Anne et Patrick Poirier: Hommage à Dante

Anne et Patrick Poirier: Hommage à Dante

“Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire et Paradis” d’Anne et Patrick Poirier ne saurait laisser indifférent. Le triptyque dans son ensemble a été exposé à Milan en ce début d’année 2023. Mais déjà seuls Purgatoire et Paradis sont encore visibles. Il faut courir les voir tant qu’il en est temps.

Hommage_a_Dante_Enfer_detail_Anne_Patrick_Poirier

Hommage à Dante, Enfer, de Anne et Patrick Poirier. Détail de l’œuvre exposée à la Casa degli Artisti, Milan

Trois œuvres, trois lieux d’exposition… la nouvelle création, Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire et Paradis, d’Anne et Patrick Poirier se veut pourtant d’un même geste. Raconter cette exposition, c’est raconter un moment de magie éphémère. Enfer, le premier volet, a déjà quitté le hall de la Casa degli Artisti. À mi-mars, ce sera Paradis qui abandonnera sa bonbonnière du Palazzo Borromeo et en avril Purgatoire sera décroché des murs de la Galleria Fumagalli. Les œuvres étant en vente, il est peu probable que, dans un avenir proche, Hommage à Dante soit de nouveau visible dans son ensemble. Cet article se veut donc un mémoire de cet événement éphémère.

Hommage à Dante est d’abord un parcours dans Milan. Il faut longer le sombre château des Sforza, suivre le vivant Corso Garibaldi, tourner à gauche dans une petite ruelle. Une grande bâtisse d’allure industrielle, aux larges fenêtres. La Casa degli Artisti est là. Au rez de chaussée, à peine passé la porte, on découvre la première partie d’Hommage à Dante

La fresque transperce le hall sur trente mètres

Enfer qu’ont imaginé Anne et Patrick Poirier, ironiquement baptisé Le Grand Hôtel Dante, semble un fleuve de sang qui charrie les scories et les cendres de la vie et de la mort. Il transperce sur trente mètres le hall vide. Il faut s’approcher, marcher le long de l’œuvre, chercher à comprendre, retrouver des figures, des scènes, des personnages de la Divine Comédie… arriver au bout, regarder celui qui clôt la fresque: l’ange de l’histoire. Cet ange semble vouloir s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. En lettres de sang, le tableau final nous le décrit ainsi:

 Le visage est tourné vers le passé. Là où ne nous apparaît qu’une chaîne d’évènements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe. (…) Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais au Paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous APPELONS LE PROGRÈS…

La citation est de Walter Benjamin. Son pessimisme est nourri des drames que vécut le philosophe: la montée du nazisme, l’exil, les débuts de la Deuxième Guerre mondiale… Le texte lui-même lui a été inspiré d’une aquarelle de Paul Klee, Angelus Novus, qu’il posséda jusqu’à sa mort en 1940. Ce texte commence ainsi: 

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire».1 

Les images de la catastrophe

La poésie de Dante se prolonge ainsi dans Enfer à travers les tragédies contemporaines et nos sombres interrogations. 

Hommage_a_Dante_Anne_Patrick_Poirier

Enfer d’Anne et Patrick Poirier, une fresque spectaculaire de trente mètres de long.

Pour mieux comprendre ce que veulent nous dire Anne et Patrick Poirier, il faut remonter le long du fleuve de sang, regarder les ruines «qui s’élèvent jusqu’au ciel», aller jusqu’à sa source, à son début, à ce dessin qui porte la date du lundi 23 mars 2020. La silhouette décharnée d’une rangée de troncs mimant une forêt émerge d’un nuage sanglant. «Cette sylve obscure», comme nous le dit la légende reprenant ainsi les premiers mots de l’Enfer de Dante. 

Le 17 mars 2020, commence en France le confinement. Anne et Patrick Poirier sont enfermés, du jour au lendemain, dans leur maison provençale. Patrick Poirier raconte dans une interview: 

«Immédiatement nous avons pensé à ces tableaux de la Divine Comédie, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, et nous avons pensé que nous devions faire quelque chose que nous n’avions jamais fait de notre vie, comme œuvre. Nous devions le faire immédiatement et nous avons commencé dans les deux jours qui ont suivi».2 

L’œuvre s’est donc faite en marchant dans leur atelier de Lourmarin. C’est en marchant le long de la fresque, comme le faisait Dante et Virgile lorsqu’ils descendaient les cercles de l’Enfer, qu’il faut la découvrir jour après jour, scène après scène, tableau après tableau: le feu éternel, les tombes cernées «de feux épars», le cavalier de l’apocalypse, squelette sur celui cabré de son cheval… 

Un œil noir bordé de rouge marque le centre de l’œuvre

Un trou, un œil noir bordé de rouge marque le centre de la fresque. Il est, nous dit la légende, ce «confinement», ce «…nouvel isolement dénie de toute humanité… la surface vide de l’existence». 

Le chemin n’est pas achevé. Lucifer aux trois visages, la bouche grande ouverte, engloutit un pécheur. Plus loin, des corps sont plongés dans un bain de sang. Plus loin encore, progressivement, des objets contemporains apparaissent, des personnages en costume contemplent «ce monde paradis transformé en théâtre immonde».

Le texte qui longe les dessins se déroule désormais sur plusieurs strates, l’une est celle de la date où le dessin a été réalisé, l’autre donne des parcelles du texte de Dante, une troisième des commentaires, une quatrième peut-être des extraits d’autres œuvres… 

Le fleuve de sang s’arrête brutalement le «mercredi 8 mai 2020» pour cèder la place à des traits hachés, au noir et blanc. Nous sommes devant « ce lac à qui le gel donnait l’aspect du verre et non de l’eau». Quelques visages noyés dans cette glace s’y distinguent.Quelques pas, quelques figures et de nouveau nous nous retrouvons face à l’ange qui regarde la catastrophe. 

Ce sont donc deux enfers qui se croisent et se mêlent dans ce premier chapitre de cette trilogie Hommage à Dante: celui créé par le poète florentin il y a sept siècles, et celui, contemporain, du confinement, de l’enfermement et du contrôle. 

La main d’Antée libérée de ses chaînes

Difficile d’oublier alors cette main libérée des chaînes dont on comprend, à la lecture du vers «…il nous déposa tout doucement dans l’abîme…», qu’il s’agit de celle du géant Antée qui dépose Virgile et Dante sur la glace du Cocyte. 

Ces deux silhouettes vêtues d’un costume grisâtre qui nous tournent le dos sont-elles les deux poètes? Qu’importe! L’essentiel, ce sont peut-être les lambeaux de texte qui bordent le dessin et traduisent cette impression d’immobilité et d’inutilité et aussi d’épuisement de tous ceux qui étaient alors enfermés dans le confinement et la hantise de la maladie. Le dessin est daté du 30 avril 2020. 

