Dante, le film de Pupi Avati

Dante, le film de Pupi Avati

Dante est-il resté toute sa vie cet enfant-adolescent énamouré d’une petite fille de huit ans rencontrée au hasard d’une fête entre voisins? C’est ce que suggère Pupi Avati dans son film Dante. Nous sommes allés le voir à Turin, le 30 septembre, le lendemain de sa sortie nationale dans les salles, en Italie.

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Dante dessinant le plan de l’Enfer. Scène extraite du film «Dante» de Pupi Avati.

Nous sommes vers 1350, une trentaine d’années après la mort de Dante. Un homme malade, Boccace (formidable Sergio Castellitto), calé dans un fauteuil installé dans une carriole brinquebalante, roule vers Ravenne. Caché dans un revers de son vêtement, il tient une bourse de cuir. Les dix florins d’or qu’elle contient sont destinés à la fille de Dante, Antonia, devenue sœur Béatrice, moniale dans un couvent de  Ravenne. 

Il est le messager de Florence. La cité entend, avec cette somme, compenser les souffrances injustes subies par le poète en raison de son exil et de la spoliation de ses biens après sa condamnation en 1302 (lire: Dante, deux siècles pour une amnistie). 

Boccace, personnage central du film

Boccace, double de Pupi Avati, est le personnage central du film. C’est lui qui mène l’enquête, rencontre les témoins, retrouve les lieux fréquentés par le poète. C’est lui encore qui raconte aux spectateurs des épisodes de la vie de Dante, et dessine ainsi en creux ce fanciullo qu’est toujours resté dans l’esprit de Pupi Avati le Sommo poeta

Le film est ainsi construit sur deux plans temporels: celui du voyage de Boccace dans les magnifiques paysages et châteaux de l’Italie septentrionale entre Florence et Ravenne, et celui de la vie de Dante, 30 à 50 ans auparavant, racontée par de brefs flashbacks, construits comme autant de tableaux. 

La scène où l’on voit le petit Dante assister à l’agonie et à la mort de sa mère en est un: Bella est placée sur un lit surélevé entourée de la famille et du voisinage proches. La scène est quasi figée jusqu’au moment de son dernier souffle. Alors, le cierge qu’elle tient à la main glisse au sol et la flamme s’éteint. 

Même dispositif pratiquement pour Béatrice après sa mort: son corps nu est disposé sur un lit-scène semblable pour être habillé d’une somptueuse robe jaune. La scène du cœur dévorée par une Béatrice tenue par Amour, tirée de la Vita Nuova est tout aussi statique et hiératique.

Une mise en scène dépouillée

Ce choix d’une mise en scène dépouillée a sans doute été dictée par le faible budget du film. Il interdisait la reconstitution de grands événements comme par exemple la bataille de Campaldino à laquelle participa Dante. Pupi Avati n’en a conservé que les préparatifs et une scène de victoire dans une chapelle où sont traînés les corps de deux des vaincus du jour: celui du commandant de l’armée gibeline, Guglielmino degli Ubertini et de son neveu Guglielmo Pazzo. 

En dépit de ces limites, le film, grâce à un grand souci des détails, se veut une reconstitution fidèle de la vie dans la Florence et la Toscane médiévale à la charnière du XIIIe et du XIVe siècle. Mais sous ce socle historique solide, Pupi Avati ouvre les portes de son imaginaire dès lors qu’il s’agit de Dante. 

Notre connaissance de la vie du poète florentin est trop lacunaire pour retracer exactement chaque moment de son existence. Personne ne sait si Dante a assisté en personne à l’agonie de sa mère.  De même nous ignorons si avec son «premier ami», Guido Cavalcanti, ils sont allés dans un bordel après la victoire de Campaldino, où encore s’il avait dessiné sur un drap le plan de l’Enfer (image ci-dessus). 

Profitant de ces interstices, Pupi Avati réinvente la relation entre Dante et Béatrice. De son propre aveu —si l’on en croit la Vita Nuova— Dante eut rarement l’occasion de croiser le chemin de Béatrice et surtout de lui adresser la parole. Or ici, elle s’adresse à lui alors qu’elle se rend à l’église encadrée par deux sœurs. Son «Te saluto» est proprement inimaginable d’une part par la différence sociale. Bice Portinari est une jeune fille de la haute société florentine et Dante le modeste fils d’un usurier, mais aussi parce que c’est elle qui s’adresse en premier à un homme.

Des scènes délicieusement poétiques

De même, il n’est pas possible que fraîchement mariée avec un Bardi, membre d’une puissante famille banquière, elle se soit de nouveau adressée au même Dante. Le scandale aurait été énorme. 

Mais de ces deux situations impossibles, Pupi Avati fait deux scènes délicieusement poétiques. La première  par l’échange de regards et la tension (amoureuse?) qu’il crée entre Béatrice et Dante et dans la seconde par l’échange qui se noue entre eux autour de l’une des plus belles poésies du poète,

Tanto gentile e tanto onesta pare 

La donna mia quand’ella altrui saluta, 

Ch’ogne lingua deven tremendo muta 

E li occhi no l’ardiscon di guardare. 

(Si noble et si pudique paraît / Ma dame, quand elle salue quelqu’un, / Que toute langue, tremblant, devient muette / Et que les yeux n’osent la regarder. — Vita Nuova, XXVI). 

Mais le film n’est pas pas bâti sur ces moments poétiques. il est d’abord celui de la vie du poète  telle que racontée dans sa Vita Nuova et par Boccace dans son Tratatello in Laude di Dante

Certes, il est bien question du Dante exilé et poursuivi par la vindicte de Florence. Pupi Avati nous fait toucher du doigt sa misère lorsqu’il fait lire par Boccace la lettre envoyée par Dante à Oberto et Guido de Romena à l’occasion du décès de leur oncle Alessandro. Dans cette lettre, Dante s’excuse de n’avoir pu se rendre aux obsèques 

ce n’est ni l’incurie ni l’ingratitude qui m’a retenu, mais bien la pauvreté soudaine causée par mon exil.1

Mais l’on sent bien que le Dante que le réalisateur veut nous faire connaître est le fanciullo, l’enfant timide, l’adolescent amoureux et hésitant, le jeune homme qui doit sacrifier son amitié pour Guido Cavalcanti sur l’autel du réalisme politique. Le Dante qui, de cœur, n’a jamais quitté Florence. 

Notes

  • Film: Dante
  • Réalisateur et scénariste: Pupi Avati
  • Giovanni Boccaccio, dit Boccace: Sergio Castellitto
  • Dante jeune homme: Alessandro Perduti
  • Gemma Donati: Ludovica Pedetta
  • Beatrice Portinari: Carlotta Gamba
Vox in Bestia, Laura Catrani chante le bestiaire dantesque

Vox in Bestia, Laura Catrani chante le bestiaire dantesque

Avec son dernier opus, Vox in Bestia, la soprano italienne Laura Catrani offre une belle découverte aux amateurs de Dante et du chant lyrique: une création toute entière consacrée à la Divine Comédie.

