coupées, repoussent (…). Il y a autant d’averroïsmes que d’averroïstes, et d’averroïstes que de grilles de lectures et de choix d’objets découpés par les historiens dans la masse, en croissance, quasi exponentielle, des données médiévales , en philosophie comme en théologie.»

Dans ces conditions, le chapitre que Jean-Baptise Brenet consacre à «l’averroïsme aujourd’hui» est un éclairage bienvenu et indispensable. En premier lieu parce qu’il donne une définition de ce que l’on entend par «averroïsme». Cela correspond, écrit-il:

dans la scolastique latine aux diverses lectures philosophiquement favorables à la doctrine de l’intellect défendue par Avarroès(2) dans son Grand Commentaire du traité De l’âme d’Aristote. C’est-à-dire, plus techniquement, toute conception soutenant cette triple thèse:

  1. la séparation «substantielle» de l’intellect —et principalement celle de l’intellect dit «matériel», qui constitue la puissance et le substrat de la pensée;
  2. son unicité absolue, malgré la diversité des individus;
  3. son éternité, enfin, non seulement a parte post (dans le futur), mais a parte ante (dans le passé)

L’intellect est une substance séparée des corps ; il est, même à l’état «matériel»3 unique pour toute l’espèce humaine; il est inengendré et incorruptible.

Sur le plan théologique, cette doctrine conduit donc à priver les hommes de leur âme spirituelle individuelle, puisqu’il existe un «intellect» unique, immatériel, qui ne saurait avoir la forme d’un être humain. L’une des conséquences de cette définition est de considérer que l’être humain ne peut être immortel, alors que l’intellect commun l’est. 

Mais problème, cette définition est celle de Thomas d’Aquin. Il la donna « en creux », en quelque sorte, en réfutant cette thèse, notamment dans son traité De l’Unité de l’intellect (lire ici plus précisément ce qu’il établit et réfute). Les analyses et propositions de Siger de Brabant par exemple sont plus nuancées. Pour lui, explique J.-B. Brenet, 

l’homme n’est ni l’intellect, ni le corps, mais le tout dont l’intellect et le corps, quoique séparés in esse, constituent chacun deux parties. L’homme est donc bel et bien homme par l’intellect, mais il n’est pas requis pour autant, dit Siger, que l’intellect s’unisse au corps comme la figure à la cire.

Un trait d’union fragile

Dante connaissait-il les écrits et des travaux du Maître es Arts de la rue du Fouarre à ce niveau de détails? On l’ignore, et aucun des premiers commentateurs (qui le connaissait peu ou mal), comme le montre Luca Fiorentini, dans le chapitre Portraits d’Averroès et de ses (prétendus) disciples, n’apporte de réponse explicite à cette question. L. Fiorentini ajoute: «Il n’y a du reste aucune mention d’Averroès, ni des doctrines liées à une tradition averroïste réelle ou prétendue, dans les gloses anciennes du Paradis, X, 133-138.»

En revanche, la seule présence de Siger au Chant X relie Dante à l’«averroïsme», Mais ce trait d’union est bien fragile. Par exemple au Chant XXV du Purgatoire, lorsque Dante décrit la formation des ombres, il ne reprend pas la thèse «averroïste» de «l’intellect unique, substance séparée du corps». Par exemple encore, si l’on compte le nombre de citations et de références explicites au sage de Cordoue dans l’œuvre de Dante, le résultat est décevant comme l’exprime Pasquale Porro dans le chapitre au titre provocateur Dante Anti-Averroïste?

Averroès est cité de manière explicite une fois dans l’Enfer (le célèbre passage de IV, 144: Averroès qui fit le grand commentaire [Averoìs che ‘l gran comento feo], une fois dans le Purgatoire (XXV), une fois dans la Monarchie (I, 3, 9), une fois dans le Banquet (IV, XIII, 8), et deux fois dans la Quaestio (12 et 46). Il s’agit évidemment d’une base textuelle faible pour évoquer une forme d’averroïsme. 

En refermant Dante et l’Averroïsme, qui offre un regard complet sur les différentes œuvres de Dante, sur les influences qu’il aurait subies, par exemple de la part de Guido Cavalcanti, son «premier ami», (mais celui-ci était-il avérroïste?), on ne peut que s’interroger sur la réalité de l’averroïsme de Dante. 

Pour autant dans le chapitre, Dante et l’historiographie de l’Averroïsme, qui clos l’ouvrage, Gianfranco Fioravanti rappelle ce qu’il appelle «un fait indéniable»: «Lier l’intellect possible et l’humanité dans son ensemble, une théorie qui distingue Dante de tous les auteurs politiques de l’époque, nous renvoie inévitablement à Averroès et peu importe que l’Averroès de Dante ne soit pas réellement identique au véritable Ibn Rushd.» Bref ajoute-t-il: 

Dante n’est pas averroïste au sens strict du terme, s’il y a bien un sens strict, mais dans certains cas nous percevons entre lui et Averroès une sorte d’air de famille 

Cette conclusion n’en est pas une, mais elle ouvre la voie à d’autres recherches. La porte de l’averroïsme dantesque est donc loin d’être définitivement refermée.

  • Notes
    1. Dante et l’Averroïsme, sous la direction d’Alain de Libera, Jean-Baptiste Brenet et Irène Rosier-Catach, Collège de France et Les Belles Lettres, Paris, 2019.
      Cet ouvrage est issu des travaux d’un colloque organisé sur ce thème les 12 et 13 mai 2015 au Collège de France. Il était organisé dans le cadre de la Chaire d’histoire de la philosophie médiévale, avec les contributions de Jean-Baptiste Brenet, Irène Rosier-Catach, spécialiste du modisme et directrice de la traduction de l’Éloquence en vulgaire, Enrico Fenzi (Gênes), coéditeur du De vulgari eloquentia, Gianfranco Fioravanti (Università di Pisa), Thomas Ricklin (Ludwig-Maximilians Universität München), Luca Fiorentini (ATER, Collège de France), Luca Bianchi (Università del Piemonte Orientale, Vercelli), Pasquale Porro, Paolo Falzone (Università di Roma «La Sapienza»)), Aurélien Robert (CNRS), Iacopo Costa (CNRS), Andréa Tabarroni (Università di Udine).
    2. Averroès (1126-1198) est le nom latin d’Ibn Rushd. Tout à la fois médecin, juriste, théologien et philosophe, il vécut à Cordoue en Andalousie, puis à la fin de sa vie à Marrakech. En Occident, au Moyen Âge, il était connu pour ses Commentaires de différentes œuvres d’Aristote (De l’Âme, De la sensation et des sensibles, Du ciel, Physique et Métaphysique) qui avaient été traduites de l’arabe au latin par le philosophe Michael Scot.
  • Illustration: Averroes, par Andrea Bonaiuto (XIVe siècle) — détail de la fresque Trionfo de Santo Tomás — Santa Maria Novella — Florence