… Que veux-tu dire, mon Virgile?… 

… La voix de l’esclave se chargea de répondre:

… Il n’y a plus de temps, et il n’est plus permis de parler de l’art…

… L’art n’a plus aucun pouvoir, il n’a plus le pouvoir d’annuler la mort………

… Le temps s’arrêtera dans l’immuable… 

Hommage_a_Dante_Purgatoire_Anne_Patrick_Poirier_Milan

Purgatoire de Anne et Patrick Poirier, exposé à la Galleria Fumagalli, Milan.

Une atmosphère autrement lumineuse et apaisée

Pour rejoindre la deuxième partie de l’exposition, il faut sortir du hall silencieux qui abrite Enfer, tourner dans la via della Moscova, puis de nouveau tourner à gauche, s’enfoncer dans des ruelles, passer un porche et sonner à la porte de la Galleria Fumagalli. C’est là, dans une vaste et haute pièce aux murs blancs que se trouve Purgatoire, le deuxième volet de l’œuvre.

Les tons pastels et frais des immenses aquarelles de trois mètres de long sur un de large, où le rose le dispute au jaune et au vert tendre, l’or de certaines figures, installent dans une atmosphère autrement lumineuse et apaisée. 

Les œuvres sont déployées sur trois rangées. Le lecteur de la Divine Comédie n’est pas dépaysé. Il retrouve des scènes qu’il a rencontrées: la porte du Purgatoire avec ses trois petites marches et les deux clés —l’une d’or et l’autre d’argent—, qui permettent à l’ange d’ouvrir cette porte; l’aigle aux plumes d’or qui emporte Dante jusqu’à celle-ci;  les paupières cousues des âmes des envieux; les anges gardiens terrassant le serpent dans la vallée fleurie des princes négligents… 

Les silhouettes recroquevillées des migrants bloqués à Lampedusa

Comme pour Enfer, les deux artistes se sont astreints à un calendrier serré. Chaque toile en porte la date et la trace. En août été 2020, le Covid avait à peine desserré son étau, des migrants étaient «bloqués à Lampedusa». Sur la toile, nous voyons leurs silhouettes recroquevillées sur la plage du Purgatoire. 

La langue elle-même change. Parfois le français cède la place à la poésie de Dante. Les notations se font plus brèves: «Les gourmands ont toujours faim / et ne peuvent se rassasier des fruits des arbres…», «…Les paresseux sont contraints de courir sans cesse…»  

Cette brièveté ne nuit pas à la complexité parfois vertigineuse de certains tableaux, comme celui des gourmands, des paresseux et des… coléreux. Le sombre nuage qui les masque semble obscurcir toute la scène, mais des silhouettes grises et nues en émergent. La bouche grande ouverte, elles paraissent manifester. 

La scène se ferme sur une rivière apaisante

Elles tournent le dos à une autre scène en apparence plus apaisée qui occupe le reste de la toile. Le bleu sombre du ciel le partage à un sol ocre brun sur lequel est planté un arbre au tronc épais et aux branches décharnées. Un ange monte la garde. Derrière cette arbre, une femme nue (Ève?) se débat avec un serpent qui l’enserre pendant que deux tigres s’avancent menaçants. Mais que font ici ces personnages contemporains qui pique-niquent tranquillement assis sur leur fauteuil? Pourquoi cette jeune femme élégante tient-elle le bras d’une âme nue. C’est à peine si l’on distingue un griffon. 

On l’a compris Purgatoire d’Anne et Patrick Poirier n’épouse pas étroitement le découpage strict de l’œuvre de Dante. Il en étire des épisodes, en rassemble et en comprime d’autres. Il superpose d’autres histoires, d’autres événements créant ainsi une œuvre forte et singulière.

Dès lors, la présence dans le dernier tableau d’une puissante limousine gris acier derrière deux griffons que surveille une assemblée de communiants brandissant leurs cierges comme autant de lances ne paraît en rien incongrue. D’autant que la scène se ferme sur une rivière apaisante où se baignent deux jeunes femmes. S’agit-il du Lethée ou de l’Eunoè? Peu importe, il est temps de partir pour le troisième lieu de l’exposition, vers Paradis. À peine, fait-on attention dans ce dernier tableau, à la présence en haut, dans le coin droit, d’un morceau de disque bleu.

Paradis semble être comme suspendu

Hommage_a_Dante_Paradis_Anne_Patrick_Poirier

Paradis de Anne et Patrick Poirier, exposé chez Antonini, Palazzo Borromeo, MIlan

La bijouterie Antonini qui abrite Paradis se trouve au cœur du vieux Milan, dans le Palazzo Borromeo, l’ancien palais d’une grande famille. Est-ce le lieu, abrité au fond d’une cour et dont il faut attendre que la porte soit déverrouillée pour pouvoir entrer? Le silence monacal? La taille de la pièce, modeste en comparaison des deux autres espaces qui abritent Enfer et Purgatoire? Paradis semble être comme suspendu. 

Les œuvres sont ici soigneusement alignées et disposées pour  jouer sur les reflets et les transparences, tandis que le bleu mat d’autres absorbe la lumière. Lóránd Hegyl et Angela Madesani, les deux curateurs de l’exposition, expliquent: 

«Le caractère non représentatif et l’immatérialité de la troisième partie de l’œuvre monumentale correspond à l’esprit abstrait du Paradis de Dante, dans lequel les mots évoquent des sphères intelligibles et des perspectives intellectuelles et philosophiques au lieu de représenter des figures et des actions. Les artistes travaillent ici avec des images non mimétiques, qui reflètent aussi des phénomènes lumineux et atmosphériques, ainsi qu’avec des textes qui activent des références à une sphère hautement symbolique liée à celle de Dante mais aussi à celle de notre temps».

Est-ce pour cette raison, qu’Anne et Patrick Poirier reprennent dans une série de petits tableaux la parole d’Ulysse? Un Ulysse sans illusion qui, est-il écrit sur le premier de ces tableaux: 

avait besoin de rêves… rêves qui pouvaient aider à voir un futur… un monde, une humanité consciente de sa fragilité… FRAGILITÉ…

Le personnage d’Ulysse, un trait d’union entre différents univers? 

Ce personnage est l’un des nombreux traits d’union qui relient les différents univers de Hommage à Dante, dont l’apparente diversité cache une profonde unité. Impossible en effet, d’oublier qu’Ulysse, ici au Paradis, a été placé par Dante en Enfer, enfermé dans une flamme qui le consume éternellement.  

L’histoire d’Ulysse qui se raconte dans ce Paradis n’est pas celle d’Homère ni celle de Dante. C’est celle d’un errant, perdu, qui marche «chantonnant» mais que la chaleur écrasante l’empêche d’avancer. Difficile alors de ne pas repenser aux migrants échoués sur la plage du mont Purgatoire à la fin d’un mois d’août. Et si finalement, il  s’allonge dans la «nuit lourde de l’été…» son repos est troublé. «… Sommeil et non sommeil devinrent commencement et fin», nous disent Anne et Patrick Poirier.

