Pour replanter des arbres aux bords d’une portion de la route départementale 606, les élus de Seine-et-Marne ont fait appel à un poète, Jacques Jouet. Son projet, inspiré de Dante et de la Divine Comédie, est contenu dans un court livre, “Un Poème planté”. On ne peut que souhaiter qu’il se concrétise.
On parle de 4,5 km environ, d’une route départementale sans histoire, quelque part entre Fontainebleau et Sens. En 2007, les élus du département de Seine-et-Marne décident l’abattage des 31 derniers érables sycomores qui la bordent. Ils sont atteints de sénescence. Dans l’hiver 2008-2009, ils sont coupés. Depuis cette portion de la RD 606 est nue.
Quinze ans plus tard, il est question de replanter. Mais comment ? Quelles essences ? Quel espacement entre les arbres ? Toute une grammaire arboricole et paysagère est à réinventer. Les usages routiers ont évolué, la sécurité est devenue une question prégnante, le changement climatique est là. D’hésitation en hésitation, le temps s’allonge, et la RD 606 reste orpheline. C’est alors que décision est prise:
Il fallait un poète pour planter la RD 606
Ce défi, Jacques Jouet accepte de le relever en s’inspirant de Dante et de la Divine Comédie. Un Poème planté, illustré des délicats croquis et esquisses de Catarina Bento, constitue sa réponse. Il réunit tous les éléments permettant un plan d’action: choix des essences d’arbres (et critères de choix!), calendrier des plantations et de leur suivi par un série de rendez-vous. Le dernier est prévu en 2222.
Un art “ploétique”
Pour traduire cette démarche inhabituelle, il fallait recourir à un nouveau vocabulaire tout comme Dante le fit dans sa Comédie. L’oulipien Jacques Jouet a donc créé le mot ploésie, qui allie la poésie à l’action de planter. Mais attention
en ploésie, le choix des arbres et les rythmes de leur plantation s’effectuent à partir de raisons empruntées à la poésie.
Un Poème planté se veut donc un manifeste d’art ploétique et le fait qu’il soit placé dans l’ombre du poète florentin ne laisse pas indifférent.
La RD 606 est l’ancienne route royale Paris-Menton qui menait à l’Italie. De ses origines monarchiques, note Jacque Jouet, elle conserve «des emprises généreuses», laissant ainsi de la place pour planter, un «tracé très rectiligne», et elle «traverse le paysage avec un certain surplomb». Bref, la ligne des arbres se détachera nettement dans ce paysage plat.
Ce “poème planté” utilisera la terza rima de Dante
Mais laissons la cartographie pour l’instant et faisons place à l’imagination et donc à un hypothétique voyage de Dante à Paris, il y a quelques siècles. Jacques Jouet s’empare de cette hypothèse fragile, discutée par les dantologues. La portion de route visée peut se diviser en trois séquences, et tout naturellement dit-il
Mon poème planté se servira de Dante pour trouver sa forme. Il utilisera la formule rimique de Dante dans la Comédie. C’est la terza rima ou tierce rime: aba bcb cdc ded et ainsi de suite…
Concrètement, chacune des “séquences“ correspondra à l’un des cantiques de la Comédie —Enfer, Purgatoire et Paradis—, chacune des rimes à une essence d’arbre différente, par exemple nous aurions sapin-citronnier-sapin, puis citronnier-hêtre-citronnier, et ensuite hêtre-araucaria-hêtre, etc. J. Jouet utilise d’ailleurs ces “rimes en arbres » dans son poème Dante sur la 606 qu’il a écrit pour le livre:
… Si Dante, donc, est venu voir les chênes
de la forêt de Fontainebleau, il a dû passer par la RD 606, oubliant les pins
de sa Florence qui l’avait chassé sans ménagement dans le maquis des chênes–
lièges. La 606 n’existait pas, mais les chemins suivent les chemins, comme les pins
sont remplacés par des poteaux électriques ou télégraphiques, là où l’érable
sain se subsitue si souvent à l’orme malade. En attendant les vacances sous les pins…
Mais revenons à la route. Le choix des arbres sera plus complexe, car il dépendra des “séquences”. Que peut-on planter pour symboliser l’Enfer? Il est difficile de s’appuyer sur le poème, car Dante ne cite et ne décrit guère d’arbres dans son Enfer, il est vrai noyé dans l’ombre.
Il y a ceux de la peu engageante forêt du Chant I (mais nous ne sommes pas encore dans l’Enfer), qualifiée successivement d’oscura, selvaggia et aspra, ceux de “forêt des suicidés” du Chant XIII qui évoquent plutôt les taillis et buissons d’un maquis:
Non fronda verde, ma di color fosco ;
non rami schietti, ma nodosi e ’nvolti ;
non pomi v’eran, ma stecchi con tòsco.
Non han sì aspri sterpi né sì folti
(Pas de feuilles vertes, mais de couleur sombre; / pas de branches lisses, mais noueuses et tordues; / pas de fruits, mais des épines empoisonnées. / Pas de maquis aussi sauvages ni aussi épais… — L’Enfer, Chant I, v. 4-7)
En regard de ces rudes descriptions, la proposition de Jacques Jouet paraît presque douillette avec ses «saules pleureurs déchirants», ses «hêtres pourpres accablants» ou encore ses «cyprès mortifiants».