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Le projet Vox in Bestia est né lors du premier confinement au printemps 2020, alors que se profilait l’année suivante le 700e Anniversaire de la mort de Dante. Laura Catrani a alors imaginé créer un «bestiaire dantesque, une sorte d’exploration des animaux réels et fantastiques que l’on trouve dans la Divine Comédie au travers du prisme de (s)a voix». 

Trois compositeurs italiens contemporains sont ainsi réunis autour de la poésie de Dante, de textes de l’écrivain et poète Tiziano Scarpa et de la voix de Laura Catrani. Chacun de ces compositeurs s’est emparé de l’un des trois Cantiques de la Divine Comédie pour offrir des compositions originales: Fabrizio De Rossi Re a créé les cinq chants de l’Inferno, Matteo Franceschini ceux de Purgatorio et Alessandro Solbiati ceux de Paradiso

Une forte charge symbolique

Chaque morceau s’ouvre par une “miniature”: la lecture, quasi chuchotée par Laura Catrani, de quelques vers de Dante où sont mentionnés l’animal retenu. Ce peuvent être les “trois bêtes” du premier Chant de l’Enfer, ou Cerbère, l’agneau, la cigogne, l’aigle, ou encore le pélican… Mise en bouche essentielle tant «les animaux de Dante possèdent une forte charge symbolique», rappelle Laura Catrani 1.

Le chant de Laura Catrani, à la première écoute, peut dérouter. Elle use du registre exceptionnel de sa voix, passant instantanément du grave à l’aigu, du rire aux pleurs, de la gravité à l’ironie, se jouant des mots de Dante et de Tiziano Scarpa… Nous sommes plus proche du free jazz et de Sequenza III de Luciano Berio dont Laura Catrani est une remarquable —et remarquée— interprète, que de Mozart ou de Brahms. 

Avec ses complices, elle offre une nouvelle lecture de l’œuvre du poète florentin, en lui redonnant sa dimension de comédie, comme lorsque Laura Catrani clôt d’une cascade de rires et d’un sonore «Bienvenue en Enfer» (en français!) le morceau d’ouverture de ce disque. À l’inverse, dans d’autres passages, en particulier dans Inferno, elle nous fera sentir tout le poids et la dureté que partagent les damnés. 

Son chant épouse le drame qui se joue

Cette lecture originale se fait aussi par le choix des “bêtes” qu’elle illustre. Dans le Chant XIII de l’Enfer, celui des suicidés et de Pierre de la Vigne, elle ne retient pas les Harpies, mais les «cagne nere» (“chiennes noires”) qui courent après les damnés pour les déchirer lambeau par lambeau. Son chant épouse le drame qui se joue sous les yeux de Dante et de Virgile. Nous entendons les lamentations du damné déchiqueté par ces chiennes, nous sentons la cruauté de la scène jusqu’au brutal dénouement final. 

Après l’Inferno âpre de Fabrizio De Rossi Re, c’est un univers musical plus apaisé qu’offre Matteo Franceschini pour son Purgatorio. Le chant s’adoucit et par moment s’alanguit. On entend aboyer les roquets («botoli») du Chant XIV et claquetter le bec de ce cigogneau du Chant XXV, qui n’ose lever son aile pour s’envoler, comme Dante n’ose poser la question qui lui brûle les lèvres: «Comment peut-on maigrir, là où n’existe pas le besoin de se nourrir?» (v. 10 à 21). 

Ce mimétisme animal n’a rien de littéral, mais est le fruit du délicat travail de la voix de Laura Catragni. Parfois le chant s’ouvre en un duo comme c’est le cas dans le troisième morceau de Purgatorio dans un jeu vocal vertigineux autour du mot agnus dei.

Une œuvre à écouter et à réécouter

L’élégiaque composition de Alessandro Solbiati nous fait pénétrer dans l’univers musical du Paradiso. Le troisième morceau est un ravissement. Il évoque l’augello, cet oiselet qui guette l’aube sur la cime de son arbre au Chant XXIII du Paradis, pour pouvoir s’élancer à la recherche de nourriture pour ses oisillons. La voix de Laura Catrani épouse cette attente, cette lente venue de l’aube, le chant gracieux des oisillons, célèbre la libération de l’aube qui se lève… 

Il est rare de rencontrer une œuvre où la poésie dantesque acquiert une nouvelle résonance. C’est le cas avec Vox in Bestia. On l’aura compris la beauté de  cette création ne s’apprécie pas dès la première écoute. Elle peut paraître déroutante pour celles et ceux qui sont peu familiers de la musique contemporaine. Mais dès la deuxième audition l’œuvre commence à se dévoiler. Au fond, il en va de même pour la Divine Comédie, chaque lecture apporte de nouvelles nuances, révèle de nouvelles richesses.

Ce modeste obstacle franchi, nous nous trouvons comme Virgile et les esprits fraîchement débarqués sur la côte du Purgatoire, lorsqu’ils écoutent avec Dante le chant de Casella: 

Lo mio maestro e io e quella gente 

ch’eran con lui parevan sì contenti, 

come a nessun toccasse altro la mente.

(Mon maître et moi et tous ces gens / qui étaient avec lui paraissaient heureux / comme si rien d’autre touchait notre esprit — Le Purgatoire, Chant II, v. 115-117)

Notes

Vox in Bestia: Gli animali della Divina Commedia

Fabrizio De Rossi Re : Vox in Bestia Inferno (2021)

Matteo Franceschini: Vox in Bestia Purgatorio (2021)

Alessandro Solbiati : Animalia Paradiso

Laura Catrani (soprano)

Enregistrement Église de San Giuseppe ai Piani, Bolzano, 2-3 août 2021

Stradivarius. STR37207

Vox in Bestia est disponible sur les grandes plateformes d’écoute (Deezer, Apple music, etc.) et en CD. Le livret du CD contient des images de Gianluidi Toccafono extraites de la vidéo créée pour accompagner le projet. 

Le site de Laura Catrani pour mieux connaître cette artiste notamment grâce à des extraits de ses projets précédents

 

 

Il Viaggio, Dante, opératorio de Pascal Dusapin

Il Viaggio, Dante, opératorio de Pascal Dusapin

“Il Viaggio, Dante” est à la fois une traversée de l’œuvre de Dante, un hommage à la musicalité de sa langue et une œuvre nouvelle, personnelle et forte de Pascal Dusapin. Nous avons vu cet opératorio lors du Festival d’Aix-en-Provence, le 15 juillet 2022, au Grand Théâtre de Provence. 

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O voi che siete in piccioletta barca, / desiderosi d’ascoltar, seguiti / dietro al mio legno che cantando varca, / tornate a riveder li vostri liti : / non vi mettete in pelago, ché forse, / perdendo me, rimarreste smarriti.