La fin de l’histoire se trouve peut-être ailleurs, sur un disque d’un bleu profond inaccessible en raison de la hauteur à laquelle il est accroché. Tout juste se distinguent des constellations à peine esquissées. Elles sont soutachées de discrets points verts et rouges. Ils composent la géographie de l’humanité, ses larmes, sa mémoire, son intelligence, son inventivité… ainsi enfermée dans les sphères du Paradis. Une pierre dorée comme suspendue sur cette mer étoilée ferme alors le livre de cette exposition. Le bateau d’Ulysse? 

Notes 

Hommage à Dante, Enfer, Purgatoire, Paradis d’Anne et Patrick Poirier

Curateur(e)s Lorand Hegyl et Angela Madesani 

Chacun des cantiques est (a été) exposé dans un lieu différent de Milan:

    • Enfer à la Casa degli Artisti (10 janvier au 15 février 2023)
    • Purgatoire à la Galleria Fumagalli (13 janvier au 16 avril 2023)
    • Paradis chez Antonini Milano – Palazzo Borromeo (13 janvier au 31 mars 2023).

À propos d’Anne et Patrick Poirier

Anne et Patrick Poirier sont nés respectivement à Marseille en 1941 et à Nantes en 1942. Après leurs études à l’École nationale des Arts décoratifs de Paris, il furent invités tous deux à la Villa Médicis de Rome, alors dirigée par Balthus, de 1968 à 1972. Ils décidèrent lors de cette résidence d’unir leur vision artistique et de signer ensemble leurs œuvres. Voyageurs et passionnés d’histoire et d’archéologie, ils affrontent le sentiment de fragilité des civilisations, des cultures et de la nature. Ils utilisent de multiples supports pour leurs œuvres, comme la photographie, le dessin sur papier, la sculpture en résine et bois, le néon, la maquette, la peinture à l’huile et à l’acrylique. On ne compte plus leurs expositions dans les lieux les plus prestigieux et lors d’événements internationaux comme la Biennale de Venise (1976, 1980, 1984). 

Aujourd’hui Anne Poirier est membre de la section Sculpture de l’Académie des Beaux-Arts de Paris et Patrick a été élu « correspondant » de la même section. 

L’Enfer de Dante, par Paul et Gaëtan Brizzi

L’Enfer de Dante, par Paul et Gaëtan Brizzi

Paul et Gaëtan Brizzi ont choisi de raconter l’Enfer de Dante sous forme de roman graphique. Une aventure ambitieuse mais ô combien périlleuse. Conscients de ces difficultés, les deux auteurs demandent dans leur préface, «aux connaisseurs de l’œuvre leur indulgence». Elle est plus que nécessaire. 

Charon_L'Enfer_de_Dante_Paul_Gaetan Brizzi

Charon, le nocher de l’Achéron, vu par les frères Brizzi.

Visuellement, l’ouvrage, L’Enfer de Dante, en impose. Les dessins pleine page, le trait délicat des personnages mythologiques, les décors immenses aux murs vertigineux et aux colonnes semi-écroulées… les frères Brizzi créent un univers peuplé de pièges et de chausse-trappes, habité de monstres, lieu de tous les dangers. 

On peut seulement regretter qu’ils restent trop prisonniers de l’Enfer imaginé par Gustave Doré au XIXe siècle au point d’en épouser parfois trop étroitement le graphisme. Toutefois, cette proximité esthétique avec l’univers romantique de la fin du XIXe siècle offre un monde cohérent et anxiogène à souhait dans lequel s’organise le récit.

La douceur de la lame du spadassin

Pour leur version de l’enfer, les frères Brizzi indiquent, dans leur préface, avoir choisi une approche de vulgarisation: 

Faire un livre pour un vaste public au risque de s’aliéner le milieu intellectuel. Bref, rester humbles, mais veiller, aussi et surtout, à ne pas trahir l’esprit du génie italien. (…) 

Au risque de lui faire insulte, nous nous sommes rendu compte que si Dante a incontestablement écrit un chef d’œuvre, sa démarche essentiellement poétique se développe au détriment du récit lui-même, qui n’obéit aucunement aux codes auxquels nous sommes familiarisés aujourd’hui. Les tableaux se suivent et parfois se ressemblent, le ton reste le même tout au long du récit et la quête des protagonistes devient redondante.

Avec quelle douceur le spadassin glisse la lame de son couteau dans le cœur de sa victime! La poésie s’oppose au récit… un ton monocorde… des tableaux qui se ressemblent… une quête redondante…L’élève Dante est recalé. Son vieux scénario poussiéreux, la manière dont il mène son histoire ne correspondent pas aux «codes auxquels nous sommes habitués aujourd’hui». 

Une historiette simplette

Place donc à une version rénovée du récit. Celui-ci se résume en historiette simplette: Dante a aimé Béatrice. Il ne l’oublie pas.  Un jour qu’il s’est perdu dans une forêt, elle lui demande «de la retrouver». Il aura pour guide, au travers de l’Enfer, le poète Virgile. L’histoire se termine en happy end: Virgile s’efface tandis que les deux amoureux se retrouvent et s’enlacent. 

On peut regretter le manque d’ambition éditoriale des auteurs et leur refus de prendre à bras le corps l’œuvre et la poésie de la Divine Comédie comme l’a fait par exemple Go Nagai en transposant en manga l’œuvre de Dante, ou encore Giulio Chierchini et Massimo Marconi avec leur Inferno di Topolino. La poésie n’était alors pas un obstacle pour ce dernier. Il n’avait pas hésité à versifier le texte en terzine comme l’original! Que l’on n’imagine pas que cet Inferno ait été destiné à un quelconque public d’intellectuels. Il est d’abord paru en feuilleton dans Topolino, le magazine de Disney en Italie! 

Pour leur Enfer, les frères Brizzi suivent la trame générale du voyage imaginé par le poète florentin mais en émascule le but. Ce n’est plus l’âpre et lumineux chemin de conversion qu’est la Divine Comédie mais son seul objet devient pour Dante de «retrouver l’amour de ma vie», c’est-à-dire Béatrice. On passe de l’amour divin à l’amour charnel. 

Des changements minuscules mais essentiels

Ils n’hésitent pas non plus à retrancher des épisodes, à en développer d’autres, voire à en inventer. 

Ces changements par rapport à l’œuvre originale paraissent parfois minuscules et sans conséquence: Dante monte dans la barque de Charon pour traverser l’Achéron, un serpent tient lieu de queue à Minos, les avares (il n’y a plus de prodigues) portent des pierres au lieu de pousser des rochers de leur poitrine… 

Ce sont autant de coups de canif dans l’œuvre de Dante. Par exemple, dans la Divine Comédie, le lecteur ignore comment Dante traverse l’Achéron. Charon refuse de le laisser monter dans sa barque, car «jamais ici ne passe une âme bonne», comme l’explique Virgile. Dante conserve le mystère: il s’évanouit d’un côté et se réveille de l’autre côté du fleuve sans que nous n’ayons plus d’explication, en revanche nous savons que lors de sa « vraie mort », il ne fera pas partie des damnés.