Une nature peinte par les Impressionnistes
Pour le Purgatoire, le choix n’est guère plus simple, même si dans la vallée fleurie, ou vallée des Princes du Chant VII, Dante brosse une nature que l’on pourrait croire peinte par les impressionnistes:
Oro e argento fine, cocco e biacca,
indaco, legno lucido e sereno,
fresco smeraldo in l’ora che si fiacca,•75
da l’erba e da li fior, dentr’ a quel seno
posti, ciascun saria di color vinto,
(Or et argent fin, carmin et céruse, / bois indigo sombre, et lumineux ; / fraîche émeraude au moment où elle se brise, / auprès de l’herbe et des fleurs, dans ce vallon, / leurs couleurs seraient fanées — Le Purgatoire, Chant VII, v. 73-77)
Il y a aussi l’arbre des Golosi (des gourmands ou gloutons) du Chant XXII chargé de fruits appétissants mais dont la forme empêche que l’on y grimpe:
e come abete in alto si digrada
di ramo in ramo, così quello in giuso,
cred’ io, perché persona sù non vada
(et comme un sapin en haut se rétrécit / de branche en branche, ainsi celui-ci le faisait en bas, / afin, je crois, que personne n’y monte. — Le Purgatoire, Chant XXII, v. 133-135)
Jacques Jouet privilégie pour cette séquence les arbres «qui malmènent les sens, l’odeur, le toucher…» avec cette idée admirable d’utiliser le tremble «car le nom d’un arbre est toujours plus évocateur».
Des arbres de Paradis qui nourrissent l’imagination
Pour la séquence Paradis (terrestre), il s’écarte de la représentation traditionnelle qui veut que Dante se soit inspiré de la forêt des odorants pins maritimes qui bordent la mer à Ravenne:
la divina foresta spessa e viva,
ch’a li occhi temperava il novo giorno
(la divine forêt épaisse et luxuriante, / qui tamisait pour les yeux le jour neuf — Le Purgatoire, Chant XXVIII, v. 2-3)
Les arbres voulus par J. Jouet nourrissent l’imagination: sorbier des oiseleurs, cerisier du Tibet, magnolia de Fraser ou de Kobe, plaqueminier «et ses kakis fondants» sans parler de «l’arbre aux cloches d’argent, qui couvrent si bien le bruit des moteurs».
Pris dans son élan, Jacques Jouet multiplie les propositions: la route sera renumérotée, nous dit-il, 666; des voies transversales —sécantes— seront aussi plantées mais selon des principes différents. Par exemple, pour la «rue de la Vallée», on utilisera le mode poétique de la terine emprunté au troubadour occitan Arnaut Daniel, celui qui, nous dit Dante, «fu miglior fabbro del parlar materno» (“fut meilleur ouvrier du parler maternel” – Le Purgatoire, Chant XXVI, v. 117).
Près de cent essences d’arbres sont nécessaires
Pour étayer sa proposition, il propose aussi un vaste choix d’essences rangées dans chacune des séquences. Des listes dans lesquelles il suffira de puiser en jouant sur la taille, et la diversité infinie des arbres:
Conifère persistant aux aiguilles vert sombres, bleutées ou dorées; feuillus caducs ou marcescents (…) Austérité chromatique monolithique ou bien explosion florale… (…) Écorce grise, brune, marron, blanche, rouge, verte, orange; qui se desquame, se fissure, se craquèle, s’exfolie ou bien, lisse; Port colonnaire, pleureur, érigé, rond.
Cette variété est nécessaire, car pour respecter la ploétique du projet près de cent essences différentes seront nécessaires, écrit-il, «chaque arbre n’étant utilisé que six fois». Passons sur les règles de plantation, mais l’objectif est de conférer à la séquence de l’Enfer «un caractère un peu oppressant», lorsque les arbres auront atteint l’âge adulte, tandis que le Paradis aura «une certaine légèreté».
Rendez-vous donc en 2025 pour la plantation (il faut ici faire confiance aux élus de Seine-et-Marne). Puis toutes les trentaines d’années environ, jusqu’en 2222, rendez-vous est donné pour regarder et juger l’évolution des arbres, corriger les éventuelles erreurs ou le cas échéant remplacer des arbres malades. Cette année-là, peut-être ceux qui chemineront sur la RD 666 croiseront-ils sans le savoir, l’esprit de Dante Alighieri. Sur cette route devenue à sens unique, il est condamné, «à relire sa Divine Comédie, vers à vers, à l’envers», s’il veut revenir de Paris à Florence, nous dit Jacques Jouet.
Avec cette peine légère, mais peine quand même, ne place-t-il pas ainsi Dante au Purgatoire? À moins que ce ne soit au Paradis, puisqu’il le fait revenir dans sa ville natale, celle du baptistère San Giovanni, ce bel ovil auquel le cœur du poète florentin est toujours resté attaché.
Notes
Un Poème planté, esquisse pour allée d’arbres, de Jacques Jouet. Membre de l’Oulipo depuis 1983, il est poète de langue allemande depuis 2022
Cet ouvrage doit beaucoup aussi aux illustrations de Catarina Bento, diplômée de l’école nationale supérieure de paysage de Versailles. Pour le Poème planté elle a réalisé des aquarelles, des cartes, des silhouettes d’arbres qui permettent de se représenter ce que serait cette allée d’arbres rêvée par le poète. L’illustration d’ouverture de cet article est l’un de ses dessins.
Un poème planté est paru aux Éditions du sabot rouge, Veneux-les-Sablons, en 2023.