L’avertissement lancé par le poète à ses lecteurs résonne sur la scène du Grand Théâtre de Provence, manière pour Pascal Dusapin de marquer son ambition et de prévenir les spectateurs d’Il Viaggio, Dante: suivez moi ou vous risquez de vous perdre; les eaux que vous allez parcourir dans ce spectacle ne l’ont jamais été. 

Une reproduction de l’Enfer de Botticelli au mur

Dante est en voiture. Il roule dans une forêt, boit au goulot. Il croise une femme. Est-ce Béatrice? C’est l’accident. L’écran se lève sur un appartement bourgeois aux murs gris et blancs, avec un tableau accroché au mur: une reproduction de l’Enfer de Dante dessiné par Botticelli. Le poète gît sur le plancher. Une femme habillée d’une courte robe noire, parée d’éclats, veille sur lui: 

I’o son Lucia / lasciatemi pigliar costui che dorme; sì l’agevolero per la sua via.

Les lecteurs de la Divine Comédie auront reconnu les vers du Chant IX du Purgatoire (v. 55-57), lorsque Lucie enlève Dante endormi pour le déposer à la porte du Purgatoire: «Je suis Lucie; laisse-moi prendre celui qui dort; je lui faciliterai sa route», dit-elle alors à Virgile. 

Dans cette scène où l’onirique se mêle au réel, le présent au passé, Lucie appelle Béatrice à venir au secours de son fedele. Ce dernier est-il éveillé? Gravement blessé —son plastron est ensanglanté—, il semble rêver. Il se revoit jeune, lorsque «est apparue la première fois la glorieuse dame de mes pensées, laquelle fut nommée par beaucoup Béatrice», ainsi qu’il le disait dans sa Vita Nuova

Le Narrateur sera notre guide

D’ailleurs, Dante «jeune» chante lui aussi. Répond-il au Dante «adulte»? À Lucie? Il semble plutôt dialoguer avec le chœur. Celui-ci s’afflige de la mort de l’aimée: «Ita n’è Beatrice in l’alto ciel». Le chœur l’accompagne dans sa douleur, alors qu’il découvre la disparition de Béatrice avec les premières notes du Miserere me, auquel Pascal Dusapin offre une belle et délicate variante. 

Dans ce premier tableau «d’exposition» de Il Viaggio, Dante, dont la complexité ne nuit pas à la  lisibilité, nous voyons se mettre en place les principaux ressorts de cet opératorio, comme l’appelle son créateur. 

Nous rencontrons notre guide, le Narrateur (Giacomo Prestia, formidable de présence), dont la veste éblouissante et les chaussures d’un rouge tout aussi étincelant sont autant de clins d’œil au Monsieur Loyal des cirques. Ce sera lui qui nous permettra de ne pas perdre le fil, tout au long des sept tableaux qui composent cette œuvre. 

L’auteur du texte est un certain Dante Alighieri, Frédéric Boyer, le librettiste, ayant puisé dans la Divine Comédie et la Vita Nuova, l’œuvre de jeunesse du poète. Il n’offre pas un résumé des deux œuvres, tâche impossible, mais avec ce matériau immense il a recomposé à partir de fragments soigneusement choisis une œuvre nouvelle. 

Le libre-arbitre du librettiste, Frédéric Boyer

La lecture du livret est pour tout amateur du poète florentin une source d’amusement devant la liberté que s’est accordée F. Boyer dans ce qu’il appelle «une libre traversée de l’œuvre de Dante»1: on voit des passages du Paradis s’enchaîner avec d’autres du Purgatoire, les noms des damnés, soigneusement rangés par Dante dans des cercles de l’Enfer différents, être tous égrainés dans un même chapelet… 

Mais cette liberté, nécessaire pour apporter à cet opéra sa poésie, s’accompagne d’une immense rigueur dans la reconstruction du texte. Il s’agit de nous faire entendre un voyage, à travers le deuil et la perte comme l’explique Frédéric Boyer: 

Je voulais construire un livret à partir du matériau Dante, sa langue, sa poésie et réaliser (…) une série de tableaux dont chacun mettrait en scène une épreuve de la parole humaine: dire la détresse, chanter le deuil, parler sans espérance, ou devoir dire ou décrire les malheurs du monde, puis dire l’espérance dont on ne possède jamais l’objet, et la vision béatifique qui ne sera pour nous que l’horizon de notre désir. Chacune de ces épreuves est toujours la nôtre. Comment entrer dans ce monde «sans espérance» et comment y dire ou y entendre notre espérance?2 

Le dialogue de deux Dante

Est-ce de là qu’est née cette idée étonnante, mais qui donne tant de force à cet opéra de faire apparaître et dialoguer deux “Dante”, l’un jeune, celui de la Vita Nuova, et l’autre, celui qui est déjà «nel mezzo del cammin di nostra vita», l’un qui perd Béatrice et s’en désespère et l’autre qui la retrouve au Paradis. 

On comprend mieux alors pourquoi le septième et dernier tableau s’ouvre sur les toutes dernières lignes de la Vita Nuova chantée par le «jeune» Dante: 

e poi piaccia a colui che è sire de la cortesia, che la mia anima se ne possa gire, a vedere la gloria de la sua donna, cioè di quella benedetta Beatrice, la quale gloriosamente mira ne la faccia di colui qui estper omnia secula benedictus. (“et après plût à celui qui est Sire de la courtoisie que mon âme puisse se tourner vers la gloire de sa dame, celle de cette Béatrice bienheureuse, laquelle glorieusement contemple la face de Celui qui est béni pour les siècles des siècles.”) 

et se clôt sur les derniers vers de la Divine Comédie, chanté par le Dante «adulte», désormais capable «a sostener lo riso mio» (“à soutenir mon sourire”) de Béatrice. Le voyage est achevé: 

Già volgeva il mio disio e’l volle,

si come rota ch’igualmente è mossa, 

l’amor che move il sole e l’altre stelle

(Déjà tournaient mon désir et la volonté, / comme se meut régulièrement une roue, / l’amour qui meut le soleil et autres étoiles)

La langue, un choix musical

Le livret utilise la langue de Dante, à l’exception de quelques ajouts pour le chœur en latin. Pascal Dusapin n’imaginait pas utiliser une traduction, car pour lui: 

Musicalement, la question de la langue était évidemment centrale3

Un choix d’autant plus évident que le compositeur a une longue et ancienne fréquentation de Dante. Dans les années 1990, il avait déjà composé Comœdia, une pièce inspirée de trois extraits du Paradis. Il utilisera encore la poésie dantesque dans d’autres œuvres, mais il lui restait «à faire quelque chose avec la Divine Comédie». 

Ce «quelque chose» est donc ce qu’il nomme un opératorio, contraction d’opéra et d’oratorio. Chez Dante, il n’y a pas la même théâtralité, estime-t’il que chez Shakespeare. Peut-être aussi —mais Pascal Dusapin ne le dit pas— existe-t’il une dimension religieuse irréductible dans l’œuvre du poète florentin. 

Celle-ci se retrouve à l’évidence tout au long de la pièce dans les  répons du chœur. Ses chants latins rythment et ponctuent tant le quatrième tableau, celui de l’Enfer, que les sixième et septième, ceux du Purgatoire et du Paradis. 

Une musique contrastée

La musique et les chants de Il Viaggio, Dante sont, pour quelqu’un qui avait assisté la veille à une représentation de l’opéra de Rossini, Moïse et Pharaon, plus… contrastés. Pascal Dusapin joue dans sa composition sur des plages apaisées, de moments de tension, n’hésite pas à créer parfois, dans certaines parties de l’Enfer, un sentiment de malaise. 

La fin angoissante du troisième tableau, où, comme le dit le Narrateur à propos des damnés, «Nulla sperenza li conforta mai» (“nulle espérance, jamais ne les conforte”), la musique âpre qui n’est pas sans rappeler celle des films d’épouvante, les coups de cymbales, les chants du Dante «adulte» et de Virgile qui épousent cette musique angoissante, les rires des damnés… tout concourt à exprimer ce moment terrible où il faut entrer dans l’Enfer, et le faire sous le rire des damnés ou celui du chœur… on ne sait plus… 

Dès le gong d’ouverture du quatrième tableau, les questions pleines de colère de Filippo Argenti frappent: «Che se’ tu / che vieni anzi ora?». La musique complexe soutient, accompagne et amplifie les chants volontairement dissonants et la force tranquille du chœur. Elle laisse du temps à la parole nue, celle du Narrateur, et ricane lorsque les damnés rient. 

Virgile, pâtre échappé des Géorgiques

La qualité des chanteuses et des chanteurs participe à la réussite de cette ambitieuse création. L’étonnante performance de la mezzo-soprano Christel Loetzsch qui joue le «jeune Dante» mérite d’être soulignée. Pascal Dusapin indique avoir écrit sa musique pour cette chanteuse: 

Christel Loetzsch (…) possède une voix de mezzo avec de très beaux aigus et des graves assez spectaculaires, et se situe donc presque entre deux registres de genre. Pour imaginer le rôle de Giovane Dante, j’ai donc construit deux mondes psychologiques incarnés tout simplement par le grave et l’aigu de la voix.»4

Le «tout simplement» mérite d’être apprécié à la hauteur de la performance de Christel Loetzsch. Mais s’en tenir à cette seule chanteuse ne serait pas faire justice aux autres artistes qui ont fait vivre cette création. Jean-Sébastien Bou incarne un Dante tourmenté. Evan Hugues campe un Virgile, pâtre que l’on croirait échappé des Géorgiques

Jennifer France, vêtue de cette «nobilissime colore, umile et onesto, sanguigno», est cette Béatrice tout d’abord «perdue» puis retrouvée et dont finalement Dante pourra «sostener il mio riso». 

Il faut aussi souligner la performance exceptionnelle de Dominique Visse, contre-ténor, qui donne voix mais aussi corps aux damnés, et ne pas oublier la soprano colorature Maria Carla Pino Cury si sage dans sa petite robe noire constellée de diamants, mais si présente tout au long de la pièce. 

Quand pourrons-nous revoir cet opéra?

Un opéra, c’est aussi un orchestre et un chœur. Ici chacun a joué sa juste partition avec l’emploi d’instruments inusités comme le glass harmonica ou les glockenspiels, sous la direction inspirée de Kent Nagano. 

La question à se poser désormais est de savoir où et quand cet opéra, qui n’a été interprété qu’à quatre reprises lors du Festival d’Aix-en-Provence 2022, sera de nouveau monté et joué.

Pour l’instant, il est possible d’en écouter une captation sur France Musique5, mais il manque la dimension visuelle, qu’il s’agisse des décors sobres et dépouillés d’Étienne Pluss et de la mise en scène soignée de Claus Guth. 

Pour une première écoute de cette œuvre complexe, il semble difficile de se contenter du seul son, sans disposer du livret ni des repères visuels, aides précieuses à la compréhension. Mais peut-être suffit-il de se laisser porter par la musique et le chant et tout comme le jeune Dante de ne pas perdre l’espérance. Après tout, cet Opéra est certes une commande du Festival d’Aix en Provence, mais aussi de l’Opéra National de Paris. Alors pourquoi Il Viaggio, Dante ne renaîtrait-il pas bientôt sur une autre scène? «Già volgeva il mio disio e’l velle…» 

Notes

  • Il Viaggio, Dantede Pascal Dusapin. Opéra en sept tableaux
  • Livret de Frédéric Boyer d’après Vita Nova et Divina Commedia de Dante
  • Direction musicale Kent Nagano
  • Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
  • Décors Étienne Pluss
  • Costumes Gesine Völlm
  • Lumière Fabrice Kebour
  • Vidéo rocafilm
  • Dante : Jean-Sébastien Bou
  • Virgilio : Evan Hughes
  • Giovane Dante : Christel Loetzsch
  • Beatrice : Jennifer France
  • Lucia : Maria Carla Pino Cury
  • Voce dei dannati : Dominique Visse
  • Narratore : Giacomo Prestia
  • Chœur de l’Opéra de Lyon
  • Chef de choeur : Richard Wilberforce
  • Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Kent Nagano
  • Commande du Festival d’Aix-en-Provence, Opéra National de Paris
Una commedia per Dante, opéra-bouffe de Federico Benedetti

Una commedia per Dante, opéra-bouffe de Federico Benedetti

«Una commedia per Dante» a été composée pour fêter l’anniversaire des 700 ans de la mort du poète. Elle a été commandée au compositeur et musicien de jazz, Federico Benedetti. Il a réussi un opéra-bouffe joyeux et moqueur qui interroge à sa manière les origines de la Divine Comédie. Cette œuvre, créée le 17 mai 2021 au Teatro Olimpico de Vicenza, est aujourd’hui accessible sur la chaîne YouTube du Conservatoire de Vicenza. 

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Una commedia per Dante, de Federico Benedetti. Dans cette scène Dante est entouré d’Amour, de Béatrice et de Guido Cavalcanti. (Capture d’écran).

À s’en tenir à la lettre de Una commedia per Dante, de Federico Benedetti, Dante n’aurait été qu’un Casanova de préfecture, le pâle plagiaire d’un auteur arabe, un pauvre versificateur dont la gloire ne serait dûe qu’à un pacte faustien. 

Il y a bien sûr du vrai dans ces péchés dont est chargé le poète florentin, mais l’opéra-bouffe de Federico Benedetti est d’abord et avant tout une plaisante pochade que l’on a un grand plaisir à regarder. 