De même, la longue queue est un élément constitutif du monstre Minos imaginé par Dante. Ce n’est pas un élément décoratif. Elle lui sert à indiquer à chaque pécheur dans quel cercle il doit descendre pour exécuter sa peine. 

De même encore, priver les avares de leurs antagonistes, les prodigues, est comme priver un papillon de l’une de ses ailes. Outre qu’au Moyen Âge l’avarice et la prodigalité sous les deux faces d’un même péché, la scène ainsi mutilée perd son sens, sa force et sa beauté. Dante nous décrit un ballet épuisant et infini qui voit les damnés divisés en deux camps (avares et prodigues) pousser sans cesse, vague après vague, leur rocher à la force de leur poitrine, chaque camp se rencontrant avant de se diviser de nouveau. 

Le tonneau de Diogène et Aristote

Certaines de ces modifications peuvent s’expliquer par le pur plaisir graphique des auteurs. Visiblement, ils se sont régalés (et régalent aussi leur lecteur) à dessiner le Minotaure, les géants (qui ont réussi à casser leurs chaînes) où les centaures, mais l’essentiel des changements paraît sinon gratuit du moins un tribu payé à une supposée “culture populaire” 

Comment expliquer, si ce n’est pour cette seule raison, que Diogène (et son tonneau) bénéficie de deux pages, lui dont seul le nom est cité parmi ceux d’une dizaine d’autres philosophes de l’Antiquité au Chant IV (vers 137) et non Aristote «le maître de ceux qui savent».  

Comment expliquer que pour leur Lucifer —dont Dante avait soigneusement composé l’apparence avec ses ailes gigantesques et sa triple face—, ils aient repris l’imagerie traditionnelle de la “Bête cornue”? Ce faisant, ils oublient que dans la Divine Comédie, les ailes de Dis (Satan) jouent un rôle essentiel: ce sont elles qui génèrent le vent glacial qui fige l’eau du Cocyte en une glace où sont emprisonnées les âmes des damnés. 

La simplification ne suffisait pas, il fallait aussi donner un peu de relief au récit. Dante est au royaume des morts, mais il est vivant. Donc, il doit se restaurer et dormir. Le voilà se régalant d’un poulpe pêché par Virgile dans le marais du Styx (!) qui entoure la Cité de Dis. La chair dut être bonne, car après Dante s’endort tranquillement… Dante dormir en Enfer, étrange idée… 

«Vous qui suivez mon vaisseau qui va chantant…»

Que dire après avoir parcouru cet Enfer? Que l’illustration est sans aucun doute réussie mais que la faiblesse des dialogues et d’un scénario trop pauvre affaiblissent considérablement l’ensemble et que fondamentalement, contrairement aux vœux des auteurs, l’œuvre de Dante est trahie.

Avant de se lancer dans leur aventure, les frères Brizzi auraient dû méditer ces quelques vers de Dante que l’on trouve au début du Paradis et ne «pas perdre de vue» le poète florentin 

O voi che siete in piccioletta barca, 

desiderosi d’ascoltar, seguiti 

dietro al mio legno che cantando varca, 

tornate a riveder li vostri liti : 

non vi mettete in pelago, ché forse, 

perdendo me, rimarreste smarriti.

(Oh vous qui êtes dans si petite barque / désireux d’écouter, et suivez / mon vaisseau qui va chantant, / retournez revoir vos rivages: / ne gagnez pas la haute mer, car peut-être, / me perdant de vue, vous resteriez égaré. — Le Paradis, Chant II, v. 1-6)

Note

  • L’enfer de Dante par Paul eet Gaëtan Brizzi, édition Daniel Maghen, Paris, 2023, 160 pages. 
Idées de livres pour les fêtes

Idées de livres pour les fêtes

La période des Fêtes est propice à lecture et voici quelques idées de livres parus en France et en Italie autour de Dante et de la Divine Comédie, avec à venir pour début janvier la nouvelle —et très attendue— traduction du Banquet.

LEnfer_Dante_illustrations_Lorenzo_Mattotti

C’est le beau livre de cette période de Noël et du Nouvel An. Les éditions Magnard ont eu l’excellente idée de publier une nouvelle édition de l’Enfer de Dante illustrée par Lorenzo Mattotti. Le dessin de couverture, où l’on voit les Malebranche s’affronter au-dessus du fleuve de poix bouillante du Chant XXII de l’Enfer, donne un bel aperçu du travail de cet illustrateur réputé. Dans ce volume sont aussi publiés les croquis préparatoires à ce travail, ce qui prolonge le plaisir et permet de mieux comprendre l’acte créatif de Mattotti.

La Correspondance et le Banquet, deux traductions nouvelles

Correspondance_I_L' Amour_et_lExil_Benoit_GrevinEn France, aux Belles Lettres, est paru depuis déjà quelques mois le premier tome de la Correspon- dance de Dante traduite et commentée par Benoît Grévin.3 Sans doute en 2023 devrait paraître le deuxième tome d’un ensemble de trois volumes. 

On le sait, seules treize lettres de Dante nous sont parvenues. Les unes sont écrites «pour le compte d’autres», qu’il s’agisse de tel grand personnage ou des guelfes blancs en exil, et d’autres sont personnelles. Ces épîtres longtemps classées parmi les “œuvres mineures” du poète florentin sont aujourd’hui considérées comme un élément essentiel pour comprendre son évolution politique, personnelle, intellectuelle et poétique. 

Benoît Grévin montre que ces lettres —pour brève qu’en soit la plupart— doivent être considérées aujourd’hui comme partie intégrante de l’œuvre du poète. À cet égard, la lecture de son Introduction générale est un régal pour tous ceux qui s’intéressent à Dante et désirent approfondir leur connaissance de son œuvre.

  • Nota : Nous reviendrons plus longuement sur cette Correspondance en raison de son importance pour la compréhension de l’œuvre de Dante.

œuvres_completes_Dante_Le_Banquet_traduction_Bruno_PinchardDébut janvier 2023, toujours en France, va paraître chez Garnier, sous la direction de Franca Brambilla Ageno le premier tome d’une nouvelle édition des Œuvres complètes de Dante Alighieri.

C’est le Banquet qui inaugure cette nouvelle et ambitieuse édition de l’œuvre du poète florentin. Un choix courageux, car le Banquet —resté inachevé— est une œuvre complexe où la poésie introduit et nourrit la réflexion philosophique.

«Dans le Banquet, il traverse successivement la question de la langue, de l’amour, du bonheur et de la noblesse. Ce mouvement d’ensemble présente la première formulation d’un humanisme à venir», résume le texte de présentation de cette édition.

Ce tome I comprendra le texte original en toscan, une traduction et des annotations signées Bruno Pinchard4, sans doute l’un des meilleurs connaisseurs en France de Dante et de la dimension philosophique de son œuvre.

C’est peu dire que cette parution est attendue avec impatience. 

En Italie, une importante activité éditoriale

De l’autre côté des Alpes, en Italie, l’activité éditoriale est tout aussi importante. Plusieurs livres viennent de paraître qui analysent l’œuvre de Dante chacun sous un aspect original.

Mirco_Cittadini_Da_Medusa_a_Maria«Homophobe, hater, misogyne». En trois mots, Camillo Langone synthétise les accusations à l’encontre de Dante.

Un procès que réfute  Mirco Cittadini l’auteur de Da Medusa a Maria5 qui entend placer le «féminin sacré au centre de la Comédie».

Le lecteur retrouve dans les pages de l’ouvrage toutes les femmes qui peuplent la Comédie, Francesca, la mystérieuse Matelda, la Pia… ainsi que les sulfureuses «antibeatrice» Circée, Sirène et Méduse.

Mais, il ne s’agit pas de tracer les portraits de ces personnages. À travers elles, c’est à la question du «principe féminin» chez Dante que réfléchit Miro Cittadini:

Un féminin qui se nourrit de la sensualité de Francesca, de la ruse serpentine de la Sirène/Géryon,, des métamorphoses circulaires de Circe. (…) C’est un féminin qui se pose comme médiation avec le divin, c’est le féminin de Lucie, c’est le féminin de Piccarda. C’est un féminin terrible, dévastateur, mortifère, c’est le féminin historique de la Louve, c’est le féminin alchimique du caput mortuum de Méduse. (…) un féminin qui purifie comme celui de Matelda et des nymphes. 

Tous ces féminins en fait n’en font qu’un nous dit dans sa conclusion M. Cittadini, et sans lui, il ne saurait y avoir de «salut». 

Un magnifique Bestiario

Bestiario—onomasiologico_della_Commedia_Leonardo_CanovaLe deuxième ouvrage d’origine transalpine est d’un tout autre registre et d’une toute autre ampleur. Son titre,  Bestario onomasiologico della Commedia (Bestiaire onomasiologique de la Comédie),6 pourrait rebuter un lecteur peu versé dans la sémantique, mais dès les premières pages tournées, il s’avère passionnant. L’auteur, Leonardo Canova, s’est inspiré des bestiaires, ces recueils de textes sur les animaux de l’époque médiévale, pour composer ce qui s’avère être une indispensable encyclopédie sur les animaux présents dans la Divine Comédie. 

Bien sûr, onomasiologie oblige, chaque entrée commence par une —ou des— définition du mot, son origine. Puis l’auteur nous dit la —ou les— occurrence où l’on peut trouver ce mot dans la Divine Comédie. Mais ce sont là des passages obligés en quelque sorte. La véritable richesse tient aux innombrables références qui nourrissent chacune des entrées de ce bestiaire, lui donnant une profondeur inattendue.

Pour s’en tenir à l’une des entrées les plus brèves, celle du Lepre, animal qui n’apparaît qu’une seule fois dans la Comédie, sous la forme «lievre» (L’Enfer, Chant XXIII, v. 18), le lecteur apprendra que cet animal est considéré

dans le Lévitique comme un animal impur pratiquement à l’égal du porc, d’un autre côté son comportement pour se défendre, qui le conduit à se réfugier dans sa tanière le rend un être d’une particulière sagesse.

Mais Leonardo Canova ne saurait en rester à cette seule ambivalence. Il rappelle aussi, par exemple, que pour de nombreux commentateurs du Lévitique (Lv. 11, 6) «la fertilité du lièvre en fait un symbole de la lascivité, de l’adultère et de l’homosexualité, tandis que d’autres le considère hermaphrodite», mâle pendant quatre ans et femelle quatre autres années.

Cet imaginaire médiéval donne son épaisseur au terme, même si en conclusion de cette entrée l’auteur rappelle que Dante parle de «lievre» pour donner corps à la frayeur qu’il ressent alors qu’il est pourchassé d’une manière «plus cruelle que les chiens» par les Malebranches. Dante entend peut-être aussi donner l’image de la vitesse de sa course, car déjà dans les bestiaires médiévaux, dit Michel Pastoureau (cité dans ce Bestiario), le lièvre était réputé pour «sa vélocité proverbiale». 

Ce Bestiario, dont la richesse en fait un ouvrage indispensable au lecteur de Dante, offre aussi une classification, propose une réflexion sur la typologie et les différentes «fonctions» des animaux dans le texte, donne aussi un cahier enrichi d’images illustrant la Divine Comédie, et enfin n’oublie pas de procurer les indispensables tableaux statistiques.

Le charme de l’ouvrage doit aussi beaucoup aux illustrations de Marco Napoli, dont le dessin croque avec finesse chacun des animaux évoqués dans ce Bestiario. 

La nourriture au temps de Dante

Dante_e_il_cibo_del_suo_tempo_Nicoletta_TagliabracciLe troisième ouvrage italien est plus mince mais non moins intéressant en cette période festive, car il s’intéresse à la nourriture au temps de Dante. Difficile pour Nicoletta Tagliabracci, l’auteure de Dante e il cibo del suo tempo,7 de s’appesantir sur ce que mangeait et buvait le poète faute de sources et aussi parce que nous explique-t-elle

«pour le Sommo poeta la nourriture n’est pas importante il le démontre en lui donnant une image négative dans sa Comédie: dans l’Enfer, c’est le moyen de la peine et de la souffrance, le Purgatoire est le prélude à de nouveaux repas et c’est seulement au Paradis qu’il devient “pain des anges”, un aliment divin comme charnel.»

Il est très probable que Dante fréquenta lors de son exil les tavernes et les hôtelleries nombreuses sur les routes médiévales. Le voyageur s’y nourrissait de soupes roboratives à base de céréales et de légumineuses, de tourtes et autres pâtés, de fromages affinés… On pouvait aussi y manger des mets plus raffinés comme de l’oie rôtie, du porc aux lentilles, des poissons de rivières ou encore des omelettes aux herbes. Nicoletta Tagliabracci nous apprend que les fleurs frites étaient une «douceur» que l’on trouvait communément.

Dans les cours nobles —et on imagine Dante à la table des Scaglieri ou des Malaspina— les repas suivaient un ordonnancement particulier. Les convives se devaient d’avoir «les ongles soignés» et en cas de nécessité «se nettoyer les doigts non sur la nappe mais sur leurs vêtements». On mangeait a tagliere, c’est-à-dire nous explique l’auteure que

une « planche à découper » était placée tous les deux convives, car dans les repas médiévaux l’idée de partager la nourriture avec les autres était fondamentale: soit c’était le maître de maison qui le faisait, soit les hôtes avec les autres invités, et les commensaux se servaient avec leurs mains.

Si nous ne mangeons plus comme au Moyen Âge, certaines recettes ont peu évolué, témoin celle du saor que l’on peut déguster encore aujourd’hui à Venise, où les sardines au saor sont une spécialité appréciée. Nicoletta Tagliabracci nous en donne une recette du XIVe siècle: 

Toy lo pesse e frigello, toy zevolle e lassale un poco, taiale menude, po’ frizzele ben, poy toi aceto et acqua e mandole monde, intriegi et uva passa e specia forte e un poco de miele e fa bollire ogni cossa insiema e meti sopra lo pesse.