Dans un interview à Proustonomics1 l’auteur a révélé le point de départ du livret: 

La culture européenne a été beaucoup influencée par l’Espagne musulmane, au point qu’une des œuvres de jeunesse de Dante, La Vita Nova, semble très inspirée d’un auteur musulman andalou du XIe siècle, Ibn Hazm, qui a écrit Le Collier de la Colombe, sorte de version arabe de La Vita Nova

Une osmose entre deux traditions littéraires

Cette influence musulmane est peut-être particulièrement marquée pour ce qui concerne la poésie provençale en raison de nombreux échanges entre l’Andalousie et la France méridionale du XIIe siècle. «Cela fait suspecter, écrit Massimo Campanini, qu’une osmose se soit produite, un échange, non admis peut-être, mais indubitable, entre deux traditions littéraires distinctes mais sur de nombreux points convergentes».2

Logiquement, Federico Benedetti tire ce fil et installe Ibn Hazm en justicier de la poésie. «Je suis venu te démasquer très cher imposteur», dit-il à Dante dans l’une des premières scènes de la pièce. Il explique au poète italien qu’il a écrit Le Collier de la Colombe, un récit 

moitié en vers, moitié en prose, dédié à un ami cher pour parler de l’amour et de mon expérience. J’y ai raconté comment l’amour élève l’âme au Ciel. (…) Avec Vita Nova tu as écrit à ta manière mon livre. 

Et la manière de Dante n’est pas celle d’Ibn Hazm:

La problématique de l’amour chez Ibn Hazm anticipe certains aspects du Stilnovo: une vision de l’amour qui oscille entre abandon sensuel et contrôle éthico-spirituel, même si évidemment chez l’auteur arabe il n’y a pas de nature angélique de la femme. Il est plus proche de Cavalcanti (ou Guittone) que de Dante.3

Un acte d’accusation cruel

Quoiqu’il en soit, les retrouvailles —sur scène— de Dante avec ses anciennes “amours” ne sont guère aimables, qu’il s’agisse de la donna pietosa, cette «noble jeune dame et très belle qui le regardait avec compassion» 4; de la donna specchio (ou schermo) cette jeune femme qui sera «un écran pour la vérité»5 et lui permettra de cacher son amour pour Béatrice; ou encore de la donna pietra (ou Petra, comme la nomme Dante), objet d’un amour tenace mais non partagé, et à laquelle Dante dédia quatre poèmes clairement identifiables. 

L’acte d’accusation est sévère: ce n’est pas avec ses propres vers qu’il a cherché à séduire ces jeunes dames, mais «en empruntant son arsenal aux poètes arabes et aux poètes provençaux».

Déjà attaqué comme plagiaire, avec l’apparition de Guido Cavalcanti, l’acte d’accusation s’enrichit de la trahison. Dante perd pied. Il avoue: «Comme tu as raison. À ce qui est vain j’ai donné de la valeur». 

Une proposition diabolique d’Amour

Il ne reste plus qu’à Béatrice —magnifique Sara Gramola— de planter le dernier clou en lui disant qu’il se retrouve «seul, narcissiste et immature». On retrouve là les accents du Chant XXX du Purgatoire: «e volse i passi suoi per via non vera, / imagini di ben seguendo false, / che nulla promession rendono intera» (“et il tourna ses pas vers une voie erronée / suivant des images fausses du bien, / qui ne tiennent aucune promesse entièrement — v. 130-132)

Comment retrouver sa gloire, redevenir le sommo Dante, alors que sa vie n’est plus que ruines et faux-semblants, c’est l’histoire de la fin de cette Commedia, dont la clé réside dans une suggestion diabolique d’Amour: 

que Dante écrive un long poème dans lequel il s’excusera et il sera pardonné. Il se confessera et obtiendra l’absolution

Sur les conditions de sa naissance ce long poème qu’est la Divine Comédie.qu’imagine Federico Benedetti nous ne dirons rien, et nous en resterons à la seule lecture de l’acte d’accusation. Le principe d’un opéra-bouffe est de proposer outre la fantaisie des situations et le jeu des quiproquos, un coup de théâtre final. 

C’est donc une jolie surprise que cette Commedia per Dante par son livret mais aussi par sa musique légère et entraînante. Il y a de belles réussites chantées, en particulier les deux duos entre Guido Cavalcanti et Dante pour le premier et entre Béatrice et Dante, où les voix se répondent et se superposent. 

UNA COMMEDIA PER DANTE

Opéra-Bouffe de Federico Benedetti titulaire de la chaire de Composition de Jazz au Conservatoire de Vicenza. ll est l’auteur du livret et de la musique. Cette œuvre a obtenu le patronage du Comité National pour la Célébration des 700 ans de la mort de Dante.

Dans la vidéo enregistrée dans le Teatro Olimpico di Vicenza, en l’absence de spectateur (en raison de la pandémie de Covid) le 17 mai 2021, la distribution est la suivante: 

  • Dante: Yumin Yang
  • Ibn Hazm / Amour / Diable: Diego Castello
  • Béatrice: Sara Gramola
  • Guido Cavalcanti: Alberto Zanetti 
  • La Donna Pietra: Lucìa Mariel Fernandez
  • La Donna Specchio: Hanna Kim
  • La Donna Pietosa: Chiara Selmo
  • La musique est interprétée par l’Ensemble du Conservatoire de musique de Vicenza, Arrigo Pedrollo.
Ebba Holm et Klaus Wrage: Le noir de l’Enfer et la lumière du Paradis

Ebba Holm et Klaus Wrage: Le noir de l’Enfer et la lumière du Paradis

C’est une exposition remarquable qu’avait organisé du 12 février au 8 mai 2022, à Berlin le Kupferstichkabinett autour de deux grands artistes: la Danoise Ebba Holm et l’Allemand Klaus Wrage. Ces deux artistes méconnus ont su grâce à des techniques, atypiques, la linogravure pour la première, et la xylographie pour le second, traduire en images la poésie de la Divine Comédie.

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Klaus Wrage: Dante aveuglé par la lumière de St Jean, Le Paradis, Chant XXV

Avril 2022 à Berlin. Il faut marcher à travers les immenses travées vides du Kupferstichkabinett, escalader plusieurs volées d’escalier, pousser une porte et enfin entrer dans l’exposition Höllenschwarz und Sternenlicht, «Enfer noir et Lumière des étoiles». 

Sur les murs, se détachent, soigneusement encadrées et alignées, les linogravures de l’artiste danoise Ebba Holm et les gravures sur bois de l’Allemand Klaus Wrage. Il est paradoxal que ce musée qui possède 84 illustrations de Botticelli sur la Divine Comédie1 n’ait présenté que des auteurs contemporains, ou quasi contemporains. 

Il est sans doute injuste de ne pas retenir les autres artistes exposés, comme Odilon Redon, Gustave Doré ou encore Arnold Böcklin, mais le cœur, l’ossature de l’exposition est faite des œuvres d’Ebba Holm et Klaus Wrage. 

Le travail de ces deux artistes peu connus en France mérite que l’on s’y arrête. 

Une sagesse qui n’est qu’apparence

Les œuvres de Ebba Holm (voir biographie ci-dessous) se caractérisent par une sobre élégance, et son dessin illustre, au sens propre du terme, les scènes. C’est, par exemple, une version très apaisée et romantique qu’elle présente du couple Paolo et Francesca (Chant V de l’Enfer): Francesca est nichée dans le corps de Paolo, sa tête reposant sur le sein de ce dernier. Ils sont comme posés sur un îlot de calme au milieu de la tempête de vents violents qui est censée les emporter et les tourmenter. 

Mais il ne faut pas en rester à cette sagesse apparente. Ebba Holm a lu et relu le texte de la Divine Comédie et se l’est profondément appropriée. Le dessin où elle ramasse en une seule illustration les trois chants de l’Enfer «sous la pluie de feu» (XIV à XVI) en est un exemple. 

Le lecteur de la Divine Comédie reconnaît en avant-plan le corps de Capanée allongé «qui semble ne pas se soucier du brasier», plus loin  il voit Brunetto Latini se saisir des pans du manteau de Dante, mais aussi ces Florentins qui «forment tous trois une roue. / Comme les lutteurs nus et huilés / cherchent leur prise». Mais au-delà de ces détails, on est frappé par la force du tableau d’ensemble que forment ces trois chants ainsi rassemblés sous nos yeux. 

D’un coup, on voit le chemin que suivent Dante et Virgile, protégé des flocons incandescents par des vapeurs dont on distingue les volutes. Le jeu du noir du chemin et du ciel avec le blanc de la plaine de sable dramatise encore la scène. Chaque petite tache blanche qui se détache du sombre du ciel devient un point de feu et l’on devine le désarroi et la souffrance des damnés à leurs gestes désarticulés. 

La force de l’abstraction de Ebba Hom

La force de Ebba Holm se trouve peut-être dans d’autres dessins où elle joue l’abstraction. Nous en avons une amorce avec cette illustration qui représente la porte d’entrée de l’Enfer. Virgile et Dante sont deux silhouettes minuscules devant une immense bouche noire. Quelques lézardes blanches strient les murs de cette grotte et sur le fond sombre se détachent les fameuses phrases d’ouverture du Chant III: «Per me si va nella città dolente / Per me… »

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Ebba Holm, La Divine Comedie

Cette abstraction trouve son acmé dans le dessin d’ouverture. Une large pyramide noire figure l’Enfer et la montagne du Purgatoire, qui s’achève en un large entablement. Cette sombre montagne contraste avec un ciel lumineux où quelques bandes noires permettent de figurer ces étoiles. L’absence de figure humaine évite toute distraction de sens: c’est bien d’une ascension vers le ciel dont il sera question dans cette Divina Commedia dont le titre s’affiche dans une typographie caractéristique des années 1930. 

Avec ce dessin, qui ouvre l’exposition, Ebba Holm, montre à quel point la technique qu’elle utiise, que l’on pourrait trouver rustique car elle n’autorise que les contrastes brutaux entre le noir et le blanc, peut être d’une expressivité rare. 

Le destin heurté de Klaus Wrage

Faut-il voir dans le destin autrement heurté de Klaus Wrage une explication à la vigueur et à la force de son trait. Elle ne saurait se trouver dans la technique qu’il emploie, la xylographie, la gravure sur bois, qui produit aussi des images fortement contrastées en noir et blanc. 

Klaus Wrage (voir sa biographie ci-dessous) est un quasi contemporain de Ebba Holm, puisqu’il naquit en 1891. Si lui aussi séjourna brièvement en Italie vers 1912, c’est la Grande Guerre de 1914-1918 qui va durablement le marquer. Engagé volontaire dès 1914, il sera gravement  blessé en Champagne. Dès qu’il est rétabli, il est envoyé sur plusieurs champs de bataille dont celui de Verdun où il sera fait prisonnier. 

Dans le camp de prisonniers de Chamery, il va découvrir, par hasard, une édition allemande de la Divine Comédie. Tout de suite il s’en empare et va en rester durablement marqué comme il le raconta bien plus tard, dans un livre paru en 1958, Beatrice, Dante’s rechter Weg zu Gott

En 1917, après l’enfer de Verdun, Douaumont et le Camp de Représaille, j’ai trouvé la Divina Commedia de Dante à l’hôpital militaire et j’ai commencé à la dessiner. J’avais expérimenté un enfer que je n’aurais jamais imaginé auparavant, et la confusion due à une catharsis a secoué mon âme déchirée, mais le paradis de la bouche souriante et des yeux splendides me transportèrent au Purgatoire et au Paradis. Nous avons cru autrefois de manière optimiste en la lumière et dans le progrès, dans l’être. L’horreur de ne pas être s’est emparé de nous et du monde seulement après l’enfer des deux guerres mondiales, pendant l’«ère atomique». L’être est éternel, mais le génie dantesque illustre aussi en Enfer le non-être éternel. Mais il nous guide à travers cet Enfer jusqu’au Paradis.2

Un dessin dur et âpre

Ces quelques lignes sont importantes, car Klaus Wrage fait partie des rares artistes à avoir illustré l’ensemble de la Divine Comédie. Il donne corps à sa vision dès le début des années 1920, en réalisant une série d’incunables, dont il fit don pour une grande partie au Kupferstichkabinett. Les collections du musée s’enrichirent ainsi de 123 gravures sur bois illustrant l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. 

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Un exemple du travail de Klaus Wrage avec la mise en regard du texte et de l’image. (Photo Marc Mentré)

Las, les aléas de la Seconde Guerre Mondiale, firent que cette collection fut perdue… avant d’être retrouvée il y a quelques années sur le marché de l’art espagnol. 

Le trait de Klaus Wrage n’est pas aimable en tout cas pour la vision qu’il donne de l’Enfer. 

C’est le visage dur d’un homme au regard perdu, à l’expression inquiète qu’il dessine pour Dante au Chant I de l’Enfer. Point de répit dans le Chant V. La scène dans laquelle les âmes sont prises dans la tempête est d’un réalisme cru: les corps disloqués sont aspirés, projetés, emmêlés. Et lorsqu’il fait un gros plan sur Paolo et Francesca, certes le couple est enlacé, mais l’épaisse lame de la dague qui les a frappés perce encore leurs corps. Leurs visages, tout comme celui de Dante, sont marqués d’une profonde détresse. 

Difficile de choisir, tant chaque scène à de force, que ce soit celle des “gourmands” du Chant VI enfoncés dans la boue sous une pluie glacée et lourde, ou encore la haine primaire qu’exprime le visage de Filippo Argenti lorsqu’il s’efforce de se hisser sur la barque qui transporte Virgile et Dante à travers le marais du Styx.

La lumière accompagne les envoyés du Ciel

Dans plusieurs de ses dessins sur l’Enfer, Klaus Wrage joue sur l’accumulation des corps,  comme la scène —oh combien glaçante!— des usuriers assis au bord de la falaise sous d’énormes flocons de feu. Ce tableau se détache d’un fond noir, celui de l’Enfer, où rien ne brille ni ne luit. 

Si donc l’Enfer de Klaus Wrage est noir, son Purgatoire est plus contrasté. Il continue certes de dessiner de sombres images. Par exemple, celle où se dressent les silhouettes squelettiques des âmes du Chant XXIII du Purgatoire, dont «chacune avait les yeux sombres et caves, le teint pâle, et tant privée de chair / que la peau épousait les os.» (v. 22-24) est d’une violence saisissante. 

Mais le Purgatoire est marqué par l’irruption de la lumière. Aux larges aplats noirs de l’Enfer, succèdent des dessins aux traits appuyés sur des fonds blancs. Ils deviennent presque lumineux lorsqu’apparaît un envoyé du Ciel, comme l’ange qui, au Chant II, conduit les âmes des rivages du Tibre à la plage du Purgatoire. 

Cette lumière éclate dans les dessins épurés et graphiques du Paradis, un défi auquel cet illustrateur s’est confronté. Comment traduire la poésie de Dante, alors que souvent le poète lui-même avoue ne pas avoir les mots pour retranscrire ce qu’il voit. Le graphisme de Klaus Wrage se fait plus épuré et abstrait. 

Pour illustrer le Chant XXV du Paradis, celui où Dante, ébloui par la lumière de Saint Jean, devient quasiment non-voyant, il dessine une sombre silhouette. On devine qu’il s’agit de Dante. Il se tient immobile au milieu d’une multitude de cercles qui tournent et dansent autour de lui, à l’exception d’un seul au centre, qui est celui de Saint Jean. C’est pour lui que Dante se brûle les yeux et s’efforce de «voir quelque chose qui n’est pas ici». (v. 123). 

L’exposition ferme ses portes le jour où est publié cet article3. Il n’en existe guère de traces, si ce n’est quelques articles dans des journaux allemands comme celui de la Frankfurter Allgemeine Zeitung auquel on peut se référer. Il serait dommage que ces deux artistes mis en lumière à cette occasion retournent dans un oubli injuste. 

EBBA HOLM

Ebba Holm est née le 29 mai 1889 à Frederiksberg, dans la banlieue de Copenhague. Elle fait des études artistiques classiques: une École d’Art en 1906, puis l’Académie des Beaux Arts, dont elle sort diplômée en 1913. Elle va ensuite voyager en Allemagne, en France à Paris, mais surtout en Italie où elle effectuera plusieurs longs séjours entre 1913 et 1939. Ces séjours seront déterminants dans sa vision de l’art et dans sa technique. Il est très probable qu’elle découvre l’œuvre de Dante lors du six centième anniversaire de sa mort en 1921. 

Passionnée par la période médiévale, mais aussi par la peinture italienne de la Renaissance et le baroque, elle peindra de délicates aquarelles de paysages. Surtout elle adoptera et cultivera sa technique de linogravure, qui consiste à graver en creux sur du linoléum une image pour ensuite l’imprimer sur un tissu ou un papier. Une technique qu’elle travaillera particulièrement lorsqu’elle collaborera de 1924 à 1926, à la revue spécialisée italienne Xilografia

Ebba Holm est décédée le 30 novembre 1967 à Copenhague.

Son œuvre majeure —à tout le moins aux yeux des amateurs de Dante—  sont la centaine de linogravures qu’elle a réalisées pour illustrer l’édition d’une traduction en danois de la Divine Comédie parue en 1929. Le Kupferstichkabinett acheta à la fin des années 1920 une centaine d’impressions en lin de ses œuvres. C’est une partie d’entre elles qu’y sont accrochées sur les murs de l’exposition. 

KLAUS WRAGE

Klaus Wrage est né le 18 avril 1891 à Malente-Gremsmühlen, dans le Holstein, une région septentrionale de l’Allemagne. Son père Hinrich Wrage (1848-1912) était un peintre paysagiste reconnu.

Après avoir étudié la philosophie et la Science naturelle à l’université de Tübingen, puis de peinture à Münich, il part en 1912 en Italie. Au cours de ce séjour, sur les bords du Lac de Garde,  il sera l’élève de Hans Lietzmann. Il étudia notamment le nu masculin. 

Engagé dans l’armée allemande dès 1914, blessé en Champagne, il participe plus tard à la bataille de Verdun où il est fait prisonnier. C’est lors de sa détention qu’il découvre la Divine ComédieLibéré en 1920 il retourne dans sa région natale le Holstein. Il  y épousera la danseuse et chorégraphe, Greta Wrage von Pustau.

Lors de son retour, il  réalise  vingt quatre dessins à la pointe sèche sur la Vita Nova, avant de se consacrer à la Divine Comédie en utilisant cette technique si particulière et expressive qu’est la xylographie, ou gravure sur bois. Il va réaliser 99 gravures et autant de textes gravés produisant de la sorte un ensemble complet de la Divine Comédie

Dante l’accompagne toute sa vie. Il développe une analyse toute personnelle de l’œuvre basée sur la numérologie en particulier le chiffre 4, dont l’extrait suivant, de son livre Beatrice, Dante’s rechter Weg zu Gott, donne un aperçu: 

36 est le numéro du Graal. Trois fois douze = 36. Les Templiers forment sa protection, et aussi son impact sur le monde (= 4) montre le chiffre symbolique 36, c’est-à-dire 9 x 4 = 36. Aussi ici, la racine numérique de 36 = 9. 360° est le cercle, symbole de la perfection divine. Ce symbolisme des nombres était encore très vivace au temps de Dante, et pourrait vous en dire beaucoup sur la manière dont je l’ai vécu de manière vivante dans mon travail artistique, que je le veuille ou non, parce que moi aussi je suis un Thomas mécréant. Il n’est pas étonnant que la signification symbolique des nombres soit encore vivante.4

Klaus Wrage est décédé le 11 septembre 1984, à Eulin-Fissau.

  • À LIRE: Klaus Wrage, Illustratore della Divina Commedia di Dante, a cura di Sibyl von der Schulenburg e Giancarlo Lacchin, il Prato, Saonara, 2021. Ce petit livre soigné de quelques 120 pages, outre une bibliographie complète de Klaus Wrage, contient une cinquantaine de xilographies de l’artiste, ce qui en fait un ouvrage précieux
La Divine chromatie de Philippe Fretz

La Divine chromatie de Philippe Fretz

Le monumental triptyque de Philippe Fretz, “Divine chromatie” est exposé à Strasbourg, à l’église du Temple Neuf, jusqu’au 10 avril. Le peintre genevois offre une relecture picturale et contemporaine de la Divine Comédie de Dante. Une vision déroutante mais étonnement fidèle au chef d’œuvre du poète florentin. 

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Divine chromatie, ©Philippe Fretz

La Divine chromatie est, au sens plein du terme, une œuvre géante. Par ses dimensions en premier lieu: 3,6 mètres de haut, 11 mètres de large, ce gigantesque triptyque impressionne. Mais surtout par son ambition: le peintre Philippe Fretz entend réinterprèter la Divine Comédie et la recomposer en une œuvre contemporaine. 

Le visiteur, s’il est familier des représentations traditionnelles de l’œuvre majeure de Dante, ne peut qu’être dérouté: le gouffre de l’Enfer et le mont où s’accroche les corniches du Purgatoire ont disparu; les sphères des cieux se sont évaporées. L’enchaînement rigoureux où se succèdent les trois règnes a disparu. 

Des figures familières

Un examen plus attentif permet toutefois de distinguer quelques figures familières: Lucifer, un ange volant au-dessus d’une terrasse, Géryon comme en apesanteur, chargé de ses deux passagers, Dante et Virgile…  

Mais que viennent faire ces terrasses, ce labyrinthe d’escaliers, ce golfeur, ces paysages genevois tranquilles, cette nature manucurée? Qui sont ces personnages que l’on distingue, l’une assise tranquillement, une autre jouant sur sa guitare… Et ce vélo, cette trottinette, tous ces objets incongrus ne trahissent-ils pas une modernisation abusive et une recherche de la transgression pour la transgression?  

Et puis, progressivement les logiques, les partis pris se font jour, et l’œuvre dans sa complexité et sa richesse se révèle: c’est la Divine Comédie mais c’est en même temps une œuvre distincte, originale. Les paysages, les ouvrages d’art qui peuplent l’univers de ce Genevois, forment une ligne familière et marquent la réappropriation de l’œuvre de Dante, comme, par exemple, le bâtiment des Forces motrices de Genève.

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Le bâtiment des Forces motrices à Genève, est réinterprété dans Divine chromatie.

II faut commencer par un chiffre: 33, soit le nombre de tableaux qui composent le triptyque. Il y en a donc autant que de chants dans un cantique de la Divine Comédie. Mais le jeu avec les nombres est plus subtil: l’œuvre est composée de onze panneaux en longueur et de trois en hauteur. On retrouve donc ce trois symbolique, propre à l’œuvre dantesque. 

Le fil d’Ariane de ce labyrinthe est un golfeur

On entre dans la Divine chromatie. pratiquement en son centre («nel mezzo del cammin…»). Un golfeur fait son chemin dans une forêt peuplée des trois bêtes, le lion, le léopard et la louve. Le même golfeur que l’on retrouve jouant son coup dans le tableau situé juste au-dessus.

Son swing propulse sa balle à gauche. Très vite, l’œil est accroché par Minos et son immense queue avec laquelle il attribue à chaque damné sa peine. Il est coiffé d’un cône formé de neuf cercles concentriques. Nous sommes donc dans l’Enfer. Il ne reste plus qu’à parcourir les terrasses, dégringoler les escaliers, pour rejoindre Lucifer, s’agripper à son corps, pour surgir à droite du tableau dans le Purgatoire. 

On comprend alors que le triptyque reprend les trois cantiques, mais que chacun est disposé de manière originale: l’Enfer, à gauche, et le Purgatoire, à droite, enserrent le Paradis qui occupe la place centrale. Et l’on comprend aussi qu’il faut suivre un parcours labyrinthique, et que le golfeur est notre fil d’ariane. 

C’est lui qui nous entraîne le long des terrasses, et nous découvrons alors que tous les symboles dont est peuplé la Divine Comédie sont présents et le sont à leur place: l’escalier tricolore qui mène au Purgatoire, les sept “P” gravés sur le front de Dante, la procession du paradis terrestre, et petit clin d’œil qui nous avait échappé, mais qui désormais ne quitte plus notre rétine: le mont du Purgatoire est là, tranquillement posé près de l’azur qui court tout au long du triptyque. Tout juste si l’on remarque que son image miniature ponctue et figure les sept corniches de ce règne.

La rencontre avec Dieu

Le paradis et ses neufs sphères, chacune habillée de sa couleur dans un jeu chromatique subtil occupe le centre de l’œuvre, comme si tout y convergeait. Cette sorte d’évidence naturelle est une des forces de la peinture de Philippe Fretz. Car s’il déploie l’univers de Dante sur un autre plan que la poésie, il n’en oublie pas la logique profonde: dans la Divine Comédie tout mène au Paradis et surtout à la rencontre avec Dieu. Quelques vers, une vision brève, un éclair à l’échelle du poème dans son entier. 

Il faut alors lever les yeux et fixer le milieu du tryptique pour apercevoir minuscule à l’échelle —géante— de l’œuvre les «tre giri / di tre colori e d’una contenenza» (“trois orbes / de trois couleurs et d’une même dimension”), représentation imaginaire de cette Sainte Trinité que Dante aperçoit dans la lumière divine. 

Philippe Fretz a consacré plus de cinq années de sa vie à peindre la Divine chromatie. Il a lu Dante, a regardé attentivement les peintures, fresques et enluminures de cette époque d’un art naissant. Et s’il joue avec la perspective, celle-ci est gauchie comme pour retrouver cette époque lointaine où Cimabue, Giotto ignoraient cette technique. 

La Divine chromatie est pour le lecteur de la Divine Comédie étrangement apaisante. Certes on sent bien que l’Enfer est un lieu de peines et de douleurs, mais cela est plus suggéré que surligné, et passe par des noirs, des marrons, des ombres, des ciels obscurcis… qui rendent en opposition plus lumineux les tableaux du Purgatoire et surtout du Paradis. 

Car c’est bien la lumière et le jeu des couleurs qui sont au cœur du projet de Philippe Fetz: Il s’agit pour lui de retrouver par la peinture la poésie de Dante mais aussi et surtout sa lumière. La Divine Comédie explique Didier Ottaviani «fait de la vision une clef d’accès à la profondeur du réel.» Il ajoute: 

Dante ne limite pas le regard à une simple perception sensible qui resterait à la surface des choses, car sa conception de l’être est profondément articulée autour d’une notion centrale la lumière.1 

C’est cette lumière qui porte la Divine chromatie

Notes

  • La Divine chromatie est exposée jusqu’au 10 avril, à l’église de Temple Neuf, place du Temple Neuf, 67000 Strasbourg. 
  • Horaires d’ouverture: du mercredi au dimanche de 15 à 19 heures. 
  • Le livre Divine chromatie accompagne l’exposition. Il est vivement conseillé pour tous celles et ceux qui veulent mieux comprendre l’œuvre, en découvrir la construction et le jeu subtil des correspondances avec l’œuvre de Dante. On y trouve un texte de Fabrice Hadjadj, philosophe et écrivain français, une introduction de Didier Ottaviani, spécialiste de la pensée du Moyen Âge, et une cartographie de l’œuvre établie et commentée par Stéphanie Lugon. Art & Fiction, Lausanne, 2019.
  • Le site de Philippe Fretz
  • Illustration: photo Geneviève Maldelar