(Prendre le poisson et le frire, prendre des oignons les saler légèrement, les émincer, puis les faire bien revenir, puis prendre du vinaigre, de l’eau, des amandes émondées, des raisins secs, des épices forts et un peu de miel; faire bouillir tout cela ensemble, et le mettre sur le poisson).

Gérard Garouste: Dante et l’imaginaire

Gérard Garouste: Dante et l’imaginaire

Le Centre Pompidou consacre actuellement une très belle exposition à l’œuvre de Gérard Garouste. Une salle entière est dédiée aux œuvres que l’artiste a réalisées autour de Dante et de la Divine Comédie à la fin des années 1980. L’occasion de s’interroger sur le rapport qu’il entretient avec celui qui est plus qu’une source d’inspiration pour lui. 

Dante_et_Cerbere_1986_Gérard_Garouste

Dante et Cerbère, par Gérard Garouste. Œuvre peinte en 1986, exposée au Centre George Pompidou. Photo: Marc Mentré

Dante se dresse majestueux. Immense. La toile mesure près de 2,5 mètres de haut. Il tend la main vers la silhouette à peine esquissée de Cerbère. Le bleu et blanc apaisant de la toile tranchent avec les fonds empourprés des autres toiles. La netteté du trait aussi. 

Sur une autre toile, le visiteur croit distinguer dans la forme dissimulée par une grande mantille blanche Manto, la fille de Tirésias, sur les os de laquelle fut fondée Mantoue, la cité où naquit Virgile. “Croit”, car l’imprécision volontaire du trait de Gérard Garouste, ouvre le champ à l’imaginaire. 

Même jeu de formes incertaines avec une toile où les silhouettes purpurines de Dante et de Virgile se distinguent à peine de la rouille des roches qui les entourent. Sommes-nous en Enfer? Mais dans quel cercle? Il n’y a pas de réponse. Là encore seulement l’imaginaire. 

La plupart des œuvres ne sont pas nommées

Plus nets, ces trois fantômes gris blancs installés dans une barque, même si un examen plus attentif permet de distinguer des traits sombres qui forment les personnages. Le lecteur de la Divine Comédie a reconnu dans ce tableau, Phlégyas, Dante et Virgile, le Styx, le sombre marais qui cerne Dis, et s’attend à voir Filippo Argenti surgir des eaux boueuses. 

Nombre de ces peintures ne sont pas nommées, mais au fond est-ce bien important? Jacqueline Risset remarquait déjà cela lors d’une exposition consacrée à cette période à Bordeaux: 

Les tableaux sont sans titre. Ils n’évoquent pas un épisode donné du voyage dans l’au-delà. Ils sont, pour la plupart, non reconnaissables et, lorsque l’un d’eux apparaît, indubitable, un lieu précis du récit, la forêt des suicidés où, frontalement, perdu dans la peinture, le pèlerin devant les trois bêtes, le silence, l’anonymat des autres le rejoint aussi (“l’indifférence des ruines”): et le déchiffrement s’arrête, doute de soi-même, attend…8 

1986, un tournant majeur dans l’œuvre de Gérard Garouste

Gérard Garouste ne se revendique pas peintre figuratif. La force des tableaux et des images, tous rassemblés dans une seule pièce, donne une cohérence à ce moment de l’œuvre du peintre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que dans cette exposition chronologique du Centre Pompidou, une salle soit consacrée à cette période charnière, car nous est-il rappelé dans le catalogue: 

L’année 1986 marque en effet un tournant majeur dans le travail de l’artiste avec le début d’une importante recherche sur la Divine Comédie de Dante. Gérard Garouste avait déjà découvert le texte vers l’âge de 25 ans, mais l’impulsion décisive vient de la poétesse et agrégée d’italien Jacqueline Risset, dont la traduction innovante de l’Enfer sort en 1985 chez Flammarion.9

Mais pas de méprise, il ne s’agit pas “d’illustrer” les vers du poète florentin. Le travail que fait Gérard Garouste avec Dante, est autrement plus profond. Les œuvres qu’il va produire dans cette période sont le fruit d’une réflexion singulière. Il entend s’éloigner du XIXe siècle et de son symbolisme, qui pour lui fut une erreur. Dans des propos échangés avec Sylvie Couderc à l’occasion de l’exposition Peintures de 1985 à 1987, il remarquait qu’il ne cherchait pas une «représentation directe» du thème:

Il m’est arrivé de lire un chant et que celui-ci évoquât des images. Je commençai un tableau et compris, très rapidement, qu’il décidait lui-même de son devenir. Parfois, il m’aidait uniquement à redécouvrir des chants qui m’avaient échappé.10

«À la fois iconoclaste et adorateur d’icônes»

On comprend dès lors pourquoi  la scène des trois fantômes blancs sur le lac du Styx diffère radicalement de celle représentée par Eugène Delacroix dans son célèbre tableau Dante et Virgile aux Enfers, illustration magnifique —mais illustration— du Chant VIII de l’Enfer. La démarche de Gérard Garouste est plus complexe, telle que la décrit l’historien de l’art Gérard-Georges Lemaire, à propos justement de Phlégyas, Dante, Virgile cette peinture fantomatique qui figure une barque courant sur les eaux du Styx: 

C’est un hommage rendu à son illustre prédécesseur, une image non sans ironie sinon sarcasme; ce n’est pas une explication. Sa peinture est blasphématoire, tout en professant haut et fort le respect de ce qui l’agresse et la rabaisse. (…) Garouste est à la fois un iconoclaste et un adorateur d’icônes.11

Quelques années, 1985 à 1987 principalement, suffisent-elles à un artiste pour redéfinir son travail et son rapport à ses sources d’inspiration? Sans doute non, mais l’infléchissement dû —à l’époque— être suffisamment spectaculaire pour justifier une exposition consacrée à ces seules années dantesques. 

Il ne nous reste aujourd’hui de cet épisode qu’un précieux catalogue reprenant l’ensemble des peintures exposées alors au Musée d’art contemporain de Bordeaux12

Dans l’entretien qu’il a accordé à cette occasion à Sylvie Couderc, Gérard Garouste revient sur ce qui l’a tellement séduit à la lecture de la Divine Comédie, à savoir un «sentiment d’errance» dans lequel il se retrouve et qui va l’inspirer dans sa manière de peindre: 

Je pense à ces scènes de l’Enfer où les personnages se dédoublent , se dévorent puis redeviennent eux-mêmes. Il advient ceci: Dante use de tant de détails que le récit se complexifie. Nul n’est véritablement instruit du déroulement des faits. Davantage l’image nous est-elle donnée, davantage nous renvoie-t-elle à notre propre imaginaire. En peinture, j’ai toujours ressenti cette même sensation. J’ai souhaité restituer cet effet à l’intérieur de mes tableaux. (…) J’irai jusqu’à croire que la peinture s’adresse aux aveugles. L’image la plus détaillée qui soit, en réalité, nous aveugle sur son propre sens.13

Note

  • Exposition Gérard Garouste au Musée national d’Art moderne – Centre Pompidou  jusqu’au 2 janvier 2023. L’exposition regroupe 120 tableaux majeurs de l’artiste en grands formats. 
  • À cette occasion, un catalogue d’exposition a été réalisé, qui comprend outre la reproduction de 200 des œuvres montrées (tableaux, sculptures, etc.), une chronologie, trois essais qui abordent les différentes facettes de l’œuvre ainsi qu’une sélection de textes de Marc-Alain Ouaknin, philosophe et rabbin. (304 pages, Éd. Centre Pompidou, Paris) 
Dante, le film de Pupi Avati

Dante, le film de Pupi Avati

Dante est-il resté toute sa vie cet enfant-adolescent énamouré d’une petite fille de huit ans rencontrée au hasard d’une fête entre voisins? C’est ce que suggère Pupi Avati dans son film Dante. Nous sommes allés le voir à Turin, le 30 septembre, le lendemain de sa sortie nationale dans les salles, en Italie.

Dante_Film_Pupi_Avati

Dante dessinant le plan de l’Enfer. Scène extraite du film «Dante» de Pupi Avati.

Nous sommes vers 1350, une trentaine d’années après la mort de Dante. Un homme malade, Boccace (formidable Sergio Castellitto), calé dans un fauteuil installé dans une carriole brinquebalante, roule vers Ravenne. Caché dans un revers de son vêtement, il tient une bourse de cuir. Les dix florins d’or qu’elle contient sont destinés à la fille de Dante, Antonia, devenue sœur Béatrice, moniale dans un couvent de  Ravenne. 

Il est le messager de Florence. La cité entend, avec cette somme, compenser les souffrances injustes subies par le poète en raison de son exil et de la spoliation de ses biens après sa condamnation en 1302 (lire: Dante, deux siècles pour une amnistie). 

Boccace, personnage central du film

Boccace, double de Pupi Avati, est le personnage central du film. C’est lui qui mène l’enquête, rencontre les témoins, retrouve les lieux fréquentés par le poète. C’est lui encore qui raconte aux spectateurs des épisodes de la vie de Dante, et dessine ainsi en creux ce fanciullo qu’est toujours resté dans l’esprit de Pupi Avati le Sommo poeta

Le film est ainsi construit sur deux plans temporels: celui du voyage de Boccace dans les magnifiques paysages et châteaux de l’Italie septentrionale entre Florence et Ravenne, et celui de la vie de Dante, 30 à 50 ans auparavant, racontée par de brefs flashbacks, construits comme autant de tableaux. 

La scène où l’on voit le petit Dante assister à l’agonie et à la mort de sa mère en est un: Bella est placée sur un lit surélevé entourée de la famille et du voisinage proches. La scène est quasi figée jusqu’au moment de son dernier souffle. Alors, le cierge qu’elle tient à la main glisse au sol et la flamme s’éteint. 

Même dispositif pratiquement pour Béatrice après sa mort: son corps nu est disposé sur un lit-scène semblable pour être habillé d’une somptueuse robe jaune. La scène du cœur dévorée par une Béatrice tenue par Amour, tirée de la Vita Nuova est tout aussi statique et hiératique.

Une mise en scène dépouillée

Ce choix d’une mise en scène dépouillée a sans doute été dictée par le faible budget du film. Il interdisait la reconstitution de grands événements comme par exemple la bataille de Campaldino à laquelle participa Dante. Pupi Avati n’en a conservé que les préparatifs et une scène de victoire dans une chapelle où sont traînés les corps de deux des vaincus du jour: celui du commandant de l’armée gibeline, Guglielmino degli Ubertini et de son neveu Guglielmo Pazzo. 

En dépit de ces limites, le film, grâce à un grand souci des détails, se veut une reconstitution fidèle de la vie dans la Florence et la Toscane médiévale à la charnière du XIIIe et du XIVe siècle. Mais sous ce socle historique solide, Pupi Avati ouvre les portes de son imaginaire dès lors qu’il s’agit de Dante. 

Notre connaissance de la vie du poète florentin est trop lacunaire pour retracer exactement chaque moment de son existence. Personne ne sait si Dante a assisté en personne à l’agonie de sa mère.  De même nous ignorons si avec son «premier ami», Guido Cavalcanti, ils sont allés dans un bordel après la victoire de Campaldino, où encore s’il avait dessiné sur un drap le plan de l’Enfer (image ci-dessus). 

Profitant de ces interstices, Pupi Avati réinvente la relation entre Dante et Béatrice. De son propre aveu —si l’on en croit la Vita Nuova— Dante eut rarement l’occasion de croiser le chemin de Béatrice et surtout de lui adresser la parole. Or ici, elle s’adresse à lui alors qu’elle se rend à l’église encadrée par deux sœurs. Son «Te saluto» est proprement inimaginable d’une part par la différence sociale. Bice Portinari est une jeune fille de la haute société florentine et Dante le modeste fils d’un usurier, mais aussi parce que c’est elle qui s’adresse en premier à un homme.

Des scènes délicieusement poétiques

De même, il n’est pas possible que fraîchement mariée avec un Bardi, membre d’une puissante famille banquière, elle se soit de nouveau adressée au même Dante. Le scandale aurait été énorme. 

Mais de ces deux situations impossibles, Pupi Avati fait deux scènes délicieusement poétiques. La première  par l’échange de regards et la tension (amoureuse?) qu’il crée entre Béatrice et Dante et dans la seconde par l’échange qui se noue entre eux autour de l’une des plus belles poésies du poète,

Tanto gentile e tanto onesta pare 

La donna mia quand’ella altrui saluta, 

Ch’ogne lingua deven tremendo muta 

E li occhi no l’ardiscon di guardare. 

(Si noble et si pudique paraît / Ma dame, quand elle salue quelqu’un, / Que toute langue, tremblant, devient muette / Et que les yeux n’osent la regarder. — Vita Nuova, XXVI). 

Mais le film n’est pas pas bâti sur ces moments poétiques. il est d’abord celui de la vie du poète  telle que racontée dans sa Vita Nuova et par Boccace dans son Tratatello in Laude di Dante

Certes, il est bien question du Dante exilé et poursuivi par la vindicte de Florence. Pupi Avati nous fait toucher du doigt sa misère lorsqu’il fait lire par Boccace la lettre envoyée par Dante à Oberto et Guido de Romena à l’occasion du décès de leur oncle Alessandro. Dans cette lettre, Dante s’excuse de n’avoir pu se rendre aux obsèques 

ce n’est ni l’incurie ni l’ingratitude qui m’a retenu, mais bien la pauvreté soudaine causée par mon exil.14

Mais l’on sent bien que le Dante que le réalisateur veut nous faire connaître est le fanciullo, l’enfant timide, l’adolescent amoureux et hésitant, le jeune homme qui doit sacrifier son amitié pour Guido Cavalcanti sur l’autel du réalisme politique. Le Dante qui, de cœur, n’a jamais quitté Florence. 

Notes

  • Film: Dante
  • Réalisateur et scénariste: Pupi Avati
  • Giovanni Boccaccio, dit Boccace: Sergio Castellitto
  • Dante jeune homme: Alessandro Perduti
  • Gemma Donati: Ludovica Pedetta
  • Beatrice Portinari: Carlotta Gamba
Vox in Bestia, Laura Catrani chante le bestiaire dantesque

Vox in Bestia, Laura Catrani chante le bestiaire dantesque

Avec son dernier opus, Vox in Bestia, la soprano italienne Laura Catrani offre une belle découverte aux amateurs de Dante et du chant lyrique: une création toute entière consacrée à la Divine Comédie.

Vox_In_Bestia_Laura_Catrani_2

Le projet Vox in Bestia est né lors du premier confinement au printemps 2020, alors que se profilait l’année suivante le 700e Anniversaire de la mort de Dante. Laura Catrani a alors imaginé créer un «bestiaire dantesque, une sorte d’exploration des animaux réels et fantastiques que l’on trouve dans la Divine Comédie au travers du prisme de (s)a voix». 

Trois compositeurs italiens contemporains sont ainsi réunis autour de la poésie de Dante, de textes de l’écrivain et poète Tiziano Scarpa et de la voix de Laura Catrani. Chacun de ces compositeurs s’est emparé de l’un des trois Cantiques de la Divine Comédie pour offrir des compositions originales: Fabrizio De Rossi Re a créé les cinq chants de l’Inferno, Matteo Franceschini ceux de Purgatorio et Alessandro Solbiati ceux de Paradiso

Une forte charge symbolique

Chaque morceau s’ouvre par une “miniature”: la lecture, quasi chuchotée par Laura Catrani, de quelques vers de Dante où sont mentionnés l’animal retenu. Ce peuvent être les “trois bêtes” du premier Chant de l’Enfer, ou Cerbère, l’agneau, la cigogne, l’aigle, ou encore le pélican… Mise en bouche essentielle tant «les animaux de Dante possèdent une forte charge symbolique», rappelle Laura Catrani 15.

Le chant de Laura Catrani, à la première écoute, peut dérouter. Elle use du registre exceptionnel de sa voix, passant instantanément du grave à l’aigu, du rire aux pleurs, de la gravité à l’ironie, se jouant des mots de Dante et de Tiziano Scarpa… Nous sommes plus proche du free jazz et de Sequenza III de Luciano Berio dont Laura Catrani est une remarquable —et remarquée— interprète, que de Mozart ou de Brahms. 

Avec ses complices, elle offre une nouvelle lecture de l’œuvre du poète florentin, en lui redonnant sa dimension de comédie, comme lorsque Laura Catrani clôt d’une cascade de rires et d’un sonore «Bienvenue en Enfer» (en français!) le morceau d’ouverture de ce disque. À l’inverse, dans d’autres passages, en particulier dans Inferno, elle nous fera sentir tout le poids et la dureté que partagent les damnés. 

Son chant épouse le drame qui se joue

Cette lecture originale se fait aussi par le choix des “bêtes” qu’elle illustre. Dans le Chant XIII de l’Enfer, celui des suicidés et de Pierre de la Vigne, elle ne retient pas les Harpies, mais les «cagne nere» (“chiennes noires”) qui courent après les damnés pour les déchirer lambeau par lambeau. Son chant épouse le drame qui se joue sous les yeux de Dante et de Virgile. Nous entendons les lamentations du damné déchiqueté par ces chiennes, nous sentons la cruauté de la scène jusqu’au brutal dénouement final. 

Après l’Inferno âpre de Fabrizio De Rossi Re, c’est un univers musical plus apaisé qu’offre Matteo Franceschini pour son Purgatorio. Le chant s’adoucit et par moment s’alanguit. On entend aboyer les roquets («botoli») du Chant XIV et claquetter le bec de ce cigogneau du Chant XXV, qui n’ose lever son aile pour s’envoler, comme Dante n’ose poser la question qui lui brûle les lèvres: «Comment peut-on maigrir, là où n’existe pas le besoin de se nourrir?» (v. 10 à 21). 

Ce mimétisme animal n’a rien de littéral, mais est le fruit du délicat travail de la voix de Laura Catragni. Parfois le chant s’ouvre en un duo comme c’est le cas dans le troisième morceau de Purgatorio dans un jeu vocal vertigineux autour du mot agnus dei.

Une œuvre à écouter et à réécouter

L’élégiaque composition de Alessandro Solbiati nous fait pénétrer dans l’univers musical du Paradiso. Le troisième morceau est un ravissement. Il évoque l’augello, cet oiselet qui guette l’aube sur la cime de son arbre au Chant XXIII du Paradis, pour pouvoir s’élancer à la recherche de nourriture pour ses oisillons. La voix de Laura Catrani épouse cette attente, cette lente venue de l’aube, le chant gracieux des oisillons, célèbre la libération de l’aube qui se lève… 

Il est rare de rencontrer une œuvre où la poésie dantesque acquiert une nouvelle résonance. C’est le cas avec Vox in Bestia. On l’aura compris la beauté de  cette création ne s’apprécie pas dès la première écoute. Elle peut paraître déroutante pour celles et ceux qui sont peu familiers de la musique contemporaine. Mais dès la deuxième audition l’œuvre commence à se dévoiler. Au fond, il en va de même pour la Divine Comédie, chaque lecture apporte de nouvelles nuances, révèle de nouvelles richesses.

Ce modeste obstacle franchi, nous nous trouvons comme Virgile et les esprits fraîchement débarqués sur la côte du Purgatoire, lorsqu’ils écoutent avec Dante le chant de Casella: 

Lo mio maestro e io e quella gente 

ch’eran con lui parevan sì contenti, 

come a nessun toccasse altro la mente.

(Mon maître et moi et tous ces gens / qui étaient avec lui paraissaient heureux / comme si rien d’autre touchait notre esprit — Le Purgatoire, Chant II, v. 115-117)

Notes

Vox in Bestia: Gli animali della Divina Commedia

Fabrizio De Rossi Re : Vox in Bestia Inferno (2021)

Matteo Franceschini: Vox in Bestia Purgatorio (2021)

Alessandro Solbiati : Animalia Paradiso

Laura Catrani (soprano)

Enregistrement Église de San Giuseppe ai Piani, Bolzano, 2-3 août 2021

Stradivarius. STR37207

Vox in Bestia est disponible sur les grandes plateformes d’écoute (Deezer, Apple music, etc.) et en CD. Le livret du CD contient des images de Gianluidi Toccafono extraites de la vidéo créée pour accompagner le projet. 

Le site de Laura Catrani pour mieux connaître cette artiste notamment grâce à des extraits de ses projets